Blog • Quelle différence entre un oligarque russe et un milliardaire américain ?

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Dans un billet publié par le quotidien en ligne sud-africain Daily Maverick, Yannis Varoufakis, économiste et ancien ministre grec des Finances, propose que l’on regarde de plus près les passeports des oligarques russes, mais aussi ceux des milliardaires américains, saoudiens, chinois, indiens, nigérians... et grecs.

Traduit par Jacqueline Dérens (article original)

© Flickr / Shakespearesmonkey

Aussitôt sous le feu des sanctions visant les oligarques russes, Roman Abramovich s’est empressé de mettre en vente le Chelsea Football Club. Une foule de milliardaires américains se sont alors précipités à Londres pour acheter ce club et nombre de luxueuses propriétés appartenant aux Russes, elles aussi mises en vente. Mais pourquoi avoir attendu si longtemps ? La réponse est dans les fondements de la législation occidentale.

Tous les dirigeants occidentaux ont appelé de leurs vœux cette manne de capitaux. N’est-ce pas David Cameron qui, en 2011, a séduit sans grandes difficultés un auditoire de milliardaires russes à « investir » en Grande Bretagne ? Et pourquoi de nombreuses compagnies sont-elles enregistrées dans l’État du Delaware aux États-Unis, utilisant une simple adresse postale qui garantit l’anonymat de leur propriétaire ? Parce que la législation de pays comme l’Angleterre et les États-Unis empêche les gouvernements et le public, non seulement de mettre leur nez dans ces trésors, mais aussi de savoir où et quels montants sont détenus.

Les démocraties occidentales accordent aux fortunes étrangères beaucoup plus de protection que de curiosité pour savoir qui les détient. En 2021, le rapport The UK’s Kleptocracy Problem du think-tank londonien Chatham House révélait que les visas dorés en vente pour les oligarques de par le monde sont accordés après « des contrôles… dont la seule responsabilité reposait sur les cabinets d’avocats et les banquiers qui gèrent ces fortunes ».

Dans mon pays, la Grèce, à la suite de la banqueroute effective de l’État en 2010, un oligarque pouvait acheter un no-question-visa-doré, accompagné d’un visa Schengen (avec la possibilité de vivre et voyager dans toute l’UE) pour la broutille de 250 000 euros. Des visas semblables sont vendus dans d’autres pays européens étranglés fiscalement, alimentant une fuite en avant grandement appréciée des oligarques.

Il est déroutant de voir que seuls les milliardaires russes sont appelés oligarques.

Il y a de bonnes raisons de se concentrer sur l’argent russe maintenant que les bombes tombent et détruisent des villes en Ukraine, mais il est déroutant de voir que seuls les milliardaires russes sont appelés oligarques. Pourquoi le mot oligarchie qui veut dire la loi (arche) d’un petit nombre (oligoi) est-il considéré comme un phénomène exclusivement russe ? Les princes saoudiens ou émirati ne forment-ils pas une oligarchie ? Les milliardaires américains qui se sont précipités pour acheter Chelsea FC ont-ils sorti frauduleusement de leur pays moins d’argent que leurs collègues russes, ou bien ont-ils moins de poids politique ? Ou encore utilisent-ils cette influence politique mieux que les Russes ?

Difficile de le savoir. Les oligarques russes ont sans doute l’oreille du Président Poutine et il exerce un pouvoir sur eux plus important que le gouvernement américain sur ses milliardaires. Depuis la décision de la Cour suprême d’accorder le droit aux entreprises de faire un don à titre personnel aux hommes politiques, les 0,01% des Américains les plus riches comptent pour 40% des contributions dans les campagnes électorales. Ce qui est un très bon investissement pour préserver ses richesses.

Le terrain miné de l’éthique

Donc, si les milliardaires non-russes sont aussi des oligarques, est-ce que mettre l’accent exclusivement sur les Russes, comme le fait l’Occident, veut dire que « nos oligarques sont meilleurs » ? Et là nous entrons sur le terrain miné de l’éthique. Prétendre que les milliardaires saoudiens qui sont derrière les années de guerre dévastatrice au Yémen sont « meilleurs » qu’Abramovich, c’est se moquer du monde. Poutine se sentirait justifié si nous osions dire que les pétroliers américains qui ont récolté d’énormes profits de l’invasion illégale de l’Irak par les États-Unis et le Royaume-Uni étaient moralement supérieurs aux propriétaires de Rosneft ou Gazprom.

Il est certain que les oligarques de Poutine détournent les yeux chaque fois qu’un journaliste courageux est obligé de se taire. Mais Julian Assange est dans une prison de haute sécurité au Royaume-Uni, dans des conditions proches de la torture, pour avoir mis à nu les crimes de guerre qu’a entraîné l’invasion illégale de l’Irak. Et comment ont réagi les oligarques occidentaux et leurs gouvernements quand leurs partenaires saoudiens ont coupé en morceaux le journaliste dissident Jamal Khashoggi, assassiné en 2018 au consulat d’Arabie saoudite à Istanbul ?

Il y a déjà des signes de nervosité entre l’ambition de saisir l’argent des oligarques et l’impératif de laisser le pays « ouvert aux affaires ».

À la suite de l’invasion de l’Ukraine par Poutine, le gouvernement britannique a déclaré sa détermination à lever le voile sur les secrets et les mensonges qui entourent l’argent abrité en Angleterre échappant à la loi et aux impôts. Reste à savoir si la réalité sera à la hauteur de la rhétorique. Il y a déjà des signes de nervosité entre l’ambition de saisir l’argent des oligarques et l’impératif de laisser le pays « ouvert aux affaires ».

Peut-être le seul petit coin de ciel bleu sur la tragédie ukrainienne est qu’elle a créé une opportunité pour aller examiner de plus près non seulement les passeports des oligarques russes, mais aussi ceux des américains, des saoudiens, des chinois, des indiens, des nigérians et, oui, aussi des grecs. Une des premières choses à faire serait de confisquer les somptueuses demeures vides à Londres et d’y loger les réfugiés d’Ukraine et du Yémen. Et tant qu’à faire pourquoi ne pas rendre le FC Chelsea à ses fans ?