Blog • Quand le duc de Montpensier emmenait Ismail Qemal en Italie en bateau (1913)

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Le journal français Excelsior publiait le 12 avril 1913 le récit du voyage du duc de Montpensier, qui se rendait en Albanie au bord de son bateau, emmenant au retour avec lui Ismail Qemal, le chef du gouvernement provisoire albanais, proclamé le 28 novembre 1912 à Vlora.

Vers l’Albanie
Carnet de bord du duc de Montpensier

[Nous avons la bonne fortune de pouvoir donner à nos lecteurs quelques extraits des notes prises par S. A. R. le duc de Montpensier au cours de son récent voyage en Albanie :]

28 mars.

Après avoir quitté Corfou à 11 heures du matin, nous arrivons vers 5 heures du soir en vue du cap Linguetta, que nous doublons, et nous voici de nouveau en face de la baie de Valona. Qu’allons-nous trouver derrière ces monts qui nous cachent encore le but de notre voyage ? Le Mékong ralentit un peu sa marche et pénètre dans la passe. Bientôt, la baie nous apparaît tout entière : elle est vide. Alors, tandis que nous stoppons devant un point de la côte appelé Pacha-Liman, notre canot automobile part pour Valona, emmenant à terre le docteur et le commandant du Mékong, qui vont, selon la règle, se mettre en rapport avec les autorités maritimes et sanitaires. Deux Albanais, Gogiaman et Caccarigi, les accompagnent. Aux mains de qui trouveront-ils la ville ? Nous l’ignorons.

Une heure après, l’embarcation revient, ramenant quelques notables albanais, parmi lesquels Kiazim Keimal et Edhem Kemal, fils du chef du gouvernement provisoire, et Ekrem Vlora, neveu du grand vizir turc Ferid pacha. A eux se sont joints le directeur de la Banque autrichienne, un journaliste allemand, M. Muller, de la Neue Freie Press, et le médecin international, toujours à son poste bien que ses appointements ne lui parviennent plus depuis longtemps. Tous, en effet, sont, depuis cinq mois, privés de communications avec le reste du monde. L’escadre grecque est venue souvent stationner dans la baie ; elle a même tiré sur la ville deux coups de canon, mais n’a jamais tenté de débarquement, se bornant à surveiller l’entrée du port.

Grâce à quelques vieux journaux remis par les officiers des torpilleurs grecs à des pêcheurs de la côte, les populations ont une très vague notion des événements extérieurs.

Nos visiteurs nous assurent que la sécurité est parfaite à terre. Tous obéissent au gouvernement provisoire et à son chef, Ismaïl Kemal. Les nouveaux pouvoirs publics ont organisé une milice albanaise qui maintient l’ordre ; ils perçoivent régulièrement des impôts et se sont notamment réservé le monopole de la vente du sel. Mais les vivres sont rares : le sucre vaut jusqu’à 20 francs le kilo ; le pain seul s’est maintenu à des prix abordables. Toutes les autres marchandises atteignent des prix fantastiques ; le pétrole coûte 50 francs le bidon. Malgré les privations endurées l’état sanitaire de la population est excellent.

Nos visiteurs, qui ne sont pas encore revenus de la surprise que leur cause l’arrivée du Mékong dans leur port, depuis si longtemps désert, nous questionnent inlassablement sur les événements de la guerre. Comme la nuit est déjà avancée, nous les faisons reconduire à Valona par Gogiaman et Caccarigi, nos deux compagnons albanais, qui, tout à la joie de revoir enfin leur patrie, resteront cette nuit à terre.

29 mars.

Dans la matinée, nos deux Albanais reviennent nous annoncer la visite d’Ismaïl Kemal, qui monte à bord vers midi et déjeune avec nous. Il est accompagné de ses ministres. Tous témoignent que l’organisation du pays est déjà puissante et que les Albanais ont pleinement conscience d’eux-mêmes. Ils entendent choisir leur souverain eux-mêmes, dès que leur territoire sera délimité. Aussi, Ismaïl Kemal, désireux d’aller, au sujet de cette délimitation, conférer avec les puissances, nous demande-t-il de l’emmener avec nous en Italie…

En haut du mât du Mékong flotte, durant cette visite, le pavillon albanais, qui depuis cinq siècles, depuis le duc Jean de Normandie, n’a jamais flotté sur les eaux.

A 4 heures, nous descendons à terre, et venons accoster le long d’une petite jetée, qui porte encore les traces d’un des deux obus tirés par les Grecs sur la ville. En haut du débarcadère, nous trouvons deux voitures de place, deux fiacres ! Je monte dans le premier avec le prince Ghica et Gogiaman ; ma suite prend place dans le second, tandis qu’un fort détachement de la milice albanaise présente les armes. Ils sont ainsi environ huit cents, parfaitement armés, vêtus d’uniformes turcs, dont les parements et les cols ont été transformés aux couleurs albanaises et coiffés du fez blanc des Malissores. Massée sur notre passage, la foule déborde des ruelles et couvre même les toits : elle nous souhaite la bienvenue et un immense cri en sort : « Rnoft Scpupnia ! » (Vive l’Albanie !)

Nous arrivons ainsi chez Ismaïl Kemal, qui habite la maison de Djemil Vlora, transformée en palais du gouvernement.

Tous les ministres sont là, entourés de chefs et de sénateurs venus à Valona de tous les coins de l’Albanie ; il y a également là Mgr Cacciori, protonotaire apostolique de Durazzo, vice-président du gouvernement provisoire, et Issa Boletine, le fameux chef militaire albanais, devant qui les Turcs tremblèrent durant cinq ans et qui commande aujourd’hui les milices albanaises.

Nous avons avec eux un long entretien...

Accompagnés des deux fils d’Ismaïl Kemal, à cheval, nous visitons la ville.

Celle-ci, qui comptait autrefois 7.000 habitants, en a maintenant 35.000, grâce aux nombreux paysans qui ont fui leurs campagnes et aux chefs, délégués ou guerriers qui sont venus des montagnes. Beaucoup de ces gens sont dans la misère et la détresse la plus profondes, malgré l’aide de la population stable ; mais tous, sans distinction de religion, luttent contre les privations au nom de l’idée albanaise.

Vers le soir, nous regagnons le Mékong, où un envoyé d’Ismaïl pacha vient nous avertir qu’Ismaïl pacha sera prêt à partir le lendemain. Ce soir-là, les consuls d’Autriche et d’Italie montent également me voir à bord.

30 mars.

Mgr Cacciori et le curé catholique de Valona passent avec nous la matinée et visitent le Mékong. Tous deux, ainsi du reste que tous les notables et les membres du gouvernement provisoire, parlent parfaitement le français...

Nous attendons depuis cinq heures les membres du gouvernement que nous devons ramener en Italie. La nuit commence à tomber. Personne ne vient. Nous sommes assez inquiets, car il devient urgent de quitter la baie de Valona. Enfin, à dix heures, le canot à pétrole nous accoste avec Ismaïl Kemal, et ses deux fils, Gourakouki, ministre de l’Instruction publique, Issa Boletine et ses deux fils, le sénateur Beratti et un notable commerçant du pays.

Par une nuit noire, nous sortons de la baie et passons devant l’île de Sasano, sur laquelle campent encore quelques soldats grecs.

31 mars.

A huit heures du matin, après une traversée des plus calmes, nous mouillons dans le port extérieur de Brindisi. Nous déclarons Valona comme dernier port de séjour. Le service de santé consulte alors ses registres et nous dit que Valona est déclarée dangereuse. Depuis six mois, nul avis contraire ne lui étant parvenu, nous devons recevoir à bord un médecin et des infirmiers, qui s’empressent du reste de nous délivrer fort aimablement les certificats nécessaires au débarquement de nos hôtes...

1er avril.

Nous touchons à nouveau Corfou, où nous rencontrons les deux bateaux de guerre anglais envoyés à Antivari, Edouard-VII et le Dartmouth. A sept heures du soir, nous repassons devant la baie de Valona. Nous dirigeons vers la passe le rayon de notre projecteur électrique : deux torpilleurs croisent devant la côte.

Duc de Montpensier.

Source : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k46018417/f2.image

Publié en albanais : https://www.darsiani.com/la-gazette/excelsior-1913-rrefimi-i-dukes-se-montpensier-it-ne-ditarin-e-tij-ja-pse-e-mora-ismail-qemalin-ne-vlore-dhe-e-dergova-ne-brindisi-ja-kush-e-shoqeroi/