Blog • Avez-vous des tripes ? (Une histoire de soupes)

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Qui ne connaît pas la bonne vieille recette balkanique, souveraine contre la gueule de bois ? Pour retrouver force, joie et santé, il vous faut avaler : primo, un grand verre de saumure de chou, secundo, un petit verre de gnole (idéalement de la même rakija dont vous avez abusé la veille – si vous avez beaucoup mélangé, essayez de retrouver la dominante), et tertio, une revigorante assiette de soupe de tripes.

Chaque élément de la sainte trinité matinale du buveur repenti répond à une évidente logique : le verre de rakija remet un peu d’alcool dans le sang, dissipant – ou repoussant – les éprouvantes douleurs du manque ; le jus de chou mariné nettoie et calme la muqueuse intestinale. Mais la soupe de tripe ? Elle nourrit, elle cale le boyau, mais rien, a priori, ne répond à une fonction physiologique établie. Non, mais elle guérit par mimétisme : vos tripes sont malades, tordues par les mélanges abjects et les alcools frelatés, les tripes que vous allez ingurgiter sont propres, fraiches, appétissantes. Cela pourrait relever de la greffe, de l’implantation de matière saine, mais plus sûrement encore de la pensée magique. En tout cas, ça marche. Des générations et des générations de buveurs peuvent l’attester.

Mais quelle soupe de tripes ? Il en existe deux grandes familles. Tour d’abord celles qui dérivent de la tradition turque – iskembe çorbasi : les tripes, généralement de veau, sont simplement cuites, durant de longues heures, dans une grande quantité d’eau. On découpe en petits morceaux en fin de cuisson, on lie à la farine, on ajoute éventuellement un peu de crème, du vinaigre, de l’ail, et l’on obtient une soupe blanche, à la consistance proche de celle d’un velouté. C’est la soupe que les Roumains consomment très volontiers le matin, presque chaque matin – faut-il supposer que, chaque soir, les Roumains abusent de la țuică ? On la trouve aussi sous cette forme en Bulgarie, parfois en Macédoine.

Niš, ville de bonne chère, est la capitale serbe de la tripe

Une autre école est celle de la škembe čorba, des škembe (ou škembici) u saftu, la variante serbe, que l’on déguste aussi en Bosnie, au Monténégro ou en Macédoine. Chacun a sa recette, mais il est admis qu’en plus de l’élément essentiel, la tripe, on ajoute une assez large variété de légumes : des carottes, du céleri, ail et oignon bien sûr, mais surtout des paprike, poivrons et piments plus ou moins piquants. Dans les bonnes kafane, le plat est servi dans une petite terrine de terre cuite, fumant et brûlant. Sa simple vue, son odeur réconfortent, avant que le feu des piments ne secoue les lourdes vapeurs d’ivresse… Du fond de la gamelle, les yeux du bouillon gras appellent à retrouver ses esprits. Quand je suis à Belgrade, j’aime bien la škembe čorba du Proleće, en contrebas de Knez Mihailova, mais l’on sait que Niš, ville de bonne chère, est la capitale serbe de la tripe.

Škembe, škembici : le mot turc s’est imposé dans beaucoup de pays de la région. L’ancien maître ottoman savait parler aux tripes. Malgré cela, un autre terme existe, que l’on emploie plutôt en Croatie ou au Monténégro, celui, d’origine latine, de tripice. Les tripice à dalmate ou la monténégrine, telle qu’on peut les déguster dans certaines kafane de Podgorica ou de Cetinje, dans des lokande de Split ou de Zadar, sont un plat fortement aillé, qui incluent toujours de la tomate, fraiche ou concentrée, et parfois un peu de lard ou même de jambon. C’est un plat de résistance, un plat d’hiver, roboratif, à déguster quand souffle la bora.

Comme rien n’est jamais simple dans les Balkans, il faut toutefois se garder d’opposer le chétif bol de soupe blanche et matinale des Roumains et des Turcs aux opulences sud-slaves. Dans son indépassable somme, Savoureuse Roumanie [1], Radu Anton Roman évoque les tripes de veau à la royale (Tuslama regala). Tout en soulignant leurs effets curatifs anti-gueule de bois, il soutient que ce plat aurait été très populaire jusqu’en 1940, mais appartiendrait désormais à un passé hélas révolu. Il écrit ainsi : « après la soviétisation du pays, cette sensuelle tuslama disparut des marmites roumaines comme si elle avait été une expression de la décadence des classes ‘bourgeoises-et-de-grands propriétaires-terriens’, et la place qu’elle laissait vacante fut occupée par des bouillons plus légers et plus dilués ».

La recette que donne mon éminent collègue roumain inclut des légumes (oignon, carottes, panais), convoque ail, laurier, poivre et vinaigre, mais elle ignore les poivrons, toujours si délaissés par la cuisine roumaine ! Si son « argument de classe » sur l’appauvrissement de la soupe de tripes à la roumaine est exact, il faut une nouvelle fois reconnaître que les communistes n’ont jamais rien compris à l’esprit des nourritures : en effet, quel plat est plus interclassiste que les tripes, aussi délicieuses que peu coûteuses, propres à soigner la gueule de bois du gueux comme celle du boyard ou du riche marchand, à guérir l’ivresse du paysan comme celle du citadin, de l’espion étranger comme du cadre du parti ?

Les tripes aussi se rôtissent, et la dégustation hellénique de l’agneau pascal serait incomplète sans évoquer les kokoretsi, ce mélange de tripes et d’abats, qui grille à côté de la bête et que l’on déguste comme un bonbon. En Turquie, le met s’appelle kokoreç, il est servi dans les restaurants les plus populaires, dégusté en sandwich dans la rue. Il m’a une fois été donné de manger, dans une précieuse meyhane de Çanakkale, dans les Dardanelles, des deniz kokoreç, d’incroyables « tripes de la mer ». Au milieu des petites assiettes de mezze, est arrivée une écuelle de terre, brûlante, contenant un mélange de crevettes, de calamar et de poulpe coupé menu. L’odeur était celle des kokoreç de mouton qui grillent dans la rue, et le goût celui d’une cassolette de fruits de mer. Je certifie la réalité de ce miracle et je peux convoquer le témoignage des convives de ce soir-là – nous n’en étions encore qu’à notre première bouteille de Yeni rakı.

Je salue avec joie le succès de mes amies Gordana Ristić et Marija Janković, qui viennent de réussir l’opération de crowdfunding qui leur permettra d’éditer un Traditional South Serbian cookbook. Il n’est pas encore trop tard pour participer et souscrire pour un exemplaire du livre !

Notes

[1Radu Anton Roman, Savoureuse Roumanie. 358 recettes culinaires et leur histoire, Montricher, Noir sur Blanc, 2001.