Blog • Des histoires de haricots

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Que préférez-vous ? Le grah ou le pasulj ? Il s’agit dans les deux cas d’une solide potée de haricots secs, agrémentée, ou non, de saucisses, de lard ou de viande fumée, celle de porc étant naturellement évitée dans les régions de tradition musulmane. Bref, une variante balkanique du cassoulet. Les amateurs rappelleront que tout dépend de la qualité des haricots, ceux de Kumanovo ou de Tetovo étant plébiscités dans une large zone incluant le sud de la Serbie, le Kosovo et la Macédoine.

Les deux appellations concurrentes, qui peuvent, comme de juste, alimenter de vives polémiques ethno-culinaires, ont une histoire. Celle de grah, utilisée en Croatie et, assez largement, en Bosnie-Herzégovine, renvoie à la racine de grašak, qui désigne les légumineuses, tandis que le terme de pasulj unit les Serbes et les Albanais (qui font, toutefois, l’économie du j final, en écrivant pasul) dérive du latin faseolus, qui a donné les faggioli italiens aussi bien que les fasulye turcs.

Il convient toujours de rappeler cette évidence : les peuples d’Europe du sud-est, comme tous ceux de la Méditerranée, sont de grands mangeurs de haricots, ces précieux pourvoyeurs de calories, de vitamines et de minéraux à bon marché, aisément conservables. Reste à les accommoder.

Le pasulj – mes amis croates me permettront ici de privilégier cette appellation – fait la force des armées, et tant pis si les soldats pètent dans les tranchées. Il constitue la nourriture de base de tous les trouffions de la région. Lors du concours de fanfares de Surdulica, dans le sud de la Serbie, la tradition veut que les festivaliers soient invités à passer une journée sur les bords du magnifique lac de Vlasina, pour déguster, sous de vastes tentes kaki, de solides portions de ce plat roboratif. On le sait, l’Armée populaire yougoslave (JNA) cultivait un athéisme militant, et sa recette, dont l’Armée serbe a hérité, relève de l’étouffe-chrétien. On peut planter la cuillère dans sa ration, elle y restera fichée comme un mat de drapeau, mais ce vojnički pasulj (« pasulj militaire ») est servi sans l’agrément de la moindre charcuterie.

Il en va de même du tavče gravče macédonien, véritable concentré de haricots, heureusement servi en petites proportions, dans une écuelle en terre à feu. On peut aussi bien le manger chaud, accompagné de n’importe quelle viande grillée, que froid, en roborative salade, tout comme les fassolakia grecs, ces énormes berlingots végétaux, tout nappés de sauce tomate, que l’on a envie de sucer comme des bonbons.

Il existe de tout autres écoles. Le pasulj est bien souvent servi comme une soupe (on parle, en Serbie ou au Monténégro, de čorbast pasulj, « pasulj en soupe », ou peut-être mieux vaut-il dire, tout simplement, « soupe de haricots »), et j’avoue que c’est cette forme que, spontanément, je préfère. Il convient de commencer la dégustation en trempant de solides morceaux de pain dans le jus de haricots, délicieuse pratique si on a la chance de disposer d’un pain de bonne qualité.

Le pasulj militaire serbe me rappelle immanquablement des souvenirs de la guerre du Kosovo. Il m’arrivait parfois d’être invité par des guérilleros de l’UÇK à partager leur pitance, dans les camps de fortune de la Drenica. Le menu était connu d’avance : du pasul ! Et quand je revenais à Pristina, mes logeurs albanais s’inquiétaient avant tout de savoir s’il y avait de la viande dans le pasul de l’UÇK… La viande, c’est la force, l’assurance de la victoire, mais un pasul sans viande est aussi le signe appréciable du sacrifice, d’une armée de volontaires pauvres et démunis… Je me demandais toujours quelle réponse mes amis auraient préféré entendre, mais je puis le confirmer ici : le pasul des combattants comportait toujours de la viande fumée.

Carné était également le pasul que nous servait le docteur Ymer, dans le village de Petrovë, chez qui je logeais quelques jours en janvier 1999, mon fidèle Niva rouge ayant été « réquisitionné » par la guérilla. Nous étions une poignée de civils masculins dans ce village, évacuée par les femmes, les enfants et les vieillards en raison de la proximité des combats. Quand la nuit tombait, que s’en allaient les voitures des observateurs de l’OSCE, des journalistes et des ONG, l’ambiance, autant le dire, n’était pas folichonne. Nous dormions tous dans une pièce de la maison d’Ymer, bien chauffée par un poêle à bois, sur lequel mitonnait toute la journée une marmite de pasul. Notre hôte – nous l’avions surnommé « Doktor Pasul » – y ajoutait des languettes de viande de mouton fumée, très dures sous la dent, qu’il fallait sucer tout en aspirant le chaud brouet de haricots, devenu potion magique, élixir de survie.

Pourtant, je dois l’avouer, j’ai un faible pour le pasul(j) sans viande. Pas par pingrerie, pas par désir d’ascétisme ni par goût des privations, mais par pure gourmandise. Rien ne sublime mieux le goût des haricots que les paprike, les poivrons plus ou moins pimentés, que la mère d’un ami de Preševo ajoute à la marmite. Je peux faire un long détour pour aller manger une assiettée de ce pasul.

Y a-t-il une recette de base, des éléments essentiels à retenir ? Des haricots de qualité, une grande marmite – c’est un plat qui ne se prépare pas en petite quantité, une cuisson lente… Et chacun suivra la recette de son choix, ajoutera ou n’ajoutera pas de salaisons, parlera à son aise de grah ou de pasulj. Velibor Čolić, ce grand écrivain bosno-breton établi depuis près d’une décennie à Douarnenez, cuisine chaque année, pour le Festival de cinéma (Gwel ar filmoù) de ce port de pêche du bout du monde, une copieuse marmite de pasulj. Au milieu de la nuit, après de longues heures passées à évoquer la fraternité balkano-bretonne, bien accoudés, souvent sous le crachin, au bar à bière des écoles Diwan, sur la place du festival, ce pasulj redonne force et dynamisme. Velibor met dans sa potée lard et saucisses de Bretagne, mais il n’omet jamais une bonne dose de vegeta, ce miraculeux mélange d’épices, qui a sauvé du vide désespérant de la fadeur bien des cuisiniers balkaniques. Le reste est affaire d’art, de doigté, de temps de cuisson, de concentration des saveurs. Comme la littérature.