Blog • Voyage éclair en Ukraine occidentale

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De Tchernivtsi (en allemand Czernowitz, en roumain Cernăuți) à Lviv (en polonais Lwów, en allemand Lemberg) en passant par la Transcarpatie dite aussi Ruthénie subcarpatique, après un détour par Khotyn (en polonais Chocim, en roumain Hotin), naguère forteresse des voïvodes de Moldavie, considérée aujourd’hui comme une des « six merveilles d’Ukraine ». Récit d’une virée au nord du Sud, à l’ouest de l’Est.

Décidément on peut jouer à l’infini avec les stéréotypes dégradants ou, plus rarement, gratifiants alimentés par l’usage précipité de l’assignation des contrées et des hommes au Nord et au Sud, à l’Est et à l’Ouest. La vacuité d’un tel exercice saute aux yeux quand on regarde la position fluctuante occupée par les Ukrainiens, les Polonais et les Allemands sur l’axe est-ouest. De ce point de vue, l’Ukraine que nous venons de baptiser d’occidentale est un cas d’école : ses habitants sont appelés "de l’Ouest" par leurs compatriotes de l’Est, et se présentent eux-mêmes comme tels, mais sont "de l’Est" aux yeux de leurs voisins polonais qui, à leur tour, sont considérés comme étant "de l’Est" par les Allemands. Dans le même temps, pour fixer un peu les choses, on a du mal à se passer de ce procédé mnémotechnique.

Au bout d’un voyage éclair d’une semaine début juin, voici pêle-mêle quelques images et pensées qui me revenaient à l’esprit une fois arrivé à Cracovie, après avoir traversé la frontière.

D’abord, ce petit garçon aperçu au détour d’une route peu fréquentée de la Transcarpatie, qui m’a rappelé mon enfance.

Puis il y a eu les propos de ce monsieur entre deux âges, que je me suis bien gardé d’immortaliser, qui promenait son petit chien dans le parc jouxtant le palais de Métropolites de Tchernivtsi : « La Bucovine pourrait revenir à la Roumanie un de ces jours, les choses bougent… » Cette hypothèse, bien hasardeuse même pour un Roumain nostalgique de la "Grande Roumanie", venait d’un personnage que nous avons retrouvé le lendemain par hasard sur la rue piétonne de la ville en compagnie de son épouse et qui n’avait rien de roumain sinon le fait qu’un des grands-parents de son épouse, qui ne parlait pas un mot de roumain non plus, avait été citoyen roumain pendant l’entre-deux-guerres, quand cette région était administrée par les Roumains. Emigrés après 2000 au Québec, où ils avaient appris le français, ils ont fini par s’établir à Toronto où lui il s’est lancé dans les affaires, raison pour laquelle il venait d’ouvrir avec son épouse un dépôt de marchandises dans leur ville natale dans laquelle ils avaient d’ailleurs conservé leur maison. Au consulat roumain du Canada, ils avaient appris un peu par hasard que la Roumanie délivrait le passeport roumain à ceux qui pouvaient démontrer l’existence d’un « ancêtre » roumain pendant l’entre-deux-guerres. D’où son idée du retour de la Bucovine à la Roumanie, possible à ses yeux en raison de l’aggravation, quelque peu inévitable selon lui, de la situation politique en Ukraine. Un passeport roumain, pouvait lui permettre de garder un pied dans la région et poursuivre ainsi ses affaires qui le font vivre lui et sa famille. Un peu tordu, son scénario, dira-t-on, mais on peut se demander si les convictions nationales de bien d’autres habitants de la région ne découlent pas de scénarios tout aussi tordus mais inavoués.

Voici maintenant deux autres images fortes, provenant de l’ancienne capitale de la Galice, Lviv, c’abord ce petit meuble en bois précieux du XVIIIe photographié dans des salons de l’hôtel particulier où fut signé le partage de l’Ukraine entre l’Autriche et la Russie (photo à gauche), puis la devanture de ce magasin d’alimentation situé dans la même ville dont l’enseigne en dit long sur le commerce socialiste d’antan « Produkti ». Produits, tout court.

Puis, un matin, toujours à Lviv, en passant à côté d’un des cordons encadrant une manifestation sportive autour du marathon, j’ai surpris le visage ravi d’une nonne co-organisatrice de l’événement qui encourageait en applaudissant à tout va chacune des concurrentes lors de leur passage (photo à gauche).
Dans un sens, le catholicisme aux habits orthodoxes, tel qu’il se donne à voir dans cette partie de l’Ukraine, est un facteur avec lequel il faut faire à l’avenir, me suis-je dis, en pensant aux appels de solidarité avec le cinéaste Sentsov en grève de la faim pour la libération des prisonniers politiques ukrainiens en Russie. En revanche, à Tchernivtsi, on n’a pas vu un seul de ces affiches omniprésents dans les lieux publics de Lviv. D’une ville et d’une région à l’autre la situation peut changer du tout au tout dans ce pays...

Je ne pense pas avoir dérogé à mes convictions en éprouvant une certaine sympathie pour ladite nonne. Le poids néfaste du catholicisme dans la Pologne voisine, où je me trouve en écrivant ces lignes, sans parler des lourdeurs de l’orthodoxie roumaine, m’ont d’ailleurs vite rappelé à l’ordre.

Enfin, voici un détail qui m’a frappé : des gens très pauvres, qui traînent dans les rues ou mendient par exemple, on en trouve ici comme en Roumanie. Ici ils sont blonds alors qu’en Roumanie ils sont souvent basanés. L’explication est simple. En Ukraine, il y a peu de Roms. Que le chemin est long pour que les Roumains réalisent la dimension sociale de tant de choses et dépassent ainsi les stéréotypes sur les Roms…

L’UE, une forteresse bien gardée

A la frontière avec la Pologne, nous avons eu droit à quelques surprises. A peine arrivés, un douanier polonais émit des doutes sur l’identité de Cristina, mon épouse, un deuxième, appelé à la rescousse, refusa, prudent, de trancher. On nous dirigea vers une voie menant à une plate-forme de contrôle des véhicules, une sorte de hangar fermé assez sinistre. Impossible de démarrer la voiture, la batterie venait de rendre l’âme, alors on la poussa sous le regard hautain des douaniers. Là on attend une bonne heure, plein d’autres voitures ukrainiennes étaient immobilisées, puis une autre heure à l’intérieur où la voiture est fouillée de fond en comble. Pas un mot, atmosphère glaciale, un remake de 1984. En sortant, nous avons de la chance, la chaussée est en pente et on arrive à démarrer en la poussant et on fait les quelque 200 km qui nous séparent de Cracovie sans nous arrêter. En route, je me suis fait deux réflexions. A ma grande surprise, si la panne m’a mis hors de moi, le contrôle ne m’a guère impressionné. Pourtant les pépins que j’ai eu autrefois aux frontières en Europe m’ont marqué à jamais. C’est tout au moins ce que je pensais. Comment expliquer l’absence de la moindre appréhension, cette fois-ci ? Très simple, je me sentais comme étant "de l’Ouest", et non plus "de l’Est". Cette sensation, pas désagréable, je dois le reconnaître, ne m’a pas empêché d’éprouver un certains malaise : nous venions de franchir la frontière qui sépare un pays membre de l’UE d’un « pays de l’Est ». Décidément, l’Ouest n’en a toujours pas fini avec l’Est, et vice versa. Sans parler des migrants venus du Sud.
(Cracovie, le 12 juin )