Le pari anarchiste d’Armand Gatti

Blog • Le cheval qui se suicide par le feu : hommage à Leonid Pliouchtch

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Le fait qu’une trentaine de jeunes comédiens et quatre metteurs en scène se démènent de nos jours pour produire une série de cinq pièces à partir d’un texte présenté en 1977 au Festival d’Avignon et faisant suite à un travail théâtral en rapport avec l’actualité politique de l’époque, l’internement abusif en URSS, a de quoi surprendre. Je n’ai pas hésité à aller les voir non seulement parce que l’auteur du texte est Armand Gatti, et le lieu de représentation La Parole errante, à Montreuil, mais aussi, et surtout, parce que l’année 1977 est emblématique pour moi.

C’est l’année au cours de laquelle quelque chose bougeait enfin aussi dans un pays comme la Roumanie : la grève des mineurs de la vallée de Jiu et le message de soutien à la Charte 77 tchécoslovaque envoyé par l’écrivain Paul Goma, et signé notamment par l’ouvrier Vasile Paraschiv qui sera peu après interné pour « délire réformiste » en raison des revendications formulées dans plusieurs lettres ouvertes au syndicat et de « manie de persécution » suite à ses grèves de la faim pour protester contre les conditions de détention.

Le plaisir que je prenais à suivre les mots, faits et gestes du spectacle tout au long des cinq heures qu’il a duré n’a pas pu m’empêcher de repousser une fois pour toute une question qui me taraudait : à quoi bon revenir sur un passé révolu ? En effet, la pièce parle de Bakounine, de Makhno surtout, de Durutti aussi, et de plein d’autres, Guy Debord y compris, des débats enflammés à Berlin-Ouest à l’heure de la Rote Armee Fraktion, du triomphe de la société de consommation dont le pouvoir d’attraction s’exerçait jusqu’aux coins les plus reculés du socialisme réel, et, au final, de l’internement psychiatrique de ceux qui s’écartaient de la ligne officielle dans les pays gouvernés par les communistes.

En somme, à première vue, il s’agissait d’autant de défaites consommées. Bakounine et Makhno étaient morts, enterrés et de moins en moins présents dans la mémoire collective, le nombre des lecteurs de La société de spectacle était à la baisse, rares sont ceux qui se souviennent encore de la RAF et de ses dérives, la société de consommation se porte à merveille de nos jours, les internements psychiatriques abusifs se sont multipliés au cours de la décennie suivante…

A regarder de plus près, on peut cependant relever une exception, une demi-victoire, par abandon de l’adversaire contraint de se recycler…

La posture et les propos du personnage principal de l’avant-dernière pièce, interprété par Alexei Blajenov, mis en scène de manière fort éloquente par Eric Salama, en réponse à l’interrogatoire auquel il est soumis par la commission des psychiatres soviétiques préfigurent en quelque sorte l’implosion à venir du régime qui cherche à le broyer. Il est accusé de se dire communiste alors qu’il agit indépendamment du parti communiste ! Rétrospectivement, cela peut sembler caricatural et pathétique, mais c’était bien cela le dissident au départ. « Entrer en dissidence » par rapport à un parti comme à une armée ou une religion, implique d’y avoir précédemment appartenu. Tel fut par exemple le cas, emblématique à tout point de vue, du mathématicien ukrainien Leonid Pliouchtch, arrivé en France en 1976, grâce à une forte mobilisation notamment de ses confrères, après avoir été interné en hôpital psychiatrique pendant cinq ans à cause de ses actions pour le respect des droits de l’homme. C’est la rencontre avec ce dernier à Saint-Nazaire qui a conduit Armand Gatti à écrire ce texte, en rupture avec nombre de ses amis politiques de gauche, en signe de solidarité avec les victimes de la répression en URSS et ailleurs. Le spectacle joué aujourd‘hui à la Parole errante est d’ailleurs dédié à Pliouchtch, décédé au cours ce cette année et une exposition fort instructive lui est consacrée. Il est difficile de voir dans les changements survenus en URSS depuis Gorbatchev une victoire de dissidents tels que Pliouchtch : ce serait aller vite en besogne en disant par exemple que c’est le « vrai » communiste - celui qui agit, comme le personnage d’Armand Gatti, quand il estime nécessaire, en dehors du parti communiste et se fait traiter de fou puis interner pour cette raison - qui l’a emporté sur les responsables dudit parti non moins communiste et maîtres tout-puissants du pays. La figure du dissident, telle que conçue par Armand Gatti en 1977 et mise en scène aujourd’hui, annonce en revanche l’implosion d’un système politique auquel ses propres dirigeants ne croyaient plus depuis un bon moment. Evidemment, en affirmant ceci en 2015, nous devons rappeler que pas un seul kremlinologue n’a prédit les événements qui ont eu lieu après l’arrivée de Gorbatchev à la tête du PCUS en 1985, ce qui met en lumière, me semble-t-il, le caractère visionnaire de l’intuition d’Armand Gatti en 1977 et la puissance de la création théâtrale.

Cela étant dit, comme l’indique le texte de présentation de la pièce, « le cheval qui se suicide par le feu » est une métaphore du socialisme en marche vers la terre promise, mais qui, en cours de route, se détourne de son but et détruit lui-même ses propres fondements. L’originalité de la démarche de Gatti en l’occurrence résulte de sa manière de ne pas se résigner au constat d’échec et d’aller plus loin en adoptant un rapport assez particulier au passé et, ainsi, à l’histoire. Le futur, dit un des personnages, on ne sait pas trop ce que c’est. Si nous voulons aller de l’avant, poursuivre la quête d’un monde meilleur, fraternel, regardons derrière nous du côté de ceux qui ont déjà entrepris cette quête, réécrivons leur histoire, réapproprions-nous l’Histoire, honorons leur mémoire, celle d’individus défaits, brisés mais qui n’ont pas capitulé, qui ne se sont pas compromis, parce qu’ils ne cherchaient pas le pouvoir. Ce n’est donc pas étonnant que les personnages mis en exergue appartiennent à la nébuleuse des trajectoires anarchistes au cours des XIXe et XXe siècles.

La pièce écrite par Gatti, jouée et mise en scène à la Parole errante nous livre donc un message d’espoir. Le pari peut sembler fou par les temps qui courent, encore moins favorables au projet socialiste que dans les années 1970, sans parler de la révolution sociale en Russie en 1917 ou de l’Espagne en 1936. La tentation est plus grande que jamais d’épouser la morale des vainqueurs en se disant, en toute logique, pour reprendre l’expression consacrée, qu’il ne sert à rien de se révolter. Mais a-t-on vraiment le choix quand on est révolté ?
Nicolas Trifon
31 août 2015

Rappel :
La pièce « Le cheval qui se suicide par le feu : hommage à Leonid Pliouchtch » d’Armand Gatti a déjà donné lieu à deux représentations le samedi 29 et le dimanche 30 août à 13 h à La Parole errante (http://laparoledemain.jimdo.com) à La Maison de l’arbre, Montreuil (93)
Il s’agit d’une création du collectif de metteurs en scène d’Armand Gatti (Mohammed Melhaa, Eric Salama, Matthieu Aubert, Jean-Marc Luneau) avec le concours de 32 comédiens amateurs, professionnels, étudiants, de l’association Ideokilogramme de Montpellier, du département théâtre de l’université de Strasbourg, du Groupe Topo de Montreuil, l’association La Roulotte des Mots (Neuchâtel/Suisse)