Par Adriana Dagba, Catarina Jović Aleixo et Irfan Mandžuka
Cet article est issu d’une série de 10 reportages réalisés fin avril à Mostar par 30 étudiants de Bosnie-Herzégovine, de Croatie, de France et de Serbie, dans le cadre d’un atelier média organisé par l’association Téméco et financé par l’UE et Erasmus+. Courrier des Balkans est partenaire de ce projet.
Omer Hujdur va droit au but. Imposant dans son costume bleu, le fondateur de l’association Jer nas se tiče (Parce que cela nous concerne) ne se laisse pas interrompre, pas même par la pluie du début d’après-midi. L’association réunit une centaine d’habitants et habitantes décidés à obtenir la fermeture de la déchetterie d’Uborak, située dans le sud de la Bosnie-Herzégovine, qu’ils estiment néfaste pour l’environnement et leur santé.
Nichée au cœur des montagnes, la décharge d’Uborak reçoit l’ensemble des déchets municipaux de la métropole de Mostar, proche de la frontière croate. Le ruisseau Sušica (sécheresse) auprès duquel se tient Omer Hujdur, est un affluent du fleuve Neretva, qui parcourt la ville.
Selon l’activiste, le fleuve pourrait être pollué par des eaux impropres rejetées par la décharge. « Le rejet direct du lixiviat excédentaire d’Uborak coule dans ce ruisseau », affirme-t-il. Le lixiviat, liquide résiduel issu du site et néfaste pour l’environnement, est produit par la combinaison de la pluie et de la fermentation des déchets enfouis. Ces écoulements ont « provoqué à plusieurs reprises une épidémie qui a causé la mort des poissons », assure-t-il.
La décharge s’agrandit
Ouverte dans les années 1970, la « décharge de la mort », comme la surnomment les habitantes et habitants environnants, aurait dû fermer en 2024. C’est ce que préconisait le Ministère fédéral de l’environnement, chargé d’effectuer les contrôles de la décharge. Pourtant, Uborak devrait s’étendre. Afin de ne pas laisser les Mostariens et les Mostariennes sans solution pour gérer leurs déchets, le Ministère a conditionné la fermeture du site au lancement « d’une nouvelle décharge à un autre emplacement ». N’ayant pas trouvé d’autre terrain, le Ministère a validé un projet d’agrandissement. Par conséquent, à Uborak, trois décharges cohabitent. La plus ancienne, saturée, à été abandonnée. Celle utilisée actuellement sera bientôt pleine. Et les travaux de la future décharge doivent débuter au mois de mai 2024.
Les déchets s’étendent au-delà de la décharge. Aux pieds du militant, un bout de carton ondulé et l’emballage plastique d’un paquet de biscuits encerclent des coquelicots dont les pétales ont noirci. Un sac Lidl est planté devant des canalisations par lesquelles coule la Sušica. Des morceaux de plastique accrochés aux branches sont balayés par le vent. Dans les airs, une armée de mouettes crissent au-dessus de la déchetterie.
Militer quitte à tout perdre
Une colline, en amont du ruisseau, offre une vue dégagée sur la décharge. Pour y accéder, il faut emprunter une route étroite qui sépare Uborak de quelques habitations vétustes. Arrivé en hauteur, Omer Hujdur questionne « sa place » politique. Il y a deux ans, l’activiste écologiste a rejoint le parti Narod i Pravda (Peuple et justice) et est devenu conseiller du canton d’Herzegovine-Neretva dont dépend Mostar. « Malheureusement, le canton n’est pas compétent pour l’exploitation de la décharge », déplore Omer Hujdur. La ville de Mostar et le conseil municipal sont propriétaires du site d’Uborak.
Les pouvoirs publics responsables du site ont, selon lui, contribué à réduire les rangs de l’association. À ses débuts, Jer nas se tiče, comptait près de 700 membres actifs. « À un moment, tous ceux qui travaillaient dans la fonction publique ont été menacés d’être licenciés s’ils ne quittaient pas le mouvement », confie le conseiller cantonal. S’il a pu garder son poste au sein d’une entreprise privée, c’est grâce au soutien de son patron, rallié à sa cause.
« Nous avons payé des amendes de 50 000 à 60 000 BAM [soit environ 25 000 à 30 000 euros, ndlr] pour nous être rassemblés devant la décharge », poursuit l’activiste, évoquant le blocage du 4 au 9 décembre 2019. Ce dernier a mobilisé 300 personnes en colère face à l’inaction du Ministère de l’environnement. En réaction, la municipalité de Mostar a porté plainte contre les militants. Depuis, l’événement est célébré chaque année par les sympathisants qui se réunissent le 9 mai, date de la levée du blocus et journée internationale de la lutte contre la corruption.
« Au début, tu penses que c’est l’odeur, le problème. Ce n’est pas l’odeur », conclut Fuad Hujdur, actuel président de l’association. Le quinquagénaire, cousin éloigné d’Omer, vit à quelques pas de la colline. Il se perçoit comme « une petite exception » : après des années aux Pays-Bas, l’ancien ingénieur chimiste est revenu s’installer dans sa ville d’origine il y a deux ans. « Ma conscience m’interdit de partir à nouveau », avoue-t-il. Pour lui, la fermeture de la décharge est autant un enjeu de santé publique qu’un enjeu démocratique.
Vous avez des masques ou vous êtes courageux ?
À l’entrée de la déchetterie, une brique de jus de fruit, un gant de chantier et un carton bleu dont la marque s’est effacée avec le temps, jonchent le sol. Passé l’accueil, une première zone de recyclage apparaît sur la droite. Dedans, un tas de sacs poubelles bleus, jaunes et noirs. Une poignée des 44 travailleurs de la déchetterie s’active. Ils retirent du tapis de tri les déchets les plus volumineux, destinés à être enfouis neuf mètres sous terre.
Le reste est trié puis traité par une machine verte dont le battement régulier imite le bruit de chaînes métalliques frappées les unes contre les autres. Avant de se diriger vers l’extérieur de la décharge, un technicien en chef demande : « Vous avez des masques ou vous êtes courageux ? » Dehors, des piles de pneus, des bouteilles en verre recouvertes de poussières, des cartons en pagaille et autres poubelles ancrées dans le sol, dégagent une odeur nauséabonde persistante.
Des pressions de tous les côtés
Fermant la portière de sa Škoda taupe, Mirhad Grebović, le directeur de la déchetterie, s’excuse pour son retard : « Quand le maire m’appelle, il faut que j’y aille ! » Dans son bureau, de multiples dossiers et rapports habillent la table en bois. Une fois assis, le fonctionnaire donne le ton : « Je sais que vous avez vu Omer », lance-t-il. Jer nas se tiče et l’équipe de la déchetterie ne s’entendent pas. Mirhad Grebović accuse les militants d’utiliser la décharge à des fins politiques. « Ils ont une raison d’être tant que la décharge représente pour eux un problème et qu’ils la perçoivent comme tel », abrège-t-il.
D’un air confiant, l’homme aux boucles brunes et à la chemise vert-sapin dit avoir voulu collaborer avec l’association, leur autorisant l’accès à la décharge et aux photographies. « Lorsque cela a commencé à être insultant sur un plan privé, avec diverses menaces, la coopération s’est arrêtée », lâche-t-il. Les menaces sont un fléau « quotidien » pour le directeur qui rapporte être inquiété par des appels ou messages de numéros inconnus.
Sans jamais les nommer précisément, Mirhad Grebović affirme que « des associations » visent ses employés et la décharge. Par exemple, il estime que les poissons morts empoisonnés par les eaux usées de la déchetterie mentionnés par Omer Hujdur ne sont qu’une mise en scène. « Des individus avaient acheté des poissons déjà morts et les avaient placés dans ce ruisseau », dénonce-t-il.
Les eaux usées : traitées or not traitées ?
Concernant le déversement du lixiviat de la déchetterie dans l’environnement, il est catégorique : « la décharge ne rejette aucune eau [usée] dans le ruisseau Sušica ». Le système semble obscur : les eaux impropres sont collectées à différents endroits de la décharge afin d’être stockées dans un bassin « étanche » appelé lagune. Puis, elles sont « renvoyées pour être traitées et collectées à nouveau dans le même bassin », indique Mirhad Grebović.
Mario Kordić, le maire de Mostar, complète le discours du directeur de la déchetterie. Membre de l’Union démocratique croate de Bosnie-Herzégovine (HDZ), l’un des trois grands partis ethno-nationalistes de Bosnie-Herzégovine, il a accepté une entrevue à la mairie. Recroquevillé dans le coin d’un canapé noir, le politicien au polo bleu marine souligne qu’Uborak ne possède pas encore de système de traitement des eaux. Des négociations sont en cours pour que le Fonds pour la protection de l’environnement, une organisation internationale, finance une station d’épuration, confirme le maire.
En attendant, « tout le lixiviat provenant de la décharge va dans la lagune », précise Mario Kordić. « Le lixiviat excédentaire est pompé dans des camions et acheminé dans la partie sud de Mostar, où il est purifié. »
La méthode paraît infaillible. Pourtant, en cas de pluie, les eaux usées risquent de se répandre dans les sols autour de la lagune. Une étude d’impact réalisée par l’institut pour la construction (IG) de Banja Luka en 2021 atteste que « le débordement des lixiviats de la lagune et leur rejet direct dans l’environnement peuvent entraîner une pollution des eaux superficielles et souterraines ». Analyses à l’appui, le document confirme la présence de métaux lourds tels que « zinc, cuivre, fer, cadmium, nickel, plomb » dans les lixiviats de la lagune, pointant leur « toxicité accrue ».
Autrement dit, les eaux usées de la décharge contenues dans la lagune sont hautement polluées et peuvent s’immiscer dans les ruisseaux et nappes phréatiques, répandant des substances nocives, dont certaines cancérigènes. L’institut met en garde sur l’incapacité de la décharge à « garantir pour l’environnement et la santé humaine, le traitement et l’élimination sûrs des déchets municipaux ». L’étude soutient cependant que cela n’influe pas sur « la qualité de la rivière Neretva ».
Tout le monde évite toute responsabilité
Les informations de Futura appuient cette étude. Il y a cinq ans, l’association de protection des consommateurs a reçu des documents attestant d’une contamination des eaux du site d’Uborak. Les lanceurs d’alerte - des membres de l’administration - « ont évoqué la forte concentration de métaux et de poisons lourds dans les eaux usées », raconte Marin Bago, président de l’association mostarienne. Installé sur la terrasse d’un café, l’informaticien ajoute soucieux : « Aujourd’hui encore, nous faisons de grands efforts pour cacher leur identité et les protéger. Ils pourraient perdre leur emploi, voire leur vie. »
Depuis, l’affaire patine. Porté auprès du tribunal cantonal, le dossier n’a connu aucune évolution. Le président de Futura suspecte une ruse politique. « Personne ne voulait traiter sérieusement le cas car les conséquences allaient atteindre certains proches des partis politiques. Tout le monde évite toute responsabilité », assène-t-il. Si un jugement était rendu, l’association se dit prête à utiliser tous les recours possibles à l’échelle nationale, voire aller jusqu’à la Cour européenne des droits de l’Homme de Strasbourg. « Ils veulent que vous abandonniez, que vous vieillissiez, que vous mouriez », témoigne-t-il, amer.
Uborak, fabrique à cancers ?
« Mostar est la ville avec le plus grand nombre de cas de cancer en Bosnie-Herzégovine et dans la région », souligne Marin Bago. L’institut de santé publique de la ville enregistre « une augmentation du nombre de patients atteints de maladies malignes et respiratoires dans la région ; les cancers du poumon, des organes digestifs et du sein étant cités comme les plus courantes causes de décès » selon le média d’investigation national CIN, en 2021.
« Aujourd’hui, plus personne n’a le droit de dire cela. Vous ne pouvez pas accéder aux données », observe Marin Bago en déposant une quatrième Marlboro gold dans le cendrier au centre de la table. Toutefois, la corrélation entre la pollution de l’eau du fleuve et la multiplication des cancers n’est pas immédiate. Les données de 2020 de l’Institut de santé publique de la ville montrent bien une hausse des décès par cancers dans la Fédération entre 2018 et 2019. Mais l’augmentation, inférieure à 1% , reste minime.
« En France, quand le carburant augmente, la moitié du pays brûle. Ici, nous mourons de cancers et personne ne dit rien », déplore l’activiste. Après avoir tenu au courant toutes les ambassades du pays ; contacté l’Union européenne, les États-Unis et l’Angleterre, sans succès, il a perdu espoir. L’Otan est le seul organe à lui avoir répondu. L’Organisation du traité de l’Atlantique nord a refusé d’agir, estimant que l’analyse de l’eau ne relevait pas de ses compétences.
Le président de Futura, illuminé par les rayons du soleil, croit tout de même en un changement grâce à l’engagement citoyen. « Les administrations ne sont pas à la hauteur de l’enjeu. La dernière ligne de front, ce sont les gens qui défendent leurs rivières et leurs ruisseaux. »