Le colonel Ordioni et l’armée roumaine

Blog • Bessarabie : « Si la Roumanie savait s’y prendre... »

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Nommé commandant d’armes à Odessa pour participer au combat contre le bolchevisme, le colonel Ordioni quitte Uskub (Skopje) en avril 1919 pour Constanţa où il embarque pour Odessa. En route, sur le bateau, il apprend que cette ville venait de tomber. Aussi se retrouve-t-il nommé à Galaţi, où il restera en poste pendant quatre mois pour organiser de l’accueil et de l’évacuation des réfugiés qui arrivent de la Russie et de l’Ukraine à travers la Bessarabie. Au sujet du comportement des autorités roumaines dans cette province, il laisse une description accablante dans la lettre adressée à son épouse le 9 juin 1919.

« Vivent les armées libératrices ! »

« La Roumanie convoite d’une façon toute spéciale la Bessarabie ; elle la contemple d’un œil humide et désire vivement la voir rentrer dans le giron de la grande famille. Mais il faut reconnaître que les moyens employés sont excessifs, qui ressemblent plus aux procédés boches qu’aux moyens latins. De ce côté, j’ai eu une grande surprise et ne me suis pas caché pour le dire à mes camarades roumains.

Quoi qu’il en soit, je souhaite de tout cœur que la Bessarabie devienne roumaine. L’est-elle en ce moment, j’en doute un peu.

Dans mes pérégrinations à travers la Bessarabie, j’ai constaté un grand mélange de races, encore plus important que dans les Balkans : c’est ainsi que j’y ai rencontré des colonies entières de Français, de bons Français, comme dans le village d’Arcis, etc., où on parle le français très pur et où nos compatriotes, tout en faisant de bonnes affaires, sont restés de cœur et d’esprit avec nous. J’y ai vu aussi de sérieuses colonies allemandes qui ont conservé intactes les traditions de leur race ; j’ai aussi étudié d’importants groupements bulgares qui ne renient nullement leurs origines et espèrent bien qu’un jour la Bessarabie sera province bulgare et sont bien au courant des évènements actuels qu’ils suivent avec le plus grand intérêt et escomptent encore une victoire prochaine.

Pourtant, si la Roumanie savait s’y prendre, ces différents groupements seraient disposés à accueillir les Roumains comme des libérateurs, si ceux-ci employaient des procédés d’administration plus respectables. »

Plus surprenante est la façon dont le colonel présente la « gestion » austro-hongroise et tzariste des territoires qui venaient de rentrer dans la composition de la Roumanie :

« La Bessarabie appartient géographiquement à la Moldavie, mais vers la fin du XVIIIème siècle, vers 1775, à la suite des guerres de Frédéric, Marie-Thérèse… l’Autriche s’empare de la Bucovine pendant que la Russie s’approprie tout le pays situé entre le Pruth et le Dniestr (1812) qu’elle a appelé la Bessarabie.
Mais si l’Autriche-Hongrie se montra dure pour les provinces nouvellement acquises, Bucovine et Transylvanie, la Russie traita avec beaucoup de mansuétude la Bessarabie pour forcer les habitants à accepter le joug russe qui du reste fut très doux. Du côté des Magyars, il y eut des persécutions de toutes natures : politiques, religieuses et sociales, mais ne parvinrent jamais à étouffer le sentiment national. Aussi peut-on dire avec T. Mariani : « … le temps écoulé ne transforme jamais la violence en droit ».

Il est prouvé aujourd’hui que les Magyars n’ont rien fait pour s’attacher les populations roumaines de Transylvanie, de Bucovine, du Banat, tandis que les Russes ont fait tout leur possible pour faire de fidèles sujets russes les habitants de la Bessarabie. »

Il revient à la charge dix jours plus tard, dans une nouvelle lettre :

« Comme nous, comme tout le monde, les Roumains ont fait des fautes et commis des erreurs. En Bessarabie ils ont employé la manière brutale ; je ne sais même pas s’ils n’ont pas été au-delà des Serbes qui, eux aussi, ne sont pas exempts de reproches et semblent avoir fait usage, comme les Boches, de la manière forte. A mon avis, ils ont intérêt à conquérir de bonne grâce, en employant la manière douce, toute la Bessarabie et pousser leur frontière jusqu’aux rives du Dniestr ; cette province leur est nécessaire pour compléter leur domaine national.

Le Dniestr est une belle voie d’eau d’une grande largeur et dont la rive droite pourrait être mise en défense pour arrêter le panslavisme qui renaîtra bientôt.

Il aurait fallu que la Roumanie n’exerce pas le droit de réquisition en Bessarabie, n’y prélève aucun impôt et surtout n’y établisse pas la conscription. C’est ainsi que les Russes, malgré le bolchevisme, y sont regrettés ; voilà pourquoi les Roumains sont détestés : ils agissent comme en pays conquis et sont en train d’accumuler de grandes
haines par leur façon de faire.

Je n’ai pas manqué de signaler le fait à mes camarades de l’armée roumaine ; mais à ceci ils répondent qu’ils y sont contraints par les évènements qui ne tournent pas à leur avantage par la faute aussi du congrès de paix. »