Présidentielle en Turquie : réfugiés syriens et surenchères démagogiques

| |

Kemal Kılıçdaroğlu, le candidat de l’opposition, promet d’expulser « tous les réfugiés syriens » s’il est élu, sans hésiter à prétendre qu’ils seraient « dix millions » en Turquie. Le rival de Recep Tayyip Erdoğan risque ainsi de perdre des voix à gauche. Le président sortant est (un peu plus) modéré.

Cet article est accessible gratuitement pour une durée limitée. Pour accéder aux autres articles du Courrier des Balkans, abonnez-vous !

S'abonner

Par Baptiste Hamon

PxHere

« Je renverrai tous les réfugiés syriens chez eux dès mon arrivée au pouvoir », a affirmé Kemal Kılıçdaroğlu, le candidat de l’opposition, dès sa première prise de parole après le scrutin du 14 mai dernier. Alors que le président sortant Recep Tayyip Erdoğan avait taxé à maintes reprises durant sa campagne l’alliance des six partis d’opposition de pro-PKK et pro-LGBT, son rival Kemal Kılıçdaroğlu accuse l’autre camp d’être « pro-réfugiés syriens ». « Erdoğan a pris la décision de faire venir dix millions de réfugiés », a-t-il assuré jeudi 18 mai. Depuis le conflit en Syrie qui a débuté en 2011, des millions de Syriens ont fui leur pays. Selon les statistiques, entre 3,5 et 4 millions d’entre eux vivent actuellement en Turquie, ce qui constitue la première nationalité de réfugiés et la deuxième minorité ethnique du pays, après les Kurdes.

Selon la sociologue Didem Danış, co-fondatrice de l’Association pour la recherche sur la migration, le discours de Kemal Kılıçdaroğlu s’est considérablement durci durant l’entre-deux-tours « dans le but d’attirer les électeurs de Sinan Oğan ». Le candidat ultranationaliste, qui a remporté 5,2 % des suffrages au premier tour de la présidentielle, a axé sa campagne sur l’annonce d’expulsions massives de réfugiés syriens. Ses positions sont désormais reprises par le candidat de l’opposition. « Si Erdoğan et ses alliés restent au pouvoir, il y aura 10 millions de réfugiés de plus. Il y aura des pillages. Les villes seront tenues par la mafia et les trafiquants de drogue. Les féminicides augmenteront », prédit-il. Le chef du Parti républicain du peuple (CHP) peut compter sur le soutien d’Ümit Ozdag, le chef du Parti de la victoire (ZP). « Quand je serai ministre de l’Intérieur, je renverrai non seulement les Syriens mais tous ceux qui prennent la Turquie pour le parc d’attraction du monde », a-t-il annoncé le 24 mai.

Les gens disent que tous les problèmes viennent des étrangers. Ils répètent ce que disent les politiciens.

Recep Tayyip Erdoğan s’est montré légèrement plus modéré que Kemal lors de la campagne. Il a ainsi déclaré qu’il ne pourrait pas renvoyer « tous les Syriens chez eux car ce serait inhumain » , tout en se félicitant d’avoir réinstallé 500 000 réfugiés dans le nord de la Syrie. Un double discours qui illustre bien la réalité turque selon la sociologue Didem Danış. « Le sujet des Syriens est le seul qui unifie la Turquie. On ne peut pas dire qu’il y ait une polarisation de la campagne entre les pro et les anti-réfugiés. 85 % des Turcs veulent que les Syriens rentrent chez eux », assure la spécialiste dont l’association fondée en 2017 vise à mieux analyser la présence de migrants en Turquie pour défendre leurs droits.

Si le parti islamo-conservateur du président sortant semble plus mesuré, ce n’est qu’une apparence. « Il suffit de creuser le sujet avec les supporters de l’AKP pour se rendre compte qu’au final, ils sont anti-Syriens comme les autres », assure Didem Danış. Selon elle, le nationalisme s’est imposé dans l’ensemble des discours politiques. Répétés par les électeurs, ces propos discriminatoires ont de lourdes conséquences pour les Syriens. « Je ne me sens pas à l’aise ici », témoigne Luay, un Syrien de 18 ans qui vit avec sa famille à Istanbul. « Les gens disent que tous les problèmes viennent des étrangers. Ils répètent ce que disent les politiciens ». Le jeune homme originaire de Damas étudie l’ingénierie et tente actuellement de trouver un emploi étudiant pour aider ses parents à payer les frais de son université privée. « J’ai frappé à toutes les portes, dans tous les secteurs, mais les employeurs préfèrent embaucher des Turcs », déplore-t-il.

Les « cols bleus » de l’industrie turque

En Turquie, près de 200 000 Syriens ont le droit de vote, soit à peine 0,2% de la population, selon les chiffres officiels. Le visa étudiant de Luay ne lui permet pas de participer au scrutin de ce dimanche mais il suit la campagne avec attention. Le soir du premier tour, toute sa famille était réunie autour de la télévision dans leur appartement situé à Beylikdüzü, un quartier excentré où vivent de nombreux Syriens, Afghans et Pakistanais. « J’aurais aimé qu’Erdoğan gagne au premier tour », note le garçon, installé depuis six ans en Turquie. Il se souvient de la politique d’accueil des Syriens menée par le président sortant au début de la guerre qui a ravagé la Syrie, en 2011.

« C’était la première fois qu’une telle politique était menée », souligne Didem Danış. Le président turc pensait alors les accueillir seulement pour quelques mois, le temps que le président syrien Bachar al-Assad soit renversé. Mais les Syriens ont continué à rejoindre massivement la Turquie, après la montée en puissance de l’État Islamique en 2014. « Erdoğan avait alors considéré les réfugiés comme une main-d’œuvre bon marché et un rôle stratégique à jouer face aux Européens », souligne la sociologue. Depuis, les Syriens apparaissent comme les véritables cols bleus, petites mains de l’économie turque travaillant aussi bien dans la manufacture que la chaussure, le textile ou encore le tourisme auprès des visiteurs arabophones.

Les Syriens sont ici depuis plus de dix ans mais ce n’est que depuis les municipales de 2019, que leur présence est devenue un sujet politique.

« Les Syriens sont ici depuis plus de dix ans mais ce n’est que récemment, depuis les municipales de 2019, que leur présence est devenue un sujet politique », note Didem Danış. La question est même devenue centrale lors de ce second tour de la présidentielle, même si les promesses des candidats sont irréalistes, selon la chercheuse : « S’il est élu, Kemal Kılıçdaroğlu ne pourra pas rapatrier des millions de Syriens comme il l’affirme. Il existe des lois internationales. Les personnes sous statut de protection temporaire pourront seulement quitter le pays sur la base du volontariat. » Un avis partagé par le ministre des Affaires étrangères, Mevlüt Çavuşoğlu, qui invoque d’autres raisons, d’ordre économique. « Actuellement, il y a un important besoin de main d’œuvre dans le secteur agricole et l’industrie en Turquie », a-t-il expliqué à l’antenne d’Habertürk TV, le 21 mai.

Selon Didem Danış, la manœuvre stratégique de Kemal Kılıçdaroğlu est vaine. « Les gens savent que ses prises de position sur les réfugiés ne sont pas authentiques. Je ne pense pas que ça lui fera gagner des voix », souligne-t-elle. Cela pourrait même lui faire perdre les voix de certains électeurs de gauche, du HDP et du Parti de la gauche verte (YSP). Les instances dirigeantes du HDP ont tout de même réaffirmé leur soutien à Kemal lors de l’entre-deux-tours, voyant surtout ce scrutin comme « un référendum contre le régime d’un seul homme ».

Luay a beaucoup plus d’amis syriens que turcs, et tous soutiennent Recep Tayyip Erdoğan face à Kemal Kılıçdaroğlu et « ses mensonges ». Musulman, il apprécie également le côté conservateur du président sortant. Dimanche soir, il suivra avec la même impatience les résultats des urnes, auxquelles il n’a pas été appelé à se rendre. Le sort des 3,5 millions de Syriens pourrait basculer à l’issue du second tour, après une campagne marquée par la question des réfugiés.

Ce reportage est publié avec le soutien de la fondation Heinrich Böll Paris.