Blog • Respirer et écrire : Marianne Mesnil rend hommage à Vintilă Mihăilescu

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Vintilă Mihăilescu écrivait comme il respirait [1]. Et plus que cela, il respirait comme il écrivait. Et il le savait bien, lui qui, confronté à une maladie redoutable, se voyait menacé d’être privé d’air. Pour lui, écrire était donc une fonction vitale. Et il a écrit « jusqu’au bout du chemin ».

Dans Ambos Mundos, l’essai sur son voyage à Cuba, qu’il a choisi pour être traduit en français, Vintilă rappelle les trois étapes bien connues que distingue Claude Lévi-Strauss dans son Anthropologie structurale : ethnographie, ethnologie, anthropologie. En pratique, certains, ethnographes de vocation, font un travail de terrain remarquable mais ne vont pas nécessairement au-delà de la collecte des données. D’autres considèrent le terrain comme une étape obligée de leur carrière, afin de pratiquer une ethnologie nationale (dans le cas des pays de l’Est, pour le moins) [2]. D’autres (ou les mêmes) enfin, souhaitent construire, à partir des deux premières démarches, un discours comparatiste et universel sur "l’Homme en société", bref, une anthropologie. Ces trois étapes, parfaitement complémentaires, sont rarement exercées de manière égale par un seul et même chercheur.

Pourtant, Vintilă était cet anthropologue complet, et il le fut avec constance et passion. Passion du terrain : qui a partagé avec lui cette expérience ne peut qu’avoir constaté sa jubilation à se trouver en immersion dans un milieu paysan ou urbain. Passion, aussi, pour la lecture, à la découverte de réflexions sur l’"Autre" par les autres. Passion, encore, pour l’écriture qui l’incitait à exercer une anthropologie du quotidien dont il faisait la matière première de ses célèbres "pilules", chroniques hebdomadaires de la revue Dilema veche. Passion enfin, pour la transmission orale à travers un enseignement qui a suscité, chez ses étudiants, nombre de vocations.
Et à travers toutes ces pratiques, Vintilă se révélait cet homme complet "à trois niveaux" : profondément roumain, balkanique et universel.
Dans le paysage des sciences humaines, en Roumanie, il y aura, incontestablement, un "avant" et un "après" Vintilă Mihăilescu.
Et puisque, dans ces jours tristes, c’est le moment de se souvenir d’un beau dicton roumain qui incite à "faire de l’humour à propos du malheur" (să fac haz de necaz), rappelons cette petite blague qui circulait dans le milieu des étudiants en anthropologie de Bucarest :

Quelqu’un demande à un jeune homme ce qu’il veut faire dans la vie. Réponse :- anthropologue.
A quoi il s’entend répliquer :
 Mais on en a déjà un : Vintilă Mihăilescu !

Hier, en ce début de printemps, Vintilă a cessé d’écrire et de respirer.
Mais il a semé à tout vent : des livres, beaucoup de livres. Et, surtout, une nouvelle génération d’anthropologues qui a surgi en Roumanie et parcourent aujourd’hui le monde en prolongeant son enseignement.

Marianne Mesnil
23 mars 2020

Notes

[1"Respirer et écrire" est le sous-titre d’un ouvrage du Dr F.B. Michel (Le souffle coupé. Respirer et écrire. Paris, Gallimard, 1984) consacré à de grands écrivains ayant souffert de pathologie respiratoire.

[2Cf. De ce este România astfel ? Avatarurile exceptionalismului românesc. Ed. Polirom, 2017 (Pourquoi la Roumanie est-elle "comme ça". Les avatares de l’exceptionalisme roumain).