Réfugiés : entre Bulgarie et Turquie, une frontière de plus en plus violente

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Des réfugiés enfermés dans une cage, sous l’oeil impassible d’agents de la mission européenne Frontex. L’image a fait le tour du monde, alors que les violences se multiplient sur la frontière turco-bulgare depuis l’été. Les autorités de Sofia se tournent vers la Turquie pour « bloquer les flux ».

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Par Alexandre Lévy

Javeed, un réfugié afghan qui traverse la Bulgarie
© Laurent Geslin / CdB

Que s’est-il dit lors de la visite officielle du président bulgare Roumen Radev en Turquie, les 9 et le 10 décembre derniers ? Selon les communiqués officiels, les deux pays voisins qui entretiennent de bonnes relations depuis la chute du mur de Berlin, ont discuté énergie, investissements, transports et coopération bilatérale sur fond de guerre en Ukraine. « Nous avons également évoqué l’idée d’une meilleure gestion de l’immigration clandestine », a tenu à ajouter le président turc Recep Tayyip Erdoğan après avoir longuement reçu son invité bulgare dans le manoir présidentiel de Vahdettin, à Istanbul.

Selon la presse turque, cet entretien s’est déroulé à « huis-clos », mais tout porte à croire qu’il a, effectivement, surtout porté sur la tension qui règne en ce moment à la frontière entre les deux pays, théâtre d’affrontements et d’incidents de plus en plus fréquents – et violents – entre exilés et forces de l’ordre. La rencontre aurait eu lieu à la demande de Roumen Radev.

La « pression migratoire », comme les autorités de Sofia appellent pudiquement la récente vague d’arrivées de demandeurs d’asile, n’a de cesse de s’accroître depuis cet été. Selon les chiffres officiels, le nombre de personnes qui tentent de traverser illégalement la frontière bulgaro-turque – pour la plupart d’origine afghane ou syrienne – a bondi de près de 80% par rapport à la même période de l’année dernière. Pour l’immense majorité de ces migrants fuyant la guerre et le chaos de leur pays d’origine, la Bulgarie n’est qu’une étape sur leur route vers l’Europe occidentale.

Tirer à vue sur des migrants n’est bien évidemment pas la solution, mais le début de nombreux problèmes.

Pendant longtemps, le ministre de l’Intérieur par intérim, Ivan Demerdjiev, assurait pourtant que ce flux de migrants était « maîtrisé », notamment grâce à l’utilisation de drones, d’hélicoptères, ainsi qu’en menant des travaux de renforcement de la clôture sur les 240 kilomètres de frontière terrestre avec la Turquie. Une succession d’incidents tragiques l’a contraint à revoir son discours.

Fin août, un car transportant une soixantaine de migrants a, selon les autorités, délibérément percuté un véhicule de police qui tentait de lui barrer la route, tuant deux policiers sur le coup. Il était conduit par un jeune Syrien, à peine majeur. Le 7 novembre, un garde-frontière a trouvé la mort alors qu’il inspectait une brèche dans la clôture de barbelés entre la Bulgarie et la Turquie, tué d’une balle en pleine tête. Selon les premiers éléments de l’enquête, le tir viendrait de l’autre côté de la frontière.

Deux jours plus tard, les autorités turques ont interpellé deux hommes, des bergers turcs, connus pour divers larcins et racket de migrants. Mais la tension est montée de plusieurs crans côté bulgare, responsables policiers et ministres dénonçant une « agression sans précédent » commise à l’égard des hommes en uniforme et promettant une réponse musclée pour y mettre fin. Dès le lendemain du drame, Ivan Demerdjiev s’est engagé à équiper les gardes-frontières de fusils automatiques en ajoutant que, désormais, les fonctionnaires de police n’allaient plus hésiter à faire usage de leurs armes en cas d’agression de la part des migrants ou de leurs passeurs. « Je peux vous assurer que le prochain incident de ce genre, s’il arrive, ne touchera pas les rangs de nos fonctionnaires », a-t-il dit lors d’un discours interprété par beaucoup comme un « permis de tuer ». « Tirer à vue sur des migrants n’est bien évidemment pas la solution, mais le début de nombreux problèmes », avait réagi Krassimir Kanev, président du Comité Helsinki, la principale ONG de défense des droits de l’homme dans le pays.

Enfermés dans une cage

Krassimir Kanev ne croyait pas si bien dire. Le 5 décembre, le collectif Lighthouse Reports et plusieurs médias européens, révélaient des images filmées d’un jeune Syrien blessé par balle alors que son groupe tentait de forcer, en jetant des pierres contre les policiers, la clôture de barbelés à la frontière turco-bulgare. Selon cette enquête, le tir provenait des gardes-frontière bulgares. Dans la foulée, cette même enquête publiait des images à peine imaginables d’un groupe de migrants détenus dans une sorte d’enclos métallique côté bulgare, sous la surveillance d’agents de Frontex, l’Agence européenne de garde-frontières. De nombreux autres témoignages ont également fait état de mauvais traitements et de reconduites forcées de l’autre côté de la frontière. Les autorités bulgares ont promis d’enquêter sur ces affaires, tout en dénonçant des reportages biaisés et partiels.

Cette brusque flambée de tensions n’est pas uniquement liée à la vague migratoire. Selon de nombreuses sources bulgares, elle est aussi due au laisser-aller délibéré des forces de sécurité turques. « C’est toujours la même histoire », sourit un policier bulgare sous couvert d’anonymat, basé au sud de Bourgas, sur la côte bulgare de la mer Noire. « Les Turcs instrumentalisent la pression migratoire vers l’Union européenne, selon leur bon vouloir. Un jour plus, l’autre moins… S’ils décident de l’arrêter, ils peuvent le faire du jour au lendemain. »

Est-ce pour cela que le président Roumen Radev qui, en l’absence d’un gouvernement nommé par le Parlement dirige de fait le pays depuis novembre dernier, est allé voir son homologue turc ? « Tout comme l’ancien premier ministre Boïko Borissov à l’époque, il n’a d’autre choix que d’essayer de s’entendre avec lui », analyse notre policier. Une hypothèse confirmée par le chef de la police du pays, Ivan Demerdjiev qui raconte au quotidien populaire 24 Tchassa que, suite aux entretiens avec la délégation bulgare, le président turc a décroché son téléphone et ordonné à son ministre de l’Intérieur de déployer « immédiatement l’armée et la gendarmerie » à la frontière.

« Il lui a littéralement demandé de fermer la frontière », a-t-il poursuivi, visiblement impressionné, en ajoutant que le président turc voulait désormais le « le silence et la paix » sur son flanc européen. « Concrètement, la Turquie prendra en charge ce flux migratoire en lui coupant le chemin vers la Bulgarie », a conclu le ministre de l’Intérieur de Sofia, ne cachant plus sa satisfaction. Reste à savoir ce que le Président turc a obtenu en échange.