Blog • Roumanie : La contestation hippie entre répression et récupération

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Auteur notamment de l’Histoire de Roumanie (Perrin, 2008) et de Un fascisme roumain, histoire de la Garde de fer (Perrin, 2014), Traian Sandu a réagi au volet précédent de la série consacrée à la Roumanie, « La constellation libertaire depuis 1989 », en nous proposant une analyse d’un phénomène moins connu, la contestation hippie dans ce pays et la répression puis les tentatives de récupération dont elle a fait l’objet. Son ouvrage sur Ceauşescu paraîtra à la fin de cette année chez le même éditeur.

Le cénacle Flacăra à ses débuts, Sala Sporturilor, Cluj-Napoca, 20.12.1975

La précédente livraison de ce blog avait laissé la parole à un militant qui a évoqué la scène underground punk de la Roumanie pré - et post-1989. Pourtant, la répression de ce courant contestataire ne fut pas le premier contact de Ceauşescu avec les musiques modernes et les philosophies émancipatrices qu’elles véhiculaient. Radical mais aussi rusé dans son approche de l’indispensable adhésion de la jeunesse dans un cadre totalitaire révolutionnaire et mobilisateur, il sut réprimer toute excroissance indépendante de la scène musicale rock, tout en fournissant, avec son poète de cour Adrian Păunescu, un ersatz de qualité aux grandes messes rock occidentales qui faisaient bouger les jeunes foules occidentales et séduisaient aussi au-delà du rideau de fer.

Lorsqu’il succéda au pouvoir à Gheorghiu-Dej en mars 1965, son souci fut de continuer sa politique de détente sur le front extérieur – avec une ouverture très large vers l’Occident et les non-alignés –, ainsi que sur le front intérieur – avec une récupération du nationalisme et de la tradition religieuse des époques précédentes et une certaine tolérance à l’égard des manifestations culturelles hétérodoxes. Une de ses premières décisions quant aux attitudes vestimentaires et corporelles des hippies accompagna l’épuration du redoutable ministre de l’Intérieur et orchestrateur de la terreur stalinienne à la tête de la Securitate, son ancien ami Alexandru Drăghici. Lors de la séance plénière du Comité central des 26 et 27 juin 1967 [1], un fidèle de Ceauşescu déplora la mansuétude à l’égard de la fraude contre les biens collectifs, mais se plaignit aussi des excès mal placés, comme ceux qui consistaient à arrêter les jeunes étudiants hippies dans la rue pour les raser et leur couper les cheveux – Ceauşescu rappela par la suite qu’environ 3 000 étudiants avaient subi ce traitement humiliant à Bucarest seulement, alors qu’ils n’étaient certainement pas tous des hooligans contestataires.

JC, gardes patriotiques et miliciens à la poursuite des éléments parasitaires

Mais, dès 1969, un tournant réactionnaire fut décidé dans la discrétion – ce qui permit par la suite aux historiens nationalistes d’attribuer la « mini-révolution culturelle » des thèses de juillet 1971 qui énonçaient le nouveau cours de l’histoire roumaine à l’influence du voyage en Asie du mois précédent. En mars 1970, « le comité municipal de parti de Bucarest informe que dans la capitale se déroule une large action dans le but de dépister et d’isoler des éléments coupables d’hooliganisme, parasitaires et décomposés moralement, sans occupation, de combattre ceux qui perturbent l’ordre public et qui ont une tenue extérieure stridente » [2]. L’action était menée par trente-huit équipes composées de jeunesses communistes et de gardes patriotiques, appuyées par la force publique de la Milice en cas de besoin. Dans les filets de ces équipes parapubliques furent prises 3 453 personnes, dont 249 fêtards ou dragueurs agressifs contraints à un comportement adéquat, des mineurs en rupture de famille ramenés à leurs parents, tandis que « 1 904 personnes dont 1 117 étudiants et élèves ont été déterminés à rectifier leur tenue » et critiqués dans les cadres dans lesquels ils évoluaient. « Cette action est appréciée positivement par la grande majorité des citoyens, car elle contribue à la rééducation de certains éléments, au maintien de l’ordre et au renforcement de la discipline, au développement de l’esprit de cohabitation sociale. » Bref, l’ordre moral communément partagé par Ceauşescu et une société encore traditionnelle, combiné à la surveillance politique des élites, commençait à remplacer la timide liberté des jeunes générations urbaines et les privilèges des nomenclaturistes de deuxième échelon – ceux qui ne pouvaient pas tout se permettre impunément, n’étant pas au sommet de la pyramide du pouvoir, et notamment proches des Ceauşescu.

Agir contre les « manifestations à caractère politique ou de décomposition morale »

Le 23 mars, les Sections d’organisation et de propagande présentèrent en commun une note qui concernait cette fois la Transylvanie plus moderne (comme on l’a vu aussi pour le mouvement punk ultérieur), où des clubs clandestins aux noms colorés du type Star-beat hippy club (Arad), Kripta-klub ou Pop-Cluj 70 (Cluj) proposaient de danser sur du rock et de participer à cette subculture à des jeunes parfois bons élèves et membres des jeunesses communistes [3] . En outre, ils écrivaient à Radio Europa liberă pour demander un programme musical, sans faire de politique mais en dénigrant parfois le régime : « Il est évident que si l’on n’était pas intervenu pour mettre fin à de telles activités, elles auraient pu évoluer vers des manifestations à caractère politique ou de décomposition morale. » [4] 10 600 personnes dont 3 453, nous l’avons vu, à Bucarest, étaient impliquées dans ces activités culturelles interdites – sauf pour les enfants des nomenclaturistes, à commencer par ceux de Ceauşescu. Les peines furent lourdes pour les deux enseignants coupables à Arad et à Cluj, exclus tous deux de leur profession, tandis que les élèves furent critiqués publiquement et surveillés.

La résurrection des agitateurs politiques

L’endroit de la médaille c’est que la note proposait aussi « d’établir les mesures nécessaires en vue de l’amélioration des activités politico-éducatives dans les rangs de la jeunesse » [5]. Bref, la distraction avec de la musique occidentale et de la sociabilité de jeunesse devenait acceptable si elle était organisée officiellement dans un cadre public ou partisan. Mais cette note fut commentée dès le lendemain par Ceauşescu dans un sens réactionnaire et répressif, lors de la réunion du Secrétariat du 24 mars 1970 [6]. Tout au long de son intervention irritée, il évoqua immanquablement « l’ordre et la discipline », qui manquaient bien évidemment, comme en témoignaient à la fois les vols dans les entreprises et l’organisation des clubs indépendants de jeunes. Mais le volet répressif n’était que la partie négative, la mobilisation devait reprendre de plus belle grâce à la résurrection des agitateurs politiques, supprimés depuis longtemps mais dont le régime éprouvait à nouveau le besoin. Ainsi conditionné, l’homme ne devait pas ressentir l’encadrement comme une contrainte : « Je considère que de cette façon nous ne limitons pas la liberté, nous l’aidons à mieux l’exercer. » [7] »

Il promut la même attitude envers la culture : « nous devons mettre à la tête de ces services éducatifs des hommes avec une conception claire, politique […] même s’ils n’ont pas de certificat d’hommes avec de grandes connaissances culturelles » [8]. Quant aux jeunes des clubs rock indépendants, « ceux-là, on aurait dû les envoyer tous en maison de correction » [9]. Mais il reconnut que les jeunes n’avaient pas d’endroit pour se distraire : « Un deuxième problème qu’il y a ici est la faute de l’UTC [Union des Jeunesses communistes], car ça ne date pas d’aujourd’hui, mais depuis de longues années se pose le problème d’organiser des bals les jours fériés. » [10] La voie était donc ouverte à la personnalité qui devait répondre à cette demande du régime, le talentueux poète de cour et organisateur de concerts folk et nationalistes, Adrian Păunescu.

Une « soupape de liberté dans un contexte idéologique étouffant »

Il faut s’arrêter un instant sur le plus étonnant produit de substitution des concerts rocks et autres happenings occidentaux, Cenaclul Flacăra (le cénacle la Flamme) du poète Adrian Păunescu. Le meilleur résumé en est l’introduction de l’article que lui a consacré Lucia Dragomir :

« Le 17 septembre 1973, le Comité central de l’Union de la jeunesse communiste de Roumanie confie au poète Adrian Păunescu la direction d’un cénacle itinérant, nommé Flacăra (« la Flamme »), dans le but explicitement exprimé de faire de la jeune génération ’l’homme nouveau’. Il s’agit d’une manifestation qui, par l’intermédiaire de la musique folk et de la poésie, ’se propose de faire de chaque spectateur un admirateur de l’art de substance, de l’art engagé, par lequel lui et tout ce qui l’entoure monte avec tout ce qu’il y a de meilleur les marches ascendantes du socialisme’ et de promouvoir un art ’vrai, conçu pour les gens, un art d’un profond militantisme civique et patriotique’. »

« Ce cénacle a connu un très grand succès : il a organisé 1615 séances qui rassemblaient des milliers de jeunes gens, remplissant les stades ou les maisons de la culture dans le pays entier jusqu’à son interdiction en 1985. »
« […] La poésie promue dans le cadre du cénacle Flacăra était, conformément au désir exprimé par ses organisateurs, au service de la propagande communiste. Elle a pu aussi être vécue comme une « soupape de liberté » dans un contexte idéologique étouffant, selon les affirmations de la plupart des participants à cet événement. » [11]

Le nationalisme de ce poète talentueux et lyrique né en Bessarabie en 1943 – donc prédisposé, comme son alter ego dissident Paul Goma, à la contestation de l’ordre soviétique en Roumanie après la guerre – se mêle aux exigences esthétiques que les thèses de juillet 1971 n’entendaient pas gommer totalement. Sous sa direction la « revue Flacăra [devint], en effet, le lieu principal de la création du culte de Ceauşescu « comme héritier – voire descendant mythique ! – des voïévodes historiques, appelé « “notre Conducător” […], “le premier homme du pays”, “le dirigeant du destin roumain” » [12]. Ce n’était pas là une simple et basse œuvre de flagornerie – pas seulement –, mais un pari sur l’avenir nationaliste du socialisme roumain et la rencontre de deux ambitions, celle du chef politique et celle de son poète de cour, qui était aussi de son meilleur relai auprès de la jeunesse. Simplement, le jeune poète s’ingénia à prolonger le charisme que le leader politique simple, rusé et nationaliste parvenait mal à faire durer au-delà du moment de grâce d’août 1968.

« Je te salue, générations en jeans ! »

L’impact de ce porte-voix du régime vers la jeunesse passait en partie par une certaine autonomie des médias, sinon des thématiques, afin de donner à la jeunesse l’illusion du libre choix culturel. Et quoi de plus adapté que les émissions radio et télévisées, mais surtout les grandes messes poético-musicales organisées par la véritable entreprise de spectacles poétiques et musicaux folk, voire rock, que devint bientôt le cénacle homonyme ? Contrairement à la revue, les mêmes sujets y étaient présentés « d’une manière plus subtile, plus insidieuse, dans une forme plus conforme au goût du jeune public auquel ils s’adressent ». L’effet générationnel, festif et entraînant, jouait à plein, y compris avec ses marqueurs soixante-huitards d’un début d’émancipation sexuelle et de récupération musicale et vestimentaire des codes occidentaux – « Je te salue, générations en jeans ! » est le titre du documentaire sur le Cénacle Flacăra, reprenant une adresse de Păunescu à ses fans enthousiastes [13]. Une lecture en termes de religion politique s’impose, avec ses divinités nationales, ses rites et ses rythmes incantatoires et ses servants, mais aussi une ferveur suscitée par le barde charismatique avec pour soubassement diaphane un nationalisme plus robustement affiché dans la revue. Mais les jeunes qui venaient aux spectacles, bien heureusement, ne la lisaient pas, et lorsqu’ils percevaient parfois la veine patriotique, n’y avaient rien à redire, puisque c’était là tout le fondement de leur culture ; ils n’avaient que peu conscience de la manipulation subie. Eugen Negrici avait déjà analysé la position ambiguë de Păunescu au service du régime :

« Păunescu a profité de la nouvelle orientation du régime pour lui devenir indispensable et pour accéder à une position élevée dans la hiérarchie de la propagande. Il était “libre d’agir au-delà des limites connues, comme tout agent avec des missions spéciales”, d’où l’impression du jeune public d’assister à des spectacles subversifs. » [14]

La circulation de l’admiration charismatique entre le public uni par une homogénéité culturelle et le chef qui l’incarnait d’autant mieux qu’il la leur distillait imperceptiblement, se matérialisait aussi par des billets que le public lui faisait passer et qu’il lisait immédiatement, dans une sorte de happening cathartique : « On ne saura jamais s’il y avait un tri de ces messages. » [15] Pour le public, cela n’avait aucune importance, seule comptait l’illusion d’un moment de libre expression qui caractérisait le périmètre magique du concert, d’un espace et d’une temporalité extraits hors de la morosité et de la violence culturelle des thèses de juillet 1971. Et ce d’autant plus que ces grandes réunions avaient débordé les salles de spectacle et s’effectuaient dans les stades pendant huit heures, donc dans un cadre spatio-temporel étiré et nocturne totalement exclu par le rigorisme ambiant et que seul justifiait son intégration au projet du régime.

Le sort des véritables opposants au régime

C’est bien la fonction de « soupape de sécurité » du régime qu’a joué le Cénacle Flacăra, car les véritables opposants au régime de cette jeune génération se retrouvèrent parmi les candidats à l’émigration politique et furent maltraités dans les locaux de la Securitate avec encore plus de brutalité que les dissidents d’âge plus mûr qui constituaient le groupe informel autour de Paul Goma. Fils d’un de ces dissidents, l’auteur de ces lignes rencontra ces jeunes dans le camp de transit de Traiskirchen près de Vienne, qui recevait les réfugiés anti-américains d’Amérique latine et les anticommunistes des pays de l’Est avec lesquels Washington gardait de bons contacts, comme la Roumanie et la Yougoslavie. Là, les autorités muselaient brutalement les protestations face au refus nord-américain d’accorder l’asile politique pour ne pas indisposer leur ami Ceauşescu, en employant notamment la psychiatrie répressive dont les Occidentaux dénonçaient par ailleurs l’usage à l’Est : la famille de l’auteur de ces lignes en fut victime, ainsi qu’un dossier publié par Thierry Wolton dans Libération en témoigna peu après. [16]
Quant au Cénacle Flacăra, il fut interdit en 1985, après une bousculade sur le stade de Ploieşti qui fit neuf morts et une centaine de blessés. Mais après 1989, Păunescu prétendait que c’était son « opposition » au régime et les allusions qu’il y faisait parfois pour créer la connivence avec son public qui lui avaient valu cette disgrâce.

Traian Sandu
le 25 mai 2020

Déjà parues dans cette série :
Roumanie 1 : La droite, la gauche entre guillemets et la gauche tout court
Roumanie 2 : Le socialistes d’antan au secours de la gauche
Roumanie 3 : La constellation libertaire depuis 1989 par Adrian Tătăran

Notes

[1Sténogramme de la séance plénière du CC du PCR des 26 et 27 juin 1967, dans Mihnea Berindei, Dorin Dobrincu et Armand Goşu, Istoria comunismului din România, vol. II, Documente Nicolae Ceauşescu (1965-1971), Iaşi, Polirom, 2012, 704 p. (plus loin doc. 46, pp. 287-327).

[2Note du CC du PCR, Section organisation, du 14 mars 1970, dans DNC, vol. II (1965-1971), doc. 91, p. 588.

[3Note des Sections d’organisation et de propagande, 23 mars 1970, dans DNC, vol. II (1965-1971), doc. 92, p. 589-592, ici p. 589.

[4Ibid., p. 590.

[5Ibid., p. 591 ; voir aussi p. 592, la proposition de créer « des parcs de distraction pour la jeunesse ».

[6Protocole n° 5 de la séance du Secrétariat du CC du PCR, 24 mars 1970, dans DNC, vol. II (1965-1971), doc. 93, pp. 593-612.

[7Ibid, p. 607.

[8Ibid.

[9Ibid., p. 610.

[10Ibid., p. 611.

[11Lucia Dragomir, « Poésie idéologique et espace de liberté en Roumanie », Terrain [En ligne], 41 | septembre 2003, mis en ligne le 10 septembre 2008, consulté le 17 novembre 2016. URL : http://terrain.revues.org/1635 ; DOI : 10.4000/terrain.1635. Une bonne partie des données sur le cénacle a été puisée par cette auteure dans la revue Flacăra qui tenait une « Chronique » du cénacle ». Cf. Stoica T., 1975. « Cenaclul Flacăra », Flacăra, n° 42, p. 19 ; n° 44, p. 17 ; n° 46.

[12Ibid., § 15.

[13« Te salut generație în blugi », https://www.youtube.com/watch?v=HnQqccjtm1I

[14Eugen Negrici, Poezia unei religii politice. Patru decenii de agitație si propaganda [La poésie d’une religion politique. Quatre décennies d’agitation et propagande], Bucarest, Pro, 1999.

[15Lucia Dragomir, op. cit., § 22.

[16Thierry Wolton, « Le bidonville des dissidents », Libération du 6 février 1978, p. 10 et 16.