Turquie : les journalistes de Cumhuriyet devant la cour d’assise, un procès d’intimidation

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Depuis le 24 juillet, les journalistes et administrateurs du quotidien d’opposition turc Cumhuriyet sont sur le banc des accusés. Un procès symptomatique de la dégradation des relations entre le journalisme et le pouvoir toujours plus autoritaire du Président Erdoğan.

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Par Dimitri Bettoni

Le journal d’opposition Cumhuriyet est en procès avec l’État turc.
DR.

Les 17 prévenus ont été placés en détention provisoire durant neuf mois, soit déjà près de 300 jours de prison pour certains. Ils sont tous accusés de soutenir, sans y appartenir, des organisations terroristes armées. Certains d’entre eux sont également accusés de participation à une organisation terroriste.

Le quotidien Cumhuriyet et la Fondation Yenigün, qui le détient et le finance, sont accusés d’avoir illégalement modifié la ligne éditoriale du titre dans le but d’en faire un organe de propagande pour des organisations terroristes, et d’avoir participé au financement de ces organisations. Quatre organisations, pourtant très différentes dans leur fonctionnement et leurs aspirations, sont indifféremment citées : le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), le PYD, le parti des Kurdes syriens, proche du PKK, le DHKP-C (organisation d’extrême-gauche d’obédience marxiste-léniniste) et le FETÖ (acronyme créé par le gouvernement turc pour désigner le réseau de l’imam Fethullah Gülen). L’important est ailleurs : toutes ces organisations sont vues comme un danger pour l’État turc et le gouvernement – et justifient aux yeux de ce dernier les actions de répression qu’il entreprend.

Mustafa Kemal Güngör, avocat et membre du conseil d’administration de la Fondation Yenigün, fournit un témoignage éclairant sur ce point : « Quand j’ai été incarcéré pour la première fois, le garde chargé de m’enregistrer m’a demandé quelle était la raison de ma détention. J’ai répondu qu’on me soupçonnait de soutenir le FETÖ et le PKK. ‘Les deux ?’ m’a-t-il alors demandé en ouvrant de grands yeux incrédules. Finalement, il n’a noté que ‘FETÖ’ ».

Journalisme et terrorisme

Le cœur de l’accusation porte sur le changement illégal de ligne éditoriale. Selon le parquet, c’était là l’objectif de la nomination de Can Dündar à la direction du journal, intervenue suite à la recomposition du conseil d’administration de Yenigün, obtenue grâce à l’exclusion de membres supposément indésirables. Ainsi, le conseil d’administration de Yenigün aurait joué un rôle crucial dans cette opération.

Mustafa Balbay ferait partie des anciens membres du conseil d’administration forcés à la démission. La défense, quant à elle, souligne que les statuts du journal indiquent qu’il est impossible d’être membre du conseil d’administration et élu d’un parti politique – or M. Balbay était un élu du CHP.

Le ministère public voit l’exclusion de M. Balbay comme un signe de la manipulation de la ligne éditoriale du journal. Un tweet de ce dernier, déplorant que « Cumhuriyet accueille le FETÖ et le PKK mais rejette les parlementaires du CHP » est brandi comme une preuve par le parquet. Comment, toutefois, expliqué que le même M. Balbay ait été en faveur de la nomination de Can Dündar à la rédaction en chef ?

Autre fait troublant : le journaliste Güray Öz est accusé d’avoir influencé le vote. Or il affirme n’avoir pas même été présent le jour de l’éviction de M. Balbay. Kadri Gürsel, autre journaliste inculpé, s’insurge : « Je suis accusé d’avoir fait partie du conseil d’administration, mais je ne suis qu’un consultant sans pouvoir décisionnaire ! »

Le témoignage d’Akin Atalay, l’un des fondateurs du journal, apporte des détails d’importance : « Le parquet affirme que si une autre personne avait été élue à la direction du journal, cette personne aurait empêché la publication d’articles en faveur d’organisations terroristes. C’est ce dernier point qui explique notre présence ici : autrement, les faits auraient relevé d’un tribunal administratif. Les procureurs craignaient probablement que sans cette accusation de soutien à une organisation terroriste, ils auraient pu être soupçonnés de soutenir le FETÖ eux-mêmes ».

Journalisme sous investigation

Pourtant, les preuves matérielles semblent faibles pour étayer les accusations d’articles favorables aux organisations précitées. Le journaliste Mehmet Sabuncu s’en défend : « Je suis accusé d’avoir diffusé le scandale de corruption du 17 décembre 2013 [ayant mis en cause des ministres du gouvernement d’alors et éclaboussé jusqu’à Erdoğan et sa proche famille]. Mais je suis journaliste : comment aurais-je pu passer une telle affaire sous silence ? Il est en tout cas probable que si les journalistes avaient été autorisés à examiner cette affaire en détail, la situation actuelle aurait été bien différente ».

« Mon article daté du 21 juillet 2015, intitulé ’Guerre dans le pays, guerre dans le monde’, (une déformation de la devise kémaliste : ’Paix dans le pays, pays dans le monde’), est utilisé comme une preuve par l’accusation. Mais dans l’acte d’accusation, il est indiqué que le projet de commettre un coup d’État remonte au 9 novembre de cette même année. Qu’en déduire ? Que nous étions en avance sur les organisateurs ? » demande Mehmet Sabuncu.

« Un autre article intitulé ’Danger dans la rue’ est présenté comme une tentative de polariser la société et d’inciter à la haine. Il suffit pourtant de lire les premières lignes de ce texte, qui insistent justement sur la nécessité de ne pas commettre d’actes provocateurs alors que des gens sont dans la rue pour défendre la démocratie. Des journaux comme Star [proches du gouvernement], ont sorti des titres identiques aux nôtres et pourtant ils ne sont pas poursuivis », conclut M. Sabuncu.

« Je suis ici parce que je suis resté fidèle aux principes du journaliste », explique Kadri Gürsel. « J’ai dénoncé le FETÖ et son alliance avec le gouvernement, que j’avais d’ailleurs mis en garde contre une telle coopération. Mes prévisions étaient justes. »

Nombreux sont les accusés à regretter que l’accusation se fonde sur une collections d’articles et d’éditos provenant de journaux notoirement pro-gouvernementaux, opposés aux articles, titres et tweets de journalistes de Cumhuriyet – bref, que le procès de journalistes soient en réalité le procès du journalisme.

Bylock, l’application de la discorde

Journalistes et membres du conseil d’administration du journal auraient entrepris de modifier la ligne éditoriale du journal en raison de leurs liens avec des organisations terroristes. Le parquet pointe en particulier l’existence de relations personnelles entre les accusés et des membres du réseau güleniste, et sur l’usage de l’application Bylock, qui aurait été utilisée, selon les autorités, pour coordonner ledit réseau.

« J’ai été accusé d’être un terroriste parce que j’ai reçu des messages de la part de personnes utilisant Bylock », commente Kadri Gürsel. « Le fait que je n’y aie jamais répondu semble de peu d’importance aux magistrats, or ceci indique bien qu’il n’y a pas eu de correspondance entre nous, mais des contacts unilatéraux. »

Mehmet Sabuncu, quant à lui, déplore avoir été arrêté du fait de « contacts établis avec 13 membres supposés de l’organisation – sur un total de près de 215 000 utilisateurs de Bylock. Mais je suis journaliste : je n’ai pas à m’interdire de consulter certaines sources ! »

« Comment savoir si une personne qui vous contact a installé l’application Bylock ? » s’interroge faussement Mustafa Kemal Güngör. « Je ne me souviens pas du contenu des messages échangés, mais je sais qu’il appartient à l’accusation de prouver qu’ils sont de nature criminelle. »

« Comment se défendre efficacement contre de telles accusations, lorsqu’elles reposent sur le postulat que tout utilisateur de Bylock est un criminel ? » déplore Bülent Utku. Il apparaît, en outre, que les autorités brassent large : Güray Öz relève que « l’appel téléphonique qui me connecte au FETÖ est un appel que j’ai fait à un restaurant d’Ankara pour commander de la nourriture ».

Akın Atalay affirme que l’affaire n’est pas fondée sur des preuves mais construite de toute pièce dans le but de donner l’apparence de l’existence d’un réseau, en fouillant dans les vies personnelles des accusés, de leurs proches, de leurs amis, de leurs petits-enfants, de leurs anciens conjoints. « Mes conversations téléphoniques ont été étudiées sur les cinq dernières années. Il apparaît que, sur cette période, j’ai été en contact avec cinq utilisateurs de Bylock et six personnes liées au FETÖ. Mais tout cela est purement circonstanciel. Si on devait examiner le passé des procureurs avec la même attention, ils apparaîtraient bien plus suspects que moi, car plus d’un magistrat sur quatre aurait eu des liens avec le FETÖ ».

M. Atalay a également été suspecté d’affiliation au PKK : « Durant une année, j’ai eu des contacts professionnels avec Erol Dora, qui était salarié d’une agence de presse et élu sur une liste du HDP en 2015 – il est actuellement sous le coup d’une enquête pour une affaire similaire à la mienne. Erol aurait transféré une somme d’argent suspecte à Pervin Bulgdan, membre du HDP, et aurait pour cette raison été considéré comme membre du PKK. Par contamination, on me reproche la même chose ».

Finance suspecte

Même les comptes en banque des journalistes ont été examinés. L’accusation considère que certains mouvements de fonds révèlent des liens des accusés avec le crime organisé.

Önder Çelik déclare : « On me reproche un virement de 300 lira que j’ai effectué pour faire réparer ma voiture. J’ai viré cette somme sur le compte de mon garagiste, établi au nom de son épouse, laquelle avait travaillé par le passé travaillé pour une entreprise soupçonnée d’aider le FETÖ ».

Akın Atalay aurait dépensé 2500 lira pour des travaux de pose de parquet. Le fils du charpentier aurait ensuite versé de l’argent à une entreprise suspectée d’être membre du réseau güleniste : une circonstance suffisante pour inculper M. Atalay, sans qu’il ait été en contact direct avec cette entreprise.

La fondation Yenigün, quant à elle, est accusée, du fait de ses difficultés financières, d’avoir entretenu des rapports de type économiques avec des structures proches du FETÖ. La défense a démenti, indiquant qu’aucune procédure de liquidation judiciaire n’est enclenchée à son encontre, que les salaires sont payés régulièrement et que les créanciers n’ont fait aucune réclamation. Le ministère public pointe la vente irrégulière de biens immobiliers, mais la défense indique que ces ventes avaient été approuvées par l’agence nationale compétente. « Si la transaction est irrégulière, pourquoi l’agence qui l’a autorisée n’est-elle pas poursuivie ? » ont demandé les avocats. « En tout état de cause », ont-ils ajouté, « ce seraient alors des infractions financières qui n’ont rien à voir avec les accusations de terrorisme et ne relèvent pas de la cour d’assise. »

M. Atalay relève que « le journal est accusé d’avoir fait des transactions financières douteuses, d’un montant de 170 000 lira sur un total de 230 millions. Il s’agissait de rémunérer les agences de presse que tous les médias sollicitent, et des agences de publicité dont le journal n’a accepté les offres que cinq fois – contre plusieurs centaines de fois pour d’autres médias. Il apparaît aujourd’hui que ces agences font partie du réseau güleniste : et voilà notre journal affecté à son tour ».

Experts contestés

La défense s’appuie sur deux éléments pour contester l’acte d’accusation. D’une part, il apparaît que le juge qui a initié l’instruction contre Cumhuriyet, est actuellement soupçonné d’affiliation au FETÖ et d’avoir falsifié des actes d’instruction dans des affaires précédentes. La défense déclare illégitime un procès reposant sur une instruction initiée par un procureur accusé, certes non condamné, pour association avec un groupe terroriste. En outre, le changement, en cours d’instruction, de magistrat en charge de l’affaire, serait en contradiction avec le droit turc.

D’autre part, la défense conteste la sélection de trois experts chargés d’examiner les publications du journal et l’élection au conseil d’administration de la fondation Yenigün. Selon les avocats des accusés, la nomination de deux de ces experts n’a pas fait l’objet d’une motivation adéquate, pourtant requise en droit. Quant au troisième expert, il demeure anonyme, malgré les sollicitations de la défense.

Le fonctionnement de ce collège d’experts apparaît suspect aux accusés. M. Atalay note que l’expert chargé d’examiner les publications du titre a rendu son rapport en seulement dix jours et qu’il est membre bénévole d’un think-tank proche du gouvernement. Par ailleurs, aoute-t-il, « dans son rapport, il a pioché des déclarations et des bribes d’articles qu’il a agencées de façon à conforter sa version des faits, sans même prendre la peine de mentionner le fait que le journal a condamné, à de nombreuses reprises, le coup d’État militaire ».

La faiblesse de l’acte d’accusation est donc apparue au grand jour pendant ces cinq jours de procès et vendredi 28 juillet, la cour a ordonné la remise en liberté provisoire de sept des onze accusés encore en détention dans l’attente d’un verdict. La prochaine audience a été fixée au 11 septembre. Sont encore incarcérés le président du conseil d’administration de la Fondation Yenigün, Akin Atalay, le directeur de la rédaction du journal, Murat Sabuncu, l’éditorialiste Kadri Gürsel et Ahmet Sik, contre lequel le procureur a par ailleurs annoncé qu’il allait lancer des poursuites pour dénigrement de l’État turc pour son réquisitoire sur la responsabilité du clan Erdogan dans la montée en puissance des gülenistes.

Selon Mehmet Sabuncu, l’État tente par ce procès d’intimider l’ensemble de la profession journalistique.


Cet article est produit en partenariat avec l’Osservatorio Balcani e Caucaso pour le Centre européen pour la liberté de la presse et des médias (ECPMF), cofondé par la Commission européenne. Le contenu de cette publication est l’unique responsabilité du Courrier des Balkans et ne peut en aucun cas être considéré comme reflétant le point de vue de l’Union européenne.