Il arrivait parfois que les régimes socialistes européens lâchent temporairement du lest sur le plan culturel et autorisent la publication d’ouvrages irrévérencieux ou dérangeants qui rencontraient très vite un succès considérable de lecteurs avides de découvrir enfin un ton nouveau, des thèmes oubliés ou sacrilèges ou encore une audace qu’ils n’imaginaient même plus. Et cette respiration était particulièrement la bienvenue dans ces sociétés muselées, lassées au-delà du possible par la langue de bois et où la lecture constituait un rare moyen d’évasion.
Le rôle de ma famille dans la révolution mondiale, le premier roman de l’écrivain yougoslave Bora Ćosić, paru en 1969 à Belgrade et qui est réédité aujourd’hui par les éditions Robert Laffont, a constitué un véritable bol d’air dans la Yougoslavie titiste. Le public accueillit le livre avec enthousiasme, séduit par le récit de cet enfant héberlué devant le monde des adultes, vociférant et absurde.
Grimaçant et burlesque
L’histoire commence pendant la Seconde Guerre mondiale. Belgrade est occupé par les Allemands. Elle se poursuit avec les débuts du « nouveau monde » et l’installation au pouvoir des partisans de Tito.
Le père est alcoolique, la mère est dépassée par les événements, seul élément à peu près rationnel dans ce monde devenu fou, l’oncle est un coureur de jupons, les tantes fantasment sur l’acteur américain Tyrone Power.
L’enfant, le narrateur de cet univers grimaçant et burlesque, note tout ce qui se passe autour de lui, faussement naïf, mais le lecteur comprend sans difficulté les allusions : l’embrigadement de la société, l’expropriation du vaste appartement familial pour y installer une huile du nouveau régime, les purges, la propagande et le lavage des esprits, etc. Le contexte historique apparaît seulement tel qu’il est perçu par un petit garçon de dix ans, lui donnant une dimension à la fois cocasse et terrible.
« Maman évoquait souvent des événements atroces, quoique véridiques, qui relevaient de l’Histoire. Il aurait fallu oublier tout cela et remplacer ces souvenirs par des faits bien plus réjouissants, quoique n’ayant jamais existé. Nous envisagions souvent l’avenir de manière confuse, à cause des livres que nous avions lus durant la période précédente, et c’était là notre faute, irrémédiable. »
Le petit garçon est plein de bonne volonté. Il raconte sa vie d’écolier avec candeur. « J’ai parlé du mode capitaliste au mode communiste, qui se ferait au prix d’un combat à la vie et à la mort. Cela se passait pendant le cours de géographie et remplaçait la leçon sur la rotondité de la Terre, étant donné que tout le monde sait qu’elle est ronde. »
Un autre jour, il entreprend d’expliquer dans une rédaction comment sa famille participe à l’édification de la « Révolution mondiale ». « Nous étions persuadés de participer à notre manière, interne, familiale, culinaire, à une entreprise grandiose, à savoir la construction d’une société nouvelle. »
N’importe quoi.
Le maître lit son texte « devant toute la classe, on a ri, certains élèves sont venus me tapoter l’épaule et ils ont fini par déclarer : ’n’importe quoi !’ »
Le rôle de ma famille dans la révolution mondiale finit par agacer certains, comme on pouvait s’y attendre, relève Predrag Matvejević, même si le livre obtint le prix Nin, « la plus grande récompense littéraire » en Yougoslavie.
« Le succès n’a pas duré », poursuit le célèbre essayiste dans une introduction datée de 1995. « Pendant plusieurs années, il n’a pas été de bon ton de citer le nom de Bora Ćosić. »
L’écrivain, né en 1932 à Zagreb, se réfugie d’abord en Istrie. Il choisira l’exil en 1992 pour protester contre les dérives nationalistes de Slobodan Milošević. Il est aujourd’hui l’auteur d’une oeuvre abondante, comprenant essais, poèmes, romans. Il vit à Berlin.
Le livre est accompagné d’une préface inédite de Bora Ćosić, rédigée spécialement pour cette réédition et où il revient, cinquante ans après, sur la « petite épopée » de ces personnes « passablement loufoques » qui firent tant rire les Yougoslaves.