Serbie : comment les autorités bloquent l’accès à l’information

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En théorie, la Serbie aurait une des meilleures lois au monde garantissant l’accès public à l’information. Seul problème, l’Etat ne respecte pas ses propres lois. Au gouvernement, dans les tribunaux, toutes les informations sont cadenassées pour les tenir hors de portée des journalistes trop curieux. Reportage.

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Par Simon Lenormand

La Serbie serait dotée de la « deuxième meilleure loi au monde » dans le domaine de l’accès public à l’information, après le Mexique. C’est en tout cas ce qui apparait dans le classement établi par les ONG espanoles et américaines Access Info et Centre For Law and Democracy. Parmi les critères retenus : le droit à l’accès, la portée de la loi, l’étendue des recours et des sanctions en cas de non-respect, ou encore la promotion de cette loi, adoptée par le Parlement serbe en 2004. L’information a de quoi surprendre, dans un pays où les journalistes ne cessent de dénoncer les difficultés grandissantes qu’ils rencontrent dans l’exercice de leur profession.

Pour Stevan Dojčinović, rédacteur en chef du site d’investigation Krik, le paradoxe s’explique simplement. « La plupart des lois en Serbie n’ont pas grande signification, parce que l’État ne les respecte pas ». Le site d’information qu’il dirige, spécialisé dans les enquêtes sur les réseaux de corruption, est soutenu financièrement par plusieurs ONG. Il s’est retrouvé plus d’une fois dans la ligne de mire du gouvernement d’Aleksandar Vučić, en particulier après ses révélations concernant le patrimoine caché du Premier ministre serbe.

Désormais, on ne peut plus mettre la main sur le moindre document d’importance.

« Nous avons sorti un certain nombre d’enquêtes importantes et ils ont réalisé à quel point l’information pouvait être dangereuse pour eux », raconte-t-il. « Donc ils ont décidé d’en fermer l’accès. » D’après Stevan Dojčinović, instruction aurait été passée dans les différentes administrations de ne plus collaborer avec Krik. « Désormais, on ne peut plus mettre la main sur le moindre document d’importance. »

C’est devenu le combat quotidien de Bojana Pavlović, elle aussi journaliste à Krik, chargée de récupérer ces documents. « Lorsque nous travaillions sur les propriétés des politiciens, soudainement toutes les personnes avec qui nous communiquions au département du cadastre ont été remplacées. Ensuite, on nous disait que les informations que nous demandions n’étaient pas d’intérêt public », témoigne-t-elle. Même constat concernant les décisions des tribunaux, les enquêtes en cours, etc. « Ça demande une énergie folle pour des informations qu’on devrait nous remettre légalement. »

La rédaction travaille donc désormais essentiellement grâce à l’aide de sources anonymes ou en collaborant avec des réseaux de journalistes internationaux, à l’exemple de l’OCCRP (Organized crime and corruption reporting project). C’est ainsi que Krik a pu révéler l’affaire liée aux activités obscures de Siniša Mali, maire de Belgrade qui, durant son mandat, occupait en parallèle les fonctions de directeur de deux sociétés immobilières basées en Bulgarie. « Ces réseaux de journalistes sont très efficaces. C’est à eux que nous devons la moitié de nos enquêtes, maintenant qu’il nous est plus facile de débusquer les signes de corruption à l’étranger, là où les responsables s’attachent moins à couvrir leurs traces », estime le rédacteur en chef.

Il existe pourtant un recours en Serbie pour obtenir les documents légalement disponibles : en appeler au Commissariat pour l’information d’importance publique et la protection des données personnelles, une institution indépendante établie par la loi de 2004. Les demandes sont si nombreuses que le commissaire met plusieurs mois à les traiter. Il peut ensuite recourir à une injonction qui laisse sept jours à l’administration concernée pour se plier à sa décision. En cas de refus répété, il peut infliger des amendes allant de 20 000 à 180 000 dinars (respectivement environ 160 et 1500 euros). Mais « c’est de l’argent public, donc ils préfèrent payer les amendes », déplore la journaliste Bojana Pavlović.

En 2016, le Commissaire pour l’information Rodoljub Šabić et ses 70 collaborateurs ont traité quelques 5 407 cas, dont 97 % ont pu être résolus. Dans les 146 cas non résolus, des amendes ont été prononcées, mais dans 61 cas, le Commissaire a dû en appeler à son dernier recours, l’État, pour faire respecter sa décision. « Notre institution fait son travail efficacement », témoigne une source au Commissariat qui a préféré rester anonyme. « Le principal problème auquel nous sommes confrontés, c’est lorsque que l’État doit intervenir. À ce jour, il ne l’a jamais fait. »

Néanmoins, d’année en année, l’institution gagne en notoriété et en efficacité. À tel point que certains organes officiels y ont recours pour obtenir des informations publiques, à l’instar du Conseil gouvernemental anti-corruption qui enquêtait sur une série de privatisations litigieuses.

Un commissaire nommé par le SNS

Une inquiétude demeure, néanmoins, au sein du bureau. Le mandat du Commissaire actuel, élu par le Parlement, arrive à échéance l’an prochain. Son successeur sera donc choisi par les députés de l’actuelle majorité au pouvoir, le Parti progressiste serbe (SNS) du Premier ministre Aleksandar Vučić. « Je mentirais si je disais que cela ne me préoccupe pas », admet ainsi ce fonctionnaire du Commissariat. « Nous pourrions devenir un tigre de papier, se désengageant des dossiers les plus sensibles pour se cantonner aux statistiques de base. » Les premiers signes ne sont guère encourageants. Cela fait deux années de suite que le Parlement n’a pas examiné le rapport du Commissaire en séance publique.

Le président de l’Association des journalistes indépendants de Voïvodine, Nedim Sejdinović, est plus pessimiste encore. « Les journalistes vont perdre un soutien de poids dans le combat contre la corruption et les abus des institutions. Je pense que nous allons vers une chute drastique du niveau d’accès à l’information. C’est la conséquence logique du renforcement constant de l’autoritarisme et des tendances anti-démocratiques dans notre société », estime-t-il. Des tendances qui ne pourront s’inverser, selon lui, sans une pression accrue de la communauté internationale, et tout d’abord de l’Union européenne, sur le pouvoir serbe.

Cet article est produit en partenariat avec l’Osservatorio Balcani e Caucaso pour le Centre européen pour la liberté de la presse et des médias (ECPMF), cofondé par la Commission européenne. Le contenu de cette publication est l’unique responsabilité du Courrier des Balkans et ne peut en aucun cas être considéré comme reflétant le point de vue de l’Union européenne.