Serbie : la démocratie, les oligarques et l’extrême-droite

| |

Peut-on s’attendre à une poussée de violence en Serbie à l’approche des élections, alors que de plus en plus de groupuscules d’extrême-droite occupent le devant de la scène ? La démocratie, déjà moribonde après huit années de pouvoir d’Aleksandar Vučić, a-t-elle une chance de se relever ? Et la gauche, que devient-elle ? Entretien avec le sociologue Jovo Bakić.

Cet article est accessible gratuitement pour une durée limitée. Pour accéder aux autres articles du Courrier des Balkans, abonnez-vous !

S'abonner

Propos recueillis par Philippe Bertinchamps

© Rafael Yaghobzadeh / CdB

Jovo Bakić est professeur associé au département de sociologie de la Faculté de philosophie de l’Université de Belgrade.


Cet article est publié avec le soutien de la fondation Heinrich Böll Paris.


Le Courrier des Balkans (CdB) : Selon le dernier rapport de Freedom House, la Serbie n’est plus une « démocratie » mais un « régime hybride ». Y-a-t-il selon vous encore une chance de sauver la démocratie dans le pays ?

Jovo Bakić (J.B.) : Je doute que quiconque vive en démocratie, car démocratie et capitalisme ne vont pas de pair. Le régime d’Aleksandar Vučić en Serbie est un régime mafieux autoritaire, très similaire à celui de Milo Đukanović au Monténégro. Tous deux ont discipliné l’oligarchie, la poussant à leur donner de l’argent à eux et non à leurs adversaires politiques. Les États-Unis et l’Union européenne recherchent hélas des acteurs politiques obéissants, (néo)libéraux oligarchiques ou (néo)libéraux autoritaires. Ce qui les intéresse, c’est l’obéissance et la stabilité. C’est pourquoi mon collègue Florian Bieber qualifie ce type de régimes de « stabilocraties ». Quant à l’opposition anticapitaliste au système, ce sont les idéaux démocratiques de fraternité, d’égalité et de liberté qui la guident.

CdB : Comment évaluez-vous l’impact de la pandémie de coronavirus sur les libertés civiles, mais aussi sur les droits des travailleurs ? On a vu notamment ce qui se passait dans les usines Yura dans le sud de la Serbie.

J.B. : L’impact est évidemment dévastateur. Le président du Parti progressiste serbe (SNS) a été « couronné » par le coronavirus dès lors que la pandémie a changé notre vie quotidienne. Les dirigeants à la périphérie du système capitaliste mondial, tristement célèbres pour leur mépris des droits des travailleurs, insistent à tout prix sur la reprise du travail, sans se soucier nullement des conséquences sur la santé. Le système autoritaire fait litière des droits civils et du travail. Son objectif : appliquer toutes les mesures néolibérales nécessaires pour attirer coûte que coûte les capitaux.

CdB : Et la gauche, où en est-elle ? Qui va défendre les droits des travailleurs et des laissés-pour-compte du capitalisme ?

J.B. : La gauche est actuellement en bien piètre état. Mais les choses pourraient changer. Des groupes sont conscients de la valeur de la solidarité sociale. Ils tentent de défendre les plus vulnérables. Par exemple, en Serbie, Krov nad glavom (« Un toit sur la tête ») est une initiative citoyenne qui défend les personnes menacées d’être expulsées de leur foyer. Krov nad glavom distribue également de la nourriture aux nombreux sans-abri. Enfin, il existe plusieurs groupes de gauche dont les membres, mais pas tous, s’efforcent de s’unir en une Nouvelle gauche. J’espère que ce parti verra bientôt le jour, sans doute vers la fin du printemps.

CdB : Dans ce contexte, quel rôle peut jouer la société civile ?

J.B. : La société civile est en partie très utile. Je viens de mentionner Krov nad glavom. Il y a des mouvements populaires dans plusieurs villes et villages aux quatre coins de la Serbie qui se révèlent socialement très responsables et utiles, car ils tentent d’initier une supervision des processus politiques et économiques cachés et de contribuer au développement d’une plus grande transparence dans leur municipalité. Ils défendent en outre les droits humains et civils, ainsi que l’eau et les forêts de Serbie, contre les capitalistes avides et les politiciens corrompus. Les fondations allemandes font également du bon boulot, tout comme certaines autres ONG plus anciennes. Il existe toutefois de nombreuses GONGO, des ONG bidon qui reçoivent de l’argent du budget de l’État pour aider le parti au pouvoir. Celles-là sont un vrai poison.

CdB : Comment expliquez-vous la montée soudaine, à l’approche des élections législatives et municipales qui devraient avoir lieu le 21 juin, d’une constellation de groupuscules politiques d’extrême-droite ?

J.B. : Nous vivons à l’âge de l’extrême-droite. Les partis de la droite radicale sont très forts à l’Ouest. Certaines grandes puissances, y compris des États membres de l’UE, ont des dirigeants issus de la droite radicale. Le SNS lui-même est né d’une scission du Parti radical serbe (SRS). L’ancien Président de la République Tomislav Nikolić était le n°2 du SRS, tandis que le président actuel, qui est davantage le président de son parti que celui de tous les citoyens de notre République kidnappée, en était le n°3. Tout au long de sa vie politique, Aleksandar Vučić a été étroitement lié à de nombreux extrémistes. Il était dans sa jeunesse très proche des hooligans de l’Étoile rouge. Ces extrémistes d’extrême-droite que l’on voit soudain surgir sont ou bien des membres de groupes de hooligans, dont les dirigeants sont pour la plupart des trafiquants de drogue, ou bien des marginaux politiques, parfois néo-nazis, au service du parti au pouvoir. S’il l’estime opportun, Aleksandar Vučić est prêt à réorienter son parti vers l’extrême-droite. Il a déjà utilisé divers extrémistes de droite à des fins politiques. On peut s’attendre à ce que cette tendance se renforce dans un avenir proche, surtout si l’extrême-droite européenne se consolide et si la Russie et la Chine affermissent leur influence dans les Balkans.

CdB : Les élections législatives et municipales font beaucoup débat dans la société serbe. Êtes-vous en faveur de leur tenue ou bien d’un boycott ? Ou encore d’un report de ces élections ?

J.B. : Je pense que le régime d’Aleksandar Vučić s’est montré extrêmement irresponsable en appelant les citoyens à se rendre aux urnes pendant la pandémie. Il faut être conscient que sous ce régime autoritaire et mafieux, il n’y aura pas d’élections équitables. Et plus faible sera le soutien social, plus autoritaire sera le régime. C’est pourquoi on peut s’attendre à ce que chaque nouvelle élection soit encore moins juste que la précédente. Il faut pourtant lutter contre ce régime aussi dégoûtant que dangereux, tant en votant qu’en descendant dans la rue.

CdB : Nous avons été témoins ces derniers jours d’une série de manifestations et de contre-manifestations concomitantes en face du Parlement. Comment réagissez-vous à ce duel Dveri-SNS ?

J.B. : C’est une farce burlesque aux conséquences potentiellement dangereuses sur la santé. Les militants de Dveri sont venus soutenir leur chef dans sa grève de la faim, tandis que ceux du SNS ont montré combien ils étaient plus nombreux que les sympathisants de Dveri. Ces deux groupes se sont comportés illégalement, car les rassemblements de masse sont toujours interdits et la majorité des manifestants ne portaient pas de masque au visage.

CdB : Dragan Đilas, Boris Tadić et les autres figures démocrates de l’opposition représentent-ils une alternative politique crédible ?

J.B. : Ils ne représentent en tout cas pas une menace sérieuse au régime de Vučić. Dragan Đilas est le seul oligarque ayant le courage de s’opposer publiquement au règne d’Aleksandar Vučić. Il a cependant collaboré avec le régime pendant quelques années et, en tant qu’oligarque, il ne peut pas être reconnu par les citoyens les plus pauvres, qui sont nombreux. Quant à l’ancien Président Boris Tadić, il a commis une grave erreur en quittant le Parti démocrate (DS), alors dans une situation difficile, pour fonder un nouveau parti. Il n’a pas réussi à convaincre depuis lors, et n’y parviendra sans doute plus.

CdB : Compte tenu des liens supposés entre le SNS, la mafia et les hooligans, vous attendez-vous à une hausse de la violence si jamais le parti se sent affaibli, que ce soit avant ou après les élections ? Et, à l’inverse, les hooligans pourraient-ils un jour se rebiffer contre le pouvoir ?

J.B. : Comme je l’ai déjà dit, on peut s’attendre à une montée de la violence contre les opposants au régime. Les hooligans pourraient se retourner contre leur protecteur actuel, mais si seulement ils en trouvaient un autre plus généreux qui garantirait à la fois leur sécurité et les bénéfices que le SNS leur a octroyés depuis son arrivée au pouvoir. Autrement dit, c’est possible, mais trop cher en termes sociaux. Aleksandar Vučić a partiellement changé d’idéologie après 2008 et la création du SNS, mais il s’est politiquement socialisé parmi les extrémistes et les hooligans serbes sous l’œil de son père politique, Vojislav Šešelj. Et, malheureusement, il ne semble ni désireux ni capable de se transformer.

CdB : L’intégration européenne des pays des Balkans a-t-elle selon vous encore un sens aujourd’hui ?

J.B. : À mes yeux, l’UE n’est plus convaincante, ni attrayante dans les Balkans. Elle a raté ses chances. Elle s’est comportée de manière opportuniste et n’a pas du tout soutenu la démocratie. Mais à quoi d’autre pouvait-on s’attendre de la part d’une communauté politique oligarchique ?