Blog • Angela Demian, sur les traces des énonciateurs du moldovénisme/ roumanisme

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« Commençons donc par écarter tous les faits ! » : c’est par ce joyeux appel que démarre l’enquête théorique qui constitue la première partie du livre consacré par Angela Demian à « la construction nationale en République de Moldova, et au-delà » pour reprendre l’intitulé du sous-titre.

La précision « et au-delà » n’est pas en trop puisque l’auteure réalise un véritable tour de force en reconstituant dans le détail - et en s’efforçant d’être aussi claire que faire se peut dans ce domaine - plusieurs pistes à suivre pour tenter de dépasser les contradictions qui rendent la « nation impossible » dans le monde actuel, la République de Moldavie n’étant qu’un cas de figure, extrême certes, parmi d’autres. Il s’agit du « patriotisme constitutionnel » de Jürgen Habermas, de la « citoyenneté multiculturelle » de Will Kymlicka et de la « multination » de Stéphane Pierré-Caps. La crise de la nation est rapportée par ces trois auteurs au « découplage des dimensions ethnique et civique ».

Aussi, « le principe de la dissociation, sous-tendant une nouvelle relation entre l’universel et le particulier », pourrait selon eux constituer une réponse [1]. A. Demian livre ainsi aux lecteurs et peut-être à ceux qui seront amenés à se prononcer sur ce sujet le cadre théorique indispensable pour comprendre la crise en cours de l’Etat nation telle qu’elle se donne à voir dans l’ancienne république soviétique voisine de la Roumanie dont elle a fait partie pendant l’entre-deux-guerres. Le diagnostic porté sur cette crise est net : « Cette situation de double non-congruence entre, d’une part, les références ethniques et culturelles et, d’autre part, l’impératif d’unité politique et la réalité de pluralité sociale – ou de "double violation du principe nationaliste" – conduit à une forme rare de "cumul critique des défis", écrit-elle en citant successivement Ernst Gellner et Stein Rokkan, avant de conclure par une interrogation : « Comment consolider l’unité politique dans la diversité lorsqu’il est impossible de mobiliser dans l’édification nationale les ressources identitaires de la population majoritaire, étant donné le conflit qui oppose les énonciateurs de la moldavité (identification subjective ou registre de l’ethnicité) et ceux de l’idiome de la roumanité (définition identitaire par référence à la culture objectivée) ? » (p. 236). A. Demian se refusera d’apporter sa propre réponse, et dans ce sens le signe d’interrogation qui figure dans le titre du livre n’a rien de rhétorique, son principal souci étant de convier le lecteur à passer en revue et à juger par lui-même les arguments disponibles en la matière en s’abstenant de tout raccourci et, bien entendu, de tout parti pris.

Par souci de précision, elle va jusqu’à recourir à des astuces typographiques inattendues. Le lecteur est par exemple averti que, selon qu’ils figurent entre guillemets ou non, les notions de citoyenneté et de nationalité sont utilisées dans une acception ou une autre (p. 30) ou encore que les propos figurant entre des guillemets simples en virgule (‘’) servent à résumer un argumentaire ou à introduire des expressions de sens commun typiques dans le contexte donné (p. 238).

La fragilité du jeune Etat moldave ressort tant des conditions historiques dans lesquelles il est apparu que des contradictions qui traversent jusqu’à nos jours la majorité moldave correspondant à la nation dont il se réclame. Il n’y a pas eu de mouvement significatif de résistance au régime soviétique, tandis qu’après l’arrivée de Gorbatchev au sommet de l’Etat soviétique « même les mouvements les plus radicaux pendant cette période, tel le Front populaire, sont créés pour soutenir la perestroïka (…) Ils ne revendiquent pas l’indépendance mais une "souveraineté nationale et étatique" qui s’appuie sur "la citoyenneté républicaine et la langue d’Etat" ». « L’indépendance est advenue », écrit A. Demian (p. 309-310), qui rappelle par ailleurs que « à cette époque, il était plus important de consolider le statut de la langue de la majorité au détriment du russe que de statuer sur sa dénomination appropriée (moldave ou roumaine) », en citant une formule fort suggestive de l’écrivain Constantin Tănase : « Notre génération a obtenu la langue d’Etat avec des citations de Lénine » (p. 235). Autrement dit la principale ligne de fracture qui va opposer les partisans de la langue et nation moldaves à ceux de la langue et nation roumaines n’interviendra qu’après la proclamation de l’indépendance en août 1991.

Qui/Que sommes nous ?

A bien des égards, le discours émanant des moldovénistes, qu’il relève de l’identification vécue (la moldavitude) ou de l’identité affirmée (la moldavité) (p. 255), s’apparente à la caricature, surtout quand il cherche à prendre le contrepied des roumanistes. Plutôt que d’en rester là, A. Demian met l’accent sur la force de ce discours dont les tenants « profitent des institutions, du nombre et du pouvoir performatif de la nomination pour imposer leur idiome » (p. 292) Après « le passage du nationalisme d’émancipation à celui de la construction nationale », les « intellectuels » [2] ne font plus le poids par rapport aux « élites dirigeantes » qui restent « attachées dans leur majorité à l’idiome de la moldavité ». Assez simplet sur le plan intellectuel, l’argumentaire des porte-parole du moldovénisme fait mouche auprès de nombreux Moldaves parce qu’il privilégie la réponse à la question « Qui sommes nous ? » au détriment de celle posée par les roumanistes au préalable, à savoir « Que sommes nous ? » : « Nous sommes Moldaves, parce que nous avons le sentiment de l’être, nous nous désignons de la sorte, nous nous considérons tels, nous souhaitons l’être… » S’ils acceptent par exemple souvent volontiers que leur langue est la même que celle des Roumains cela ne semble guère troubler nombre de Moldaves et ne les empêche pas de suspecter les roumanistes de chercher à les « priver de leur identité ». « Cette attitude, écrit A. Demian à propos de ceux qui sont sensibles aux arguments des moldovénistes, justifie l’inclusion de l’idiome de la moldavité dans le registre de l’ethnicité : il revêt une « apparence » définie, mais une « substance » confuse. » (p. 243). Pour ma part j’émettrais quelques réserves sur ce point, cette attitude relevant à mes yeux souvent plutôt d’une ruse fréquente dans les milieux populaires quand il s’agit d’éviter les questions qui fâchent, c’est-à-dire qui impliquent un engagement à conséquences incertaines. Quand bien même nous serions roumains qu’est-ce que cela signifierait ? Qu’est-ce qu’être roumain ? Quelle sera notre place dans la société roumaine ? A ce genre d’interrogations les réponses que pourraient apporter les roumanistes sont des plus évasives. Les apories du corpus national roumain encore bien enraciné dans la rhétorique du XIXe siècle, marqué par une tradition à peine remise au goût du jour et les dérives de l’époque Ceaușescu ne sauraient leur être d’un grand secours.

Dans l’Introduction de son livre, A. Demian nous avertit que l’« analyse des idiomes publiquement exprimés par les segments actifs de la population ne permet pas d’extrapoler une saillance comparable de la problématique identitaire dans la vie quotidienne » et évoque « le hiatus entre la prétention des énonciateurs à agir au nom de telle population, et l’intention performative de leurs discours qui cherchent à influencer avant tout la collectivité même qui est censée être représentée. » (P. 25) Toujours dans l’Introduction, à propos du « conflit entre les énonciateurs des idiomes de la moldavité et de la roumanité », elle précise dans une note : « La catégorie d’énonciateur (à partir de quel endroit discursivement construit parle-t-on ?) est à distinguer de celle du locuteur (qui parle ?). » Or, si les propos des énonciateurs des idiomes identitaires et nationaux en lice en République de Moldavie sont analysés avec une grande finesse dans le livre, il n’est pratiquement pas question des locuteurs ordinaires de ces idiomes. Et nous avons là une inconnue de taille qui peut réserver bien des surprises à l’avenir.

Voir aussi : Le génie des accoucheurs de la langue moldave selon Oleg Bernaz
et
Un nationalisme banal, le moldovénisme (Julien Danero Iglesias)

Notes

[1Angela Demian, La nation impossible : la construction nationale en République de Moldova, et au-delà, préface de Dominique Schnapper, Paris, L’Harmattan, 2016, 531 p., coll. Inter-National, p. 73. Désormais les pages sont indiqués dans le texte entre parenthèses.

[2A propos de cette catégorie, A. Demian précise dans une note : « En prenant position dans les médias, écrivains, professeurs et académiciens font œuvre de publicistes ». Il s’agirait là du « système nerveux central de la culture bessarabienne » (p. 22). Constantin Tănase (1949-2014), cité plus haut, est assez représentatif pour ce type d’intellectuel.