Blog • « Le nationalisme n’est pas seulement une menace, c’est un poison qui coule dans les veines »

|

Le théologien Michael Tritos vient d’être nommé par la ministre de la Culture Lina Mendoni président du conseil d’administration du Musée folklorique et ethnologique de Macédoine–Thrace, à la place du professeur de folklore social de l’université de Ioannina, Vassilis Nitsiakos. Le 2 octobre, ce dernier avait accordé un entretien à Left.gr.

Vassilis Nitsiakos
DR

Professeur de folklore social à l’université de Ioannina, Vassilis Nitsiakos est un scientifique de renommée internationale, un pionnier de la synergie interdisciplinaire du folklore avec d’autres sciences sociales. Outre son important travail scientifique, il intervient souvent dans la presse écrite et électronique. Par ailleurs, il est à l’origine d’une production poétique remarquable [1].

Connaissant depuis quinze ans son travail académique et sa contribution à des projets collectifs tels que le réseau académique Border Crossings, l’école d’été de Konitsa, le Musée folklorique et ethnologique de Macédoine et de Thrace et, plus récemment, la toute nouvelle Société scientifique pour l’étude de la culture vlach [aroumaine], il se retrouve aujourd’hui sur le devant de la scène pour des raisons nullement recherchées.

Je le rencontre numériquement pour lui demander son avis sur le bruit qui a été fait ces derniers jours en raison de la suspension du financement du projet « Création d’une base de données numérique des monuments de la parole des Vlachs [Aroumains] grecs », pour discuter de la question de savoir si la science peut exister en dehors du contexte idéologique et politique et, inévitablement, sur sa façon de voir l’avenir.

Left.gr : M. Nitsiakos, merci tout d’abord d’avoir accepté de nous accorder cette interview. Pouvez-vous nous dire votre point de vue sur la suspension du financement du projet "Création d’une base de données numérique des monuments de la parole des Vlachs grecs". Quelle est la raison de ce soudain revirement du ministère en matière de financement ? Était-ce une décision politique ?

Vassilis Nitsiakos (V.N.) : Je pense que, après une intervention spécifique, la ministre a craint les réactions des milieux d’extrême droite puis est revenue, sans aucune justification et de manière inacceptable, sur la signature initiale.

Left.gr. : Il est bien connu qu’il existe des dizaines d’associations et de fédérations culturelles actives en Grèce, dont certaines entendent parler au nom de groupes ethniques entiers. Avez-vous rencontré une quelconque opposition lorsque vous avez fondé la Société scientifique pour l’étude de la culture vlach ?

V.N. : Dès notre premier événement scientifique public - organisé en coopération avec le département de philologie de l’Université de Ioannina – à savoir la conférence sur l’établissement d’un système d’écriture pour les langues orales avec l’exemple des Vlachs, il y a eu une protestation publique adressée aux institutions politiques et étatiques par la Fédération panhellénique des associations culturelles des Vlachs. Celle-ci parlait directement d’une action ethnique suspecte qui vise à créer une question de minorité par la langue ! [2]

Left.gr : Ces dernières années, vous avez été très actif, avec d’autres scientifiques sérieux, au sein du conseil d’administration du Musée folklorique et ethnologique de Macédoine-Thrace, recevant même des commentaires flatteurs à propos de la récente réforme du musée. En 2019, le ministère de la Culture vous a demandé de démissionner de l’institution, mais, grâce à l’intervention de Mme Mendoni à l’époque, ceci n’a pas eu lieu. Est-ce bien ainsi que cela s’est passé ?

V.N. : Oui, c’est vrai. Le secrétaire général du ministère m’a demandé de poser ma démission lors d’un appel téléphonique passé tard dans la nuit alors que la ministre était à l’étranger. J’ai envoyé un message pour m’en assurer à cette dernière qui m’a répondu par téléphone que ce n’était pas le cas et qu’il y avait eu une erreur...

Vagabondage patriotique aux portes du ministère des Affaires étrangères

Left.gr : J’ai entendu une interview dans laquelle vous parlez de « vagabondage patriotique ». Voulez-vous expliquer ce que vous voulez dire ?

V.N. : Par « vagabondage patriotique », je fais référence à l’activité de certaines personnes et institutions qui se sont attribué le rôle de collaborateurs secrets du ministère des Affaires étrangères sous le prétexte de fournir des services à la nation et, bien sûr, et dans la perspective de toutes sortes de récompenses.

Left.gr : Ce n’est pas la première fois que vous êtes visé. Vous avez été victime de violences racistes à Konitsa, vous avez entendu des commentaires malveillants sur vos positions publiques en faveur de l’accord de Prespa [concernant la reconnaissance internationale de l’ancienne république yougoslave sous le nom « Macédoine du Nord »]. Le nationalisme est-il aujourd’hui une menace pour notre société et pour les Balkans en général ?

V.N. : Le nationalisme n’est pas seulement une menace, c’est un poison qui coule dans les veines de nombreuses personnes. La responsabilité incombe principalement au système éducatif et à l’influence de certains médias. C’est une idéologie qui est profondément ancrée dans les consciences et qui conduit au fanatisme, à l’intolérance, à la xénophobie, au racisme et finalement à la haine et à la violence... Regardez combien de guerres sont encore menées aujourd’hui au nom de cette idéologie. En ce qui concerne les Balkans, le problème est plus grave en raison de la transition difficile d’un Empire multiethnique, où la population était divisée par le système des millets (communautés religieuses), à des États-nations qui devaient être compacts et ethnoculturellement homogènes, selon l’idéologie du nationalisme. Ainsi, après la libération des Ottomans, la question s’est posée de savoir qui avait droit à quoi en termes de territoires. C’est ainsi que sont nés les conflits et les guerres entre les États-nations issus de la dissolution de l’Empire ottoman. Beaucoup d’encre gaspillée et de sang perdu, des armées et des guérillas se sont affrontées, et des plaies ouvertes et des questions de frontières et d’identités sont restées. Elles continuent à ce jour de tourmenter notre « pauvre » - petite et dangereuse - zone géopolitique...

Left.gr : Quels sont vos projets en tant que conseil d’administration pour faire face à votre exclusion du financement ? Avez-vous envisagé de faire appel à l’Unesco ?

V.N. : Le problème n’est pas d’ordre financier. C’est une question de démocratie, d’État de droit, d’égalité et d’égalitarisme et, en définitive, de droits de l’homme. Nous ferons appel partout où cela sera possible afin de défendre non seulement notre droit mais aussi notre dignité sous tous les angles...

Notes

[1Auteur notamment de On the Border : Transborder Mobility, Ethnic Groups and Boundaries along the Albanian-Greek Frontier, V. Nitsiakos a publié O lele, un beau livre trilingue (aroumain-grec-anglais) accompagné d’un CD.

[2La catégorie « minorité nationale » n’est pas reconnue officiellement en Grèce ni dans la culture politique grecque en sorte que, dès lors que les Aroumains (Armânji, Rrâmânji) font des démarches allant dans le sens de la promotion de leur langue, ils sont immédiatement accusés de se comporter comme une minorité nationale, hostile à la nation grecque. Langue néo-latine, l’aroumain fait partie de la branche de la romanité orientale ou sud-est européenne. Appelés « Grecs vlachophones » dans ce pays, les Aroumains sont reconnus comme minorité nationale en Macédoine du Nord et en Albanie. Pas en Roumanie, où ils sont considérés comme des « Roumains d’au-delà des frontières » et où les initiatives de leurs associations prônant des droits linguistiques sont sabotées par les autorités sous prétexte que leur langue serait un dialecte du roumain.