Blog • Une interview avec le beau-père et le frère de la reine d’Albanie, après le mariage royal à Tirana

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Le 22 mai 1938, le journal français Ce soir publiait une interview inédite de son envoyé spécial René Dunan avec le beau-père et le frère de Géraldine, la reine d’Albanie. Les échanges ont eu lieu à leur domicile, à Nice, un mois après le mariage royal dans la capitale albanaise.

Le mariage de Géraldine Apponyi et de Zog Ier
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Voici, ci-dessous, leurs impressions sur ce grand événement :

Rentier à Nice, le commandant Gireaud nous déclaré : Je fais mon apprentissage de beau-père (de notre envoyé spécial René Dunan)

Nice, 21 mai (par téléphone) :

Le printemps, à Nice, est certainement la plus belle chose qui soit.

Les platanes fraîchement émondés de l’avenue de la Victoire laissent passer la lumière crue du soleil qui se reflète dans les vitrines.

Dans ce pays, béni des dieux, baigné par une Méditerranée langoureuse, et où l’atmosphère est pleine de suaves effluves d’une végétation luxuriante, tout un monde cosmopolite semble s’être donné rendez-vous.

Il y a quelques années, cette petite Cosmopolis accueillait une famille, semblable à tant d’autres et qui peut-être n’aurait jamais fait parler d’elle, si un jour, pendant certain bal à Budapest, une jeune fille nommée Géraldine n’avait rencontré Zogou Ier, roi d’Albanie. Histoire classique du genre « merveilleuse » et qui fait penser aux vieilles légendes que les institutrices du lycée de jeunes filles de Nice racontaient peut-être à leur élève, la comtesse Géraldine Apponyi…

Car, c’est sur les bancs de l’établissement de l’avenue du Maréchal Foch, à Nice, qu’a grandi la reine actuelle d’Albanie.

Sa mère, la comtesse Apponyi, divorcée du comte, ancien grand maréchal de la Cour de François-Joseph avait, en effet, épousé, voici une quinzaine d’années, un officier français en retraite, le commandant Gireaud.

Militaire paysan, le nouveau mari de la comtesse continua à vivre dans sa propriété de Toulon, tout en faisant de fréquents voyages à Nice, où sa femme s’était installée pour surveiller l’éducation de ses enfants.

Cinq ans durant, Géraldine fréquenta le lycée et retourna ensuite à Budapest, où elle eut une place de choix à la Cour. C’est là qu’elle connut Zogou Ier. On sait la suite…

« Ma femme dit que je parle trop… »

Le mariage de Mlle Géraldine eut lieu à Tirana, avec tout le faste que comportent les unions royales, à défaut quelquefois de bonheur.

Naturellement, la famille de la jeune reine assistait aux différentes cérémonies. Les réjouissances terminées, le commandant Gireaud, sa femme et ses enfants regagnèrent leur appartement, rue Gounod, à Nice.

Aussi, un de ces derniers après-midi, suis-je allé sonner à la porte de l’appartement presque royal.

Une petite soubrette, en tablier blanc, que je devine à peine dans la pénombre, me demande le but de ma visite. Une voix, qui semble venir de l’au-delà, arrête ma réponse :

— Faites entrer.

Je me trouve devant un personnage de taille moyenne, en tenue d’appartement, chaussons aux pieds et revêtu d’un épais veston à brandebourgs. Ne me laissant pas le temps de me présenter, il enchaîne :

— Que désirez-vous ?

— Je suis reporter de Ce soir.

La foudre éclatant à ses pieds n’aurait pas sidéré davantage le commandant Gireaud. Mais, enfin, son émotion s’apaise et nous nous retrouvons bientôt installés dans un salon coquet, mais sombre que décore un portrait de la reine Géraldine à l’âge de quinze ans.

Dès cet instant, je ne peux plus placer une parole. Loquace à souhait, le commandant Gireaud, devenu colonel de par la volonté du roi Zogou, me raconte avec flamme son voyage en Albanie :

— Que voulez-vous que je vous dise ? Je ne sais pas, moi. Vous comprenez, ça m’est arrivé tout d’un coup d’être beau-père d’un roi. Alors, je fais mon apprentissage de beau-père…

« Notre voyage ? Il a été merveilleux. Et puis vous ne pouvez savoir combien le régime d’une Cour peut être sérieux, sévère, rigide.

— Mais enfin, vos impressions ?

— Exceptionnelles. La Hongrie avait fait un gros effort, et cinquante personnages officiels avaient été envoyés. L’Italie également. Le duc de Bergame vint avec deux croiseurs, tandis que le comte Ciano arrivait en avion. Malheureusement, j’étais le seul représentant de la France.

— Et le ministre de France ?

— Il était dans un coin. C’était une corvée pour lui. L’on n’a pas su tirer parti de ma présence. Pourtant j’avais convié les journalistes à un grand dîner.

Essoufflé, mon interlocuteur s’arrête, pousse un soupir, songeant sans doute à ces agapes glorieuses mais inutiles.

Puis il reprend :

— Si ma femme savait que je vous reçois, elle m’attraperait.

Elle dit que je parle trop…

Gêné, je réponds évasivement.

Le commandant Gireaud, maintenant lancé, va me faire des révélations que je ne transcris qu’en tremblant, car elles risquent fort d’ameuter la cour de Tirana :

— Oui, il est malheureux que la France ait négligé ce mariage.

L’Italie, elle, en a saisi toute l’importance.

« Pourtant, vous savez, je suis anti-italien. »

Mais, se reprenant immédiatement, il ajoute :

— Surtout, ne le dites pas, Zogou…pardon : Sa Majesté ne serait pas contente. Il pourrait avoir des ennuis avec Ciano.

Quoique « anti-italien », le beau-père du roi Zogou m’avoue cependant qu’il admire le pays de Mussolini. Pensez un peu : il y a vu des enfants de huit ans travailler la terre au lieu d’aller à l’école !

Il me dit encore sa modestie (chevalier de la Légion d’honneur depuis vingt et un ans il n’en porte pas l’insigne) et me montre l’album où toutes les coupures de journaux relatant le mariage de sa belle-fille ont été soigneusement collées.

Le beau-frère du roi

Mais voici maintenant le comte Jules-Louis Apponyi, âgé de quatorze ans, élève de quatrième au lycée de Nice et frère de la reine d’Albanie.

— Le roi a été très gentil avec moi, me dit le jeune comte. Pour le mariage il m’avait donné un superbe costume hongrois tout brodé d’or.

— Que ferez-vous plus tard ?

— Je prépare l’Ecole militaire et puis j’irai à la Cour.

Je franchis à mon tour le seuil du salon, quand le commandant Gireaud me demande :

— Allez-vous faire un long article avec ce que je vous ai dit ?

— Cent cinquante lignes.

— Tant que ça !

La réponse est tombée rapide, incisive, joyeuse, tandis qu’une lueur de satisfaction brillait dans le regard de l’officier en retraite.

Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France

Article publié également en albanais : https://www.darsiani.com/la-gazette/ce-soir-1938-intervista-ekskluzive-me-njerkun-dhe-vellain-e-mbretereshes-geraldine-ne-france-pas-dasmes-mbreterore-ne-shqiperi/