Blog • Roumanie : trente ans après la « minériade » de juin 1990

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Pas plus que pour « la révolution en direct à la télé » de décembre 1989, il n’y aura pas de commémoration de la razzia punitive des mineurs les 13-15 juin 1990 à Bucarest, à l’appel du Président Iliescu, pour se débarrasser de ses opposants. A cet événement, connu sous le nom de « minériade », on préfère ceux, plus fédérateurs et patriotiques, comme les cent ans de la « Grande Roumanie ».

A vrai dire, les acteurs individuels et collectifs de la « minériade » ont quitté depuis un moment les devants de la scène sociale et politique roumaine. Il ne reste pas moins un problème qui demeure toujours vif dans ce pays et qui mérite d’être rappelé en cette occasion. Il s’agit de la vitalité d’un certain anti-néocomunisme, pour être précis, en bonne partie irrationnel que l’on peut constater encore aujourd’hui, trente ans après l’implosion du régime communiste. Le qualificatif d’irrationnel peut sembler fort, il ne se justifie pas moins par la situation sui generis dans laquelle se retrouve le principal accusé, le Parti social-démocrate.

Si, à bien des égards, il fait figure d’héritier du parti unique d’antan, ce parti mène depuis des décennies une politique libérale sur le plan économique, atlantiste, conservatrice pour ce qui est des mœurs, en accord avec l’Eglise orthodoxe, populiste et s’appuyant sur des réseaux clientélistes entretenus grâce à la corruption, une politique assumée d’ailleurs sans complexe par le PSD, même si dans certaines situations il se présente comme étant de gauche ou il est amené à prendre des mesures de gauche. Comment, dans un tel climat de confusion, peut-on critiquer ou s’opposer à des orientations néolibérales ou réactionnaires visiblement nocives émanant des partis politiques autres que le PSD sans être associé aux tares de l’ancien régime ?

Chaque pays de l’ancien bloc communiste a connu ses propres dérives. Il suffit de penser au racisme pratiqué ouvertement aujourd’hui dans l’ancienne RDA ou aux calomnies véhiculées par les conservateurs au pouvoir en Pologne sur le compte d’un Walesa, présenté comme un agent communiste lors de la fondation de Solidarność. La spécificité roumaine en matière d’anticommunisme semble ressortir du fait que ce pays a connu le pourcentage le plus élevé de membres du parti communiste et un des pourcentages les plus bas de dissidents et d’opposants au sein de l’ancien bloc communiste. Nous arrivons ainsi à l’aspect qui intrigue le plus rétrospectivement dans ce pays.

« Comme vous avez pu le constater, nous avons affaire à des éléments carrément fascistes ! »

La « minériade » a eu lieu à la suite des manifestations qui se sont déroulées de manière ininterrompue depuis le 22 avril sur la place de l’Université proclamée à partir de cette date « zone libre du néocommunisme ». Après avoir, dans un premier temps, taxé de «  voyous » les participants à ces manifestations, Iliescu les a traités de « fascistes ».

En soi, la double accusation de voyous et de fascistes n’avait rien de surprenant. Elle sortait tout droit d’un registre hérité de la période héroïque, stalinienne. La première accusation était ridicule dans le nouveau contexte tandis que la seconde n’était pas moins imaginaire, d’où les réactions quasi unanimes des observateurs. « Nous avons affaire à une tentative de rébellion de type légionnaire », déclarait le Président le 13 juin en se référant au conflit opposant en janvier 1941 les membres du mouvement légionnaire aux partisans du général Antonescu, épisode connu sous le nom de « rébellion légionnaire ». Puis, le lendemain, en s’adressant aux mineurs, il renchérissait : « Un grand merci à vous tous pour ce que vous avez démontré ces derniers jours, à savoir que vous êtes une force puissante, dotée d’une haute discipline civique, ouvrière… Comme vous avez pu le constater, nous avons affaire à des éléments carrément fascistes ! » Aucune preuve sérieuse n’a été apportée pour étayer ces affirmations.

Le show nationaliste du cénacle Flacăra à la place de l’Université

Toutefois, aussi imaginaire fût-elle, l’accusation de fascisme n’était pas forcément gratuite, mais dans un tout autre sens que celui dans lequel elle avait été proférée par le Président et ses partisans, majoritaires dans le pays en ce temps. En effet, le discours enflammé du personnage le plus en vue des protestataires, Marian Munteanu, avait des accents fascistes tandis que la tonalité d’ensemble était parfois marquée par un nationalisme exalté avec des relents de mystique orthodoxe. Or Marian Munteanu avait été un activiste communiste auparavant et avait collaboré avec la Securitate, ce que la plupart des gens ignoraient, tandis que le grand show de la place de l’Université prolongeait et « radicalisait » en quelque sorte, en renversant le sens du message propagé lors des messes organisées sous Ceauşescu par le poète Adrian Păunescu dans le cadre du cénacle Flacăra (1973-1985). Cette filiation ne pouvait pas passer inaperçue. Elle a probablement été reléguée au second plan dans la mémoire collective en raison de la répression qui a suivi. Il y a eu 746 blessés et 6 morts selon les chiffres officiels. Le héros (le tribun puis le martyre) du grand show de la « zone libre du néocommunisme » ne tardera pas, lui, de coqueter ouvertement avec les légionnaires et d’adhérer à la famille d’extrême droite européenne. Malgré cela, il fut dans un premier temps proposé comme candidat à la mairie de Bucarest par le Parti national libéral en 2016 et c’est à cette occasion que son passé communiste devint de notoriété publique.

Au printemps 1990, les rescapés du mouvement légionnaire historique ne faisaient que des apparitions symboliques tandis que les formations politiques d’extrême droite se réclamant de la Légion apparaîtront plus tard et joueront d’ailleurs jusqu’à nos jours un rôle politique marginal. En revanche, le passé légionnaire bénéficiait et bénéficie toujours d’un certain prestige en raison de l’emprise de ce mouvement fasciste sur des pans entiers de la société roumaine dans les années 1930 et des persécutions qu’il a pu subir sous le roi Carol, le général Antonescu puis les communistes, ceci après une longue série de crimes commis par ses propres membres surtout avant la « rébellion » de janvier 1940. A partir de cette date leur impact politique proprement dit baisse progressivement.

Un constat désespérant

Pourquoi insister sur cet aspect des protestations qui ont eu lieu à la veille de la « miniérade » ? Parce que même cette première grande révolte des Roumains contre le communisme, unique dans son genre, s’est avérée en fin de compte redevable à des formes d’opposition forgées à l’époque communiste par les communistes eux-mêmes pour mieux contrôler la jeunesse. Partant d’un tel constat, plutôt désespérant, l’ampleur prise par l’anticommunisme dans ce pays qui a connu le pourcentage le plus élevé de membres du parti communiste et un des plus bas pourcentages de dissidents et d’opposants, cesse de faire figure de paradoxe.

Que faire ? Nombre de Roumains ont tendance à mettre sur le même plan le communisme et le fascisme en essayant de démontrer comment le premier était encore pire que le second. Inutile de rappeler les simplifications grossières et les exagérations non moins grossières inhérentes à une telle démarche. Ne serait-il pas plus intéressant de regarder par exemple de plus près ce qui relève des pratiques communistes et fascistes, parfois savamment imbriquées, dans le passé roumain ? Le patriotisme aux accents mystiques cultivé dans les spectacles du cénacle Flacăra au temps de Ceauşescu puis sur la place de l’Université, au coeur de la « zone libre du néocommunisme », était-il plutôt fasciste ou communiste ? Ou bien, et l’un et l’autre ? La mobilisation de l’avant-garde de la classe ouvrière par le chef de l’Etat roumain contre les éléments fascistes – parmi lesquels, outre les voyous, figuraient les intellectuels et les personnes portant une barbe – s’inscrivait sans doute dans une tradition inaugurée après l’arrivée des communistes au pouvoir. En revanche, les méthodes des mineurs encadrés par des membres de l’ancienne Securitate ne renvoyaient-elles pas plutôt aux équipes des chemises noires » de Mussolini, à la « nuit de cristal » de l’Allemagne nazie ou encore aux forces de répression parallèles de la police légionnaire en 1940, comme le suggère l’historien Andrei Pippidi ?

Les réponses appropriées à de telles interrogations pourraient aider les Roumains à se réconcilier avec leur passé et à affronter avec plus de sérénité les défis qui les attendent.