Blog • Sur les pas du prince Douca, de Jassy à Istanbul

|

Le Règne du prince Douca ou le Signe du Cancer, de Mihail Sadoveanu, parait dans une traduction de Philippe Préaux, dans la collection Versions françaises des Éditions Rue d’Ulm. À la fois livre populaire avec des allusions à la mythologie et roman historique plein de verve, l’ouvrage entraine le lecteur dans de tumultueuses intrigues qui le font voyager de Jassy (Lași) à Istanbul, non sans égratigner les injustices et les dictatures qui accompagnent les régimes autoritaires.

Philippe Préaux présente Le Règne du Prince Douca ou le Signe du Cancer aux Éditions Rue D’Ulm. Invité du salon du livre des Balkans 2019, qui a lieu dans les mêmes locaux que l’Inalco depuis plusieurs années, il participe à une carte blanche méli-mélo avec tout un aréopage d’écrivains de divers horizons présentant leurs productions. Au programme : l’Albanie, la Bulgarie, la Bosnie, la Croatie... et, pour la première fois, la Moldavie.

Rencontre placée sous le signe d’une bonne étoile...

Assis tranquillement à la table de signature, l’auteur prend un réel plaisir à parler de sa rencontre avec le texte de Mihail Sadoveanu (1880-1961), un des plus grands romanciers roumains contemporains. Le règne du prince Douca n’a plus aucun secret pour lui. Ancien élève de l’ENS Ulm et traducteur d’allemand, Philippe Préaux est également diplômé de roumain à l’Inalco. Autant dire qu’entre anciens élèves des Langues O’, le courant passe immédiatement !

L’ouvrage est non seulement agréable à tenir en main mais il foisonne d’informations rassemblées dans des annotations et une postface très soignée. Le Règne du prince Douca, ou le signe du Cancer emporte le lecteur en 1679 sur les pas d’un abbé français, Paul de Marenne, qui parcourt la Moldavie, principauté soumise aux Turcs et mise à sac par les puissants qui se la disputent. L’abbé, de noble lignage et -excusez du peu- agent secret de Louis XIV, se trouve mêlé à l’aventure amoureuse contrariée d’un jeune homme de bonne famille avec la fille du despote local qui a fait destituer, torturer et exiler le père du prétendant.

Préaux : l’avocat de Sadoveanu.

Dans la postface qui se lit d’une traite, Philippe Préaux analyse la langue employée par Sadoveanu. Certains ont pu dire qu’il fallait un dictionnaire pour lire la version originale.... mais celle en français est fluide et pleine de saveurs locales. On reconnait l’ancien élève des Langues O" dans le soin porté à décortiquer la "langue moldave" de Sadoveanu qui s’appuie sur un "parler régional". Ce dernier emploie durant tout son roman un lexique particulièrement spontané, sans essayer de reproduire une langue archaïque, allant jusqu’à styliser la langue populaire, nous renseigne Préaux.

C’est ainsi que Sadoveanu donne l’impression que le roumain est une langue à la fois très ancienne et très jeune et vivante. A côté de cela, il assigne aux formes locales une valeur littéraire, comme la littérature italienne le fait pour ses dialectes. Peintre des campagnes et des monts du nord de la Roumanie, Sadoveanu crée une langue pleine de sève et de majesté, à partir du parler moldave, du style des anciennes chroniques roumaines et de la Bible.

Préaux relate aussi la vie de Sadoveanu issu d’une famille venue de l’ouest de la Valachie, l’Olténie. Son père est avocat et sa mère est originaire d’une famille de "paysans libres" moldaves. L’influence de cette mère, conteuse émérite, semble très grande chez le jeune Mihail. Dans ses œuvres historiques, ce dernier célèbre les paysans libres et exalte la révolte de ceux qui ont lutté seuls contre les pouvoirs injustes. Recourant à l’ironie, il dénonce les nobles et les boyards en usant d’empathie pour mieux critiquer leurs vices.

Un auteur balkanique marqué par les croyances populaires.

Sadoveanu a le sens de l’imaginaire, de ce qui ne se réalise pas... de la fortune qui joue un rôle majeur à l’époque du Baroque. Comme lorsque le jeune prince moldave, Alexandre Roussét -qui dispose d’une petite maison de campagne à côté de Jassy- propose au prêtre français de l’accueillir chez lui. Ils n’y arriveront jamais car le paysan Griga les obligent au nom de son honneur à s’arrêter chez lui et à faire bombance.

Attardons-nous au symbole zodiacal du Cancer qui apparait dans le titre de l’ouvrage. Il est paradoxal de dater de la fin septembre le commencement du roman alors que la période astrologique de ce signe est le milieu de l’été... Comme le souligne le traducteur, les considérations astro-mythologiques chez Sadoveanu sont liées aux croyances populaires. Le terme zodiacal de Cancer appartient en roumain à la langue relevée ; la langue populaire, confondant crabe et écrevisses, dit Rac, particulièrement en Moldavie. Dans la mythologie, le crabe aurait été écrasé d’un coup de talon par Hercule. L’idée est celle d’une vie à la fois régressive, comme la marche de l’animal, et prématurément interrompue (p.459-460).

Démocrate controversé pour son ralliement au régime roumain d’après 1945, son traducteur souligne qu’il n’en reste pas moins la référence incontournable de jeunes auteurs, y compris précédemment "dissidents", et de la nouvelle génération littéraire roumaine comme Stefan Banulescu, Dan Lungu ou Mircea Cartarescu. Préaux s’attache à expliciter la complexité de la personnalité de Sadoveanu : communiste, adversaire de l’antisémitisme alors que la Roumanie baigne à l’époque dans un climat anti-juif ultra-violent, franc-maçon... ce qui n’a pas atteint sa popularité après sa disparition. En témoignent les éditions et rééditions de ses œuvres principales, les monographies parues, et cette traduction en français qui séduira plus d’un amoureux des romans à la Michel Strogoff.