Blog • Périclès, sagesse et constance. Hommage à Périclès Korovessis

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La trajectoire du militant de la liberté Périclès Korovessis, décédé le 11 avril. Bernard Dreano évoque quelques souvenirs de maïeutique et de retsina.

Périclès Korovessis

Dans le bateau qui nous ramenait d’Egine au Pirée, l’un de nous avait épinglé
sur sa poitrine l’acte d’élargissement en proclamant « Maintenant me voilà libre,
et vous aussi. Même que j’ai un papier qui le dit, et vous, vous l’avez ce papier ?
Vous me direz, pourquoi mes menottes alors ? D’accord,
mais vous aussi vous en avez, et vous ne vous en apercevez pas . »
Nul dans le convoi ne le contredit.
Périclès Korovessis
La Filière, 1969

Jouer comme Charlie Parker quand il invente le bebop
a la même importance que Martin Luther King
(Périclès Korovessis, février 2020)

Ce jour de la fin mars 2020, j’ai appris que Manolis Glezos venait de mourir. Le fier jeune homme qui avait décroché le drapeau nazi de l’acropole d’Athènes, ce militant de toujours que j’avais croisé quelque fois. Je me suis dit qu’il serait intéressant de donner une information sur la vie et l’action de cette figure de la gauche grecque et européenne à mes amis en France, Périclès va surement écrire quelque chose de fort ai-je tout de suite pensé, et c’est cela qu’il faudra diffuser chez nous, pour que ceux d’aujourd’hui connaissent les luttes de ceux d’hier… Mais rien dans Efsyn.gr, le journal en ligne, sorte de Mediapart hellène dont mon ami Périclès Korovessis était l’un des fondateurs et éditorialiste régulier. Sa dernière contribution, quelques jours auparavant, portait sur la situation des migrants. Je me suis dit qu’il fallait que je joigne Périclès… et pour savoir aussi comment il vivait le confinement COVID19 ; était-il à Athènes ou à Akrata dans le Péloponnèse ?

Et puis, coup de téléphone de notre vieil ami commun Jean François Hersent, « Périclès est parti » ce 11 avril. Il avait 79 ans.

L’exil

Un jour d’automne 1971, si ma mémoire est bonne, Henri Maler , un des animateurs du groupe Révolution (Revo ! pour les intimes) auquel j’appartenais, m’a pris à part au sortir d’une réunion.
  Je vais te présenter quelqu’un, un camarade grec, Périclès Korovessis… Un groupe de militants grecs, membres ou non de Révo en France, est en train de se former, et ce serait bien si toi, pouvais les suivre, en toute discrétion bien sûr, même par rapport à notre organisation.

C’est dans un café que j’ai donc rencontré cet homme au visage inoubliable, anguleux et dur comme une serpe, musical et doux comme une lyre, immédiate impression de force et de bonté physique.

Périclès était déjà une figure de la résistance à la dictature des colonels. Né en 1941, il avait vu, dans ses jeunes années, la violence de l’occupation et de la guerre civile. Passionné de théâtre et de littérature il avait commencé à se politiser au milieu des années 50, dans une Grèce encore marquée par les guerres, vivant sous un régime autoritaire. Il avait adhéré à l’organisation de jeunesse du seul parti de gauche plus ou moins autorisé : la Gauche unie démocratique EDA (dans laquelle le parti communiste KKE, interdit, avait une certaine influence).

Après l’assassinat de son député, le populaire Gregoris Lambrakis en 1963, l’organisation était devenue « Jeunesse démocratique Lambrakis » présidée par le compositeur Mikis Théodorakis, et ses militants écrivaient des « Z » sur les murs, l’initiale du mot grec ancien « zi », signifiant « il est vivant » . Une période où Périclès a pas mal « mangé du bois » comme on dit en Grèce quand on reçoit des coups de matraques.

En 1963 le parti de centre droit dirigé par Geórgios Papandréou avait gagné les élections, mais le nouveau Premier ministre avait été destitué par le roi Constantin, grâce à la défection d’une partie du centre ralliée la droite. À cette instabilité politique s’ajoutait une tension sociale et la naissance d’un mouvement contestataire dans la jeunesse étudiante, comme un peu partout alors dans le monde. Le 21 avril 1967 une junte militaire dirigée par le colonel Geórgios Papadópoulos avait pris le pouvoir et renversé le roi (parti en exil), interdit les partis, instauré la dictature et réprimé violemment les militants de gauche. C’est dans ce contexte que Périclès avait été arrêté, le 8 octobre 1967, bien qu’il n’occupât aucune place de dirigeant dans la Jeunesse Lambrakis. Il sera longuement et sauvagement torturé puis déporté dans un bagne sur l’Ile d’Egine. Suite à de nombreuses campagnes internationales et de mobilisation en Grèce, plusieurs détenus seront sortis du bagne en mars 1968 et Périclès réussira à le quitter le pays et rejoindre la Suède, puis plus tard Paris, avec sa compagne suédoise Marie (alias Lili), et ils résideront à la Maison du Danemark de la cité universitaire du boulevard Jourdan à Paris.

Il est alors étudiant et assiste aux séminaires de Roland Barthes et Pierre Vidal-Naquet. Il témoigne dans le film d’Agnès Varda Nausicaa consacré aux exilés grecs de la dictature, et surtout publie en 1969 son livre La Filière, témoignage sur les tortures en Grèce, qui a un grand retentissement et contribuera à la suspension de la Grèce du Conseil de l’Europe.

Périclès est donc une personnalité bien identifiée dans la diaspora progressiste grecque qui cherche à s’organiser. Le fils de l’ex Premier ministre Geórgios Papandréou (décédé en 1968), Andreas Papandréou cherche à monter une organisation qui n’exclue pas l’action armée, le Mouvement panhellénique de libération (PAK). La grande actrice Mélina Mercouri cherche à y entraîner Périclès. Le paysage de la gauche grecque est aussi bouleversé par la scission du Parti Communiste KKE en 1968 entre le Parti dit de « l’intérieur » (KKE-esot) qui rejette le stalinisme et la tutelle de Moscou, et le parti officiel appelé par dérision « extérieur ». Périclès est intéressé par cette évolution mais privilégie la formation d’une organisation radicale et nouvelle, en exil et qui pourra ensuite appuyer la résistance intérieure.

En fait d’organisation, il ne s’agit que d’un petit noyau, avec notamment Vassili, un ouvrier de Renault Billancourt, Laakis, un chanteur que nous réussirons à programmer à la fête de Lutte Ouvrière, et quelques autres dont l’ancienne compagne de Périclès et un joyeux peintre « optique » suisse. Le groupe se donne un nom (Organisation socialiste révolutionnaire OSE) et publie quelques numéros d’une revue μαία (Maïa, l’accoucheuse). Et un petit bulletin (O Taraxiès, Le Trublion). Si notre noyau grec ne donne pas naissance à la vaste organisation espérée, il garde des contacts avec le pays, où, à l’évidence, le pouvoir des colonels rencontre des difficultés. En attendant, une de ses activités consiste à rencontrer d’autres groupes d’exilés en Europe, dans la mouvance plus ou moins trotskisante et compliquée (un paysage complexe à l’époque, et qui l’est encore de nos jours), et à refaire le monde dans des restaurant grecs du quartier de la Gare du Midi à Bruxelles qui ressemblait à l’époque à Place Omonia d’Athènes. Parmi nos interlocuteurs Panos Garganas et Maria Stylou liés au groupe britannique International Socialism, devenu en 1977 Socialist Workers Party. Ils devaient fonder plus tard en Grèce un parti homologue, le SEK, qu’ils dirigent toujours aujourd’hui et qui participe au petit Front de la gauche anticapitaliste grecque ANTARSYA.

C’est une période de rencontres, longues soirées et joyeuse bohème. À la cité universitaire, où je passais pas mal de temps, d’austères réunions en noubas délurées, de la maison du Maroc rebaptisée « maison du Fatah » qui avait pour directeur notre ami François Della Sudda, membre du CEDETIM à celle d’Italie que dirigeait notre ami Aldo Vitale, où je retrouvais militants italiens et libanais, et juste en face à celle du Danemark où Périclès m’offrait religieusement le café (ou plutôt l’infusion de vieux filtre à café sans café) et où nous avons connu quelques soirées grecques mémorables avec chants Rébétiko et mauvais vin, dansant et cassant moultes bouteilles, et même une fois essayant de faire un feu de joie dans le parc de la cité (heureusement il s’est mis à pleuvoir). La maison du Danemark était plus ou moins gérée en autogestion et les braves blondes scandinaves qui s’occupaient du comité ne comprenaient pas comment après de telles agapes qui duraient toute la nuit, nous demeurions capables de tout ranger au petit matin (moi non plus d’ailleurs je ne sais pas comment c’était possible – sans doute l’énergie de Lili

Plus tard nous nous retrouvions, rue du Temple, à l’hôtel particulier de Montmort, magnifique bâtiment du XVIIe siècle, à l’époque en très mauvais état, dans un tout petit studio, tout au fond de la cour où, après un escalier en marbre, on accédait par une sorte d’échelle aux étages supplémentaires ajoutés je ne sais trop quand pour loger des pauvres de ce quartier d’artisans au XIXe siècle (tout cela a disparu et l’hôtel a été restauré dans les années 1980). Périclès et Lili y avait succédé à Gilles de Staal et Madeleine Beauséjour, qui étaient à ce moment-là en train d’organiser le mouvement Révolution Afrique avec leur complice Mamadou Konte, dans les foyers de la région parisienne . Sur la porte Périclès avait collé un couvercle de fromage de Brie avec une illustration éducative : Périclès apportant la démocratie à la Grèce.

À la fin du printemps 1973, Périclès nous annonce que ses parents vont venir en France, avec sa sœur Alcestis, et qu’il va ainsi pouvoir les retrouver, pour la première fois depuis son arrestation en 1967. Pas question de les recevoir dans notre bohème anarcho-militante. Je décide d’impliquer mes propre parents, et nous organisons chez eux, dans leur grande maison de Bondy, un dîner dans les règles de l’art et le bon goût français. Les parents de Périclès sont ravis. Ils parlent un français parfait et un peu suranné, et le père de Périclès nous stupéfie en récitant des poèmes entiers de Charles Leconte de Lisle et José Maria de Hérédia, écrivains de la fin du XIXe siècles, amoureux des antiques gréco-latins…

Cependant, juste avant ces moments de grâce, nous avions été absorbés par une autre tâche : les toilettes de ma sœur, bouchées, avaient reflué dans la petite cour de sa maison. « Pas de problème » a déclaré Périclès, « en tant qu’ancien du bagne d’Egine, je suis spécialiste de la merde ! ». Et puis, après l’émotion des retrouvailles, et la sueur de nos travaux d’Hercule, je suis parti dans la soirée, guilleret quoiqu’un peu éméché, prendre un train pour rejoindre mon régiment… (nous étions encore au temps du service militaire), Périclès m’ayant équipé d’un indispensable instrument de survie : le livre des Poèmes de Constantin Cavafy.

Je vous raconterai peut-être un jour mes souvenirs de ces douze mois de 1973-1974 quand je protégeais la France et me préparais à la IIIe guerre mondiale à Landau in der Pfalz en Allemagne ; pour le moment comme nous allons le voir, cette séquence de ma vie n’est pas sans interaction avec Périclès.

Disons simplement que si, dans l’ensemble, cet entracte encaserné s’est plutôt bien passé, il y avait dans l’appareil militaire certains qui ne me voulait pas spécialement de bien. Incorporé début août 1973 je n’ai eu droit à ma première permission qu’à la mi-novembre… Pile quand les étudiants de l’école Polytechnique d’Athènes se révoltaient contre les colonels.

Les étudiants avaient déjà occupé des facultés en février et été expulsés par la police. Mais là c’est par milliers que le 14 novembre ils avaient occupé les locaux de la prestigieuse école Politechnion située dans le centre d’Athènes, bientôt soutenus par des dizaines de milliers d’Athéniens dans la rue. Nous avons donc suivi, ensemble avec les amis grecs à Paris, heure par heure, les évènements jusqu’à l’intervention des chars de l’armée le 17 novembre. Il y a eu des milliers d’arrestations, des dizaines de morts, mais pour Périclès et d’autres, à partir de ce moment les jours de la dictature étaient comptés.

Manifestation autour de Polytechnique

Quelques mois plus tard la dictature est tombée… Je le sais avec précision, c’était neuf mois après ma première permission, quelques jours avant que Suzanne, ma compagne, ne mette au monde notre fils Thomas. En ce beau mois de juillet 1974 je terminais mon service militaire en fanfare, avec une manœuvre évasion… ou des « évadés », dont moi bien sûr, étaient poursuivis par le reste du bataillon et deux brigades de gendarmerie du Bas-Rhin, bref une grande partie de gendarme et voleurs… Tout en m’inquiétant de l’état de Suzanne et cherchant à m’informer sur ce qui se passait du côté de la Grèce, où la situation était extrêmement tendue depuis qu’un coup d’état d’extrême droite avait eu lieu à Chypre, ce qui devait provoquer l’intervention armée des turcs dans l’île et la chute des colonels à Athènes.

Juste avant de quitter l’armée, j’apprenais donc à la fois la fin de la dictature et l’imminence de l’accouchement, et je rejoignais Paris dans la nuit pour y être accueilli par Périclès, la mère de Suzanne et George un œnologue amateur californien en vadrouille dans les vignobles français… pour rejoindre la maternité des Lilas. Le lendemain nous fêtions la naissance de Thomas et la renaissance de la Grèce, dans l’escalier de la maternité, avec Suzanne et Périclès, du camembert et du vin (apporté par George)… Quelques jours plus tard le tout petit bébé Thomas faisait sa première sortie à Nogent sur Marne, chez Jean François Hersent, pour être dûment béni par Périclès que nous commencions à appeler entre nous le Grand Sachem.

Retour en Grèce

Périclès a pu revenir au pays. Puis a alterné entre Stockholm et Athènes. Il a eu un fils Christophe avec Marie (Lili). Puis le couple s’est séparé, et Périclès s’est fixé à Athènes. Il y a vécu avec une autre Marie, Maria Katergari.

Dans les années 1980 je suis retourné plusieurs fois en Grèce. C’était l’époque de la « crise des euromissiles », le dernier épisode de la guerre froide. La tension Est-Ouest connaissait depuis 1979 un durcissement, avec l’invasion soviétique de l’Afghanistan, le déploiement de nouveaux missiles soviétiques SS20 visant l’Europe, le déploiement de missiles de Croisière et de fusée Pershing II dans les pays de l’OTAN, la volonté du président Reagan en fonction en janvier 1981 de mettre à genoux « l’empire du mal », etc. De nombreux mouvements luttaient contre le risque de guerre et la course aux armements, mais il y avait concurrence entre les « Nouveaux mouvements de paix indépendants », regroupés dans la mouvance END (European Nuclear Disarmement) qui entretenait des relations avec des mouvements dissidents de l’Est et prônaient « la détente par en bas » entre sociétés civiles de l’Est et de l’Ouest et les mouvements pacifistes traditionnels, dont les « comités de paix » des pays de l’Est plus ou moins contrôlés par les gouvernements du bloc soviétique .

Andreas Papandréou (1919-1996) était entre temps devenu Premier ministre, après la victoire de son parti PASOK aux législatives de 1981. Il s’était posé en médiateur entre l’Est et l’Ouest, y compris au niveau des mouvements pour le désarmement, invitant, à travers son mouvement pour la paix KEADEA, à des conférences à Athènes plusieurs années de suite, à la fois les nouveaux mouvements indépendants et les « traditionnels ». J’y participais dans la délégation du CODENE notre mouvement indépendant français. À chaque fois j’avais l’occasion de rencontrer Périclès pour parler de tout, et de faire le point sur la situation de la Grèce et du monde avec quelques vieux camarades gauchistes, dont le moindre n’était pas Michel Raptis qui me recevait cérémonieusement dans la pâtisserie Flokas, un salon de thé façon Mitteleuropa qui a disparu depuis.

Périclès vivait chichement, écrivait, et buvait sans doute un peu trop. Tout en restant fermement engagé à gauche, il se tenait éloigné des querelles des groupuscules gauchistes et observateur des tentatives du Parti Communiste de l’intérieur (KKE-esot) de se relancer. Le parti communiste officiel KKE fort d’une certaine base sociale rurale et ouvrière, s’affirmait de son côté de plus en plus comme un parti nationaliste en conflit ouvert avec les autres partis de gauche et d’extrême-gauche.

Et puis les choses ont un peu changé. La situation matérielle de Périclès s’est un peu améliorée, sa santé aussi (largement grâce à Maria).

Et pendant ce temps-là le monde s’est transformé : le mur de Berlin tombe en 1989, l’URSS disparaît trois ans plus tard. La gauche grecque est secouée : après une brève alliance électorale en 1989 les deux partis communistes grecs se déchirent, et le parti de l’intérieur reprend à son compte l’idée de coalition et devient Synaspismós (Coalition de la gauche, des mouvements et de l’écologie), élargie à certains groupes d’extrême-gauche et écologistes, mais qui perd aussi des cadres attirés par le PASOK social-démocrate. À ce moment-là, pendant cette période Périclès resté jusque-là assez loin de la gauche traditionnelle, s’investit, écrit des articles, « l’ancienne gauche telle que nous la connaissions était terminée, mais il y avait des choses précieuses à retenir de son capital d’expérience » expliquera Périclès bien plus tard. « Il y avait une dynamique et certains membres de la Coalition ont vu que quelque chose pouvait en sortir » . Il est alors reconnu comme personnalité indépendante importante dans cette mouvance de gauche, et en 1998 sera élu Conseiller municipal d’Athènes.

Cette période est aussi celle des guerres dislocation de la Yougoslavie. Une des conséquences de ces guerres est la montée du nationalisme en Grèce, du racisme anti-albanais (les Albanais immigrés, très nombreux en Grèce, étant considérés comme dans le « mauvais camp »), et exacerbée notamment par le refus hystérique grec de reconnaître à la République de Macédoine issue de l’ex-Yougoslavie le droit de s’appeler Macédoine. Périclès fut l’un des rares intellectuels à critiquer ce délire macédono-maniaque, ce nationalisme, ce racisme. Ce qui lui valut de voir ressortir une vieille accusation contre lui : ce « traître de Korovessis » aurait été, depuis l’époque de son exil à Paris, un chef d’orchestre clandestin de l’Organisation terroriste du 17 novembre .

A Athènes et ailleurs

De mon côté nous avons fondé, en 1990 à Prague, un nouveau réseau international, la Helsinki Citizens’ Assembly (HCA) avec sa branche française l’Assemblée européenne des citoyens avec des anciens des mouvements END, des dissidences de l’Est et d’autres, actif de l’Ecosse au Caucase. Parmi les fondateurs de HCA on comptait en Grèce Paulina Lampsa et Georges Papandréou le fils du Premier ministre Andreas Papandréou le petit fils de Giorgios Papandréou, (c’est pourquoi on l’appellera souvent Georgiki » – le petit George, pour le différencier de feu son grand-père), membre bien sûr du PASOK, qui va devenir secrétaire d’Etat aux affaires européennes puis ministre des affaires étrangères, et plus tard Premier ministre. Ce qui l’éloignera de notre réseau par définition non-gouvernemental, mais il nous facilitera la réussite de diverses rencontres ou activités .

Occasion à nouveau de retourner assez souvent à Athènes, soit pour des rencontres directement ou indirectement liées à HCA, soit dans d’autres cadres, par exemple celui du Forum de Delphes un lieu de débat international animé par Sophia Mappa , ou pour des manifestations altermondialistes, comme le grand contre-sommet européen de Thessalonique en juin 2003 et même pour des vacances. Occasion à chaque fois de retrouver Périclès.

En juin 1993 Périclès m’a fait l’honneur de m’inviter à prendre la parole lors d’une rencontre pour le 25e anniversaire de mai 1968, dans les locaux de Polytechnique, le lieu même de la révolte des étudiants grecs.

Dans le cadre de HCA, nous avions commencé à organiser des séminaires internationaux de jeunes militants associatifs. En 1993 le Conseil Inter-église pour la paix des Pays-Bas (IKV), un acteur majeur de HCA, avait mis en place des écoles d’été « de dialogue inter-religieux » en Serbie, Bosnie-Herzégovine et Kosovo, Monténégro et Macédoine, dans le contexte des guerres yougoslaves. En 1996 nous avons décidé ; d’organiser de telles rencontres, élargies et sans référence confessionnelle ; les « Séminaires pour le dialogue et la compréhension mutuelle » (SIDU), le premier tenu à Anoghia, en Crète. Les participants, en grande majorité de moins de 30 ans, venaient des Balkans, de Turquie, du Caucase, d’Europe centrale et occidentale et d’ailleurs …

En 2000, nous (AEC France), avons organisé un SIDU à Algajola, en Corse. J’avais invité Périclès et Murat Belge, un vieux militant turc très semblable à Périclès… et aussi différent bien sûr. Las, devant se faire opérer en urgence d’un cancer Murat n’a pas pu venir et l’un de mes grands regrets est que par la suite je ne suis jamais arrivé à faire vraiment se rencontrer ces deux-là. La réunion d’Algajola fut un succès. On chantait pas mal, nous étions en Corse et nous coopérions avec la Casa Musicale de Pigna, village voisin. Notre amie et chanteuse de jazz, serbe du Kosovo, Irina Karamarkovic avait même salué l’arrivée de Périclès en lui chantant Vima, Vima d’Haris Alexiou :

« Pas à pas, je sens que tu reviendras
Comme la vague pour me bercer
Mais tous les soirs sont de la même couleur
Toujours gris et tu n’es pas encore venu… »

Quelques années plus tard, en 2006, s’est tenu le 4e Forum social européen à Athènes. J’avais, un peu tardivement, demandé à Périclès s’il pouvait me loger.
  Ce n’est pas possible chez nous, car nous recevons des amis de Thessalonique qui viennent pour le Forum. Mais je peux te faire deux propositions.
   ???
  Tu peux dormir dans le tout petit studio que tu connais, mais il y aura sans doute Christophe et peut être certains de ses amis. Ou tu peux loger chez Fotini, une charmante et jeune journaliste, qui travaille à la programmation musicale de la radio de gauche ou j’interviens régulièrement, et qui a un bel appartement au Pirée. Mais il faut choisir…
J’ai vite choisi.

Le Forum était quantitativement un succès (30 000 participants), mais assez pauvre politiquement. Les militants avaient beaucoup de mal à discuter sérieusement des sujets politiques européens, un comble pour un Forum européen. Il se tenait dans l’ancien aéroport, transformé en site olympique pour les olympiades de 2004. Je retrouvais l’ancien hall d’accueil aéroportuaire que j’avais traversé tant de fois les années précédentes, mais aussi des constructions olympiques dont on avait plus su quoi faire après les jeux (comme le bâtiment d’escrime). Un camp de jeune avait été mis en place dans un ancien hangar d’avions, et il y faisait très froid. J’y ai récupéré deux jeunes militantes corses, Maïa Graziani et Mina Salhaoui, qui se sont installée au chaud chez Fotini, puis ont retrouvé Périclès, que Maïa connaissait depuis la rencontre d’Algajola. Drapées chacune dans le drapeau corse, encadrant Périclès, elles ont affronté les grenades lacrymogènes et charges de la police, près de l’ambassade des Etats Unis, lors de la manifestation finale du Forum. Après quoi nous sommes allés écouter du Rébétiko dans un cabaret ami où Maïa a chanté des chants corses…

Périclès venait parfois en France. C’est ainsi que par un beau jour de juillet 2008, à Nogent sur Marne, chez Jean François, il a accueilli le petit bébé Maïa qui sortait pour la première fois, comme son père Thomas trente-quatre ans plus tôt… Encore une histoire de Maïa…

En 2004, élargissant Synapismos, est créée la nouvelle Coalition de la Gauche radicale Synaspismós Rizospastikís Aristerás SYRIZA regroupant treize mouvements socialistes ou écologistes. En 2007 cette coalition fait 5% aux élections législatives et obtient 14 sièges dont Périclès, élu député dans la circonscription d’Athènes Centre. Ironie de l’histoire, au moment Martine Billard est députée de Paris-Centre, et je leur ai fait remarquer que deux anciens de Révo tenaient alors le centre de deux capitales…

Mais Périclès est battu aux élections de 2009 où SYRIZA stagne (4,8% des voix). Il ne s’investit pas trop dans le mouvement dominé par les anciens du KKE-esot, dont Alexis Tsipras devient président en 2009 et qui devient un parti (et plus une coalition) en 2012.

Périclès peut constater, avec satisfaction, les progrès électoraux de SYRIZA en mai 2012 (16,8% et 52 sièges) dépassant le PASOK, puis en juin 2012 (26,9% et 70 sièges), enfin en janvier 2015 (36,3%, 149 sièges) qui permettent à Alexis Tsipras de former le gouvernement. Mais il est critique : « Ainsi » précise-t-il « en 2009, après le premier Congrès (de SYRIZA) et la situation qui en a découlée, j’ai compris que dans un parti sans structure ni organe, apparaissait forcément un leader, et que les choses allaient devenir incontrôlables. Je suis parti discrètement, ayant par ailleurs la capacité d’exprimer mon opinion dans des journaux (notamment Eleftherotypia – Presse libre). Depuis lors, j’ai continué mon chemin ».

Avec la crise économique et financière dramatique que connait la Grèce à partir de 2011, le journal Eleftherotypia, comme d’autres, disparait. Un groupe de journalistes décide de créer un media en ligne, Efimerida ton Syntakton (le journal des rédacteurs) ou simplement Efsyn, un « journal de journalistes », totalement indépendant et qui parle de ce que les médias mainstream oublient la plupart du temps : les histoires de la société, des migrants, des réfugiés, de l’éducation, de l’écologie, des mouvements de femmes… Et à la surprise générale, le journal est un succès.

Périclès en est dès le début. Il va y tenir une rubrique régulière, parlant de politique, d’histoire, des femmes, de la vie, d’érotisme, de vent, de cuisine, d’aventures, de films…

En même temps il est de plus en plus reconnu, son livre Anthropofylakes (La filière) fait l’objet de nouvelles éditions, d’une adaptation théâtrale, d’un documentaire. D’autres œuvres sont publiées, jouées…

Il a vécu toute sa vie dans le dénuement matériel mais aussi dans la fécondité intellectuelle et créatrice, l’amitié et la générosité partagées, la lucidité et l’engagement. Il atteint, ces dernières années, une forme de plénitude. C’est en tout cas ainsi qu’il m’est apparu, la dernière fois que nous nous sommes rencontrés physiquement en février 2017, alors que j’étais à Athènes pour une conférence du réseau CLAIM (Réseau citoyen pour la paix, la réconciliation et la sécurité humaine initié par nos camarades turcs de Yurttaslik Dernegi – HCA, avec des Bulgares, des Serbes, des Kosovars, des Bosniens, des Monténégrins et le soutien de Grecs et de Français).

Périclès nous expliquait : « j’ai une théorie révolutionnaire bien établie et tout le monde n’est pas d’accord avec moi. La vie est une. De la façon dont nous marchons à la façon dont nous travaillons, à la façon dont nous nous battons et revendiquons les choses dans la société. Je ne fais pas de distinction entre mobilisation politique et mobilisation artistique. C’est la même chose. » .

Rebetiko

Dans le numéro spécial d’hommage d’Efsyn George Stamatopoulos dit très justement que Périclès était « l’ aîné ; indépendant, noble, tendre, tranchant »

Je retiendrai toujours le gout âpre du vin retsina doré que nous allions chercher avec Périclès dans une petite boutique d’Akrata, et que le marchand versait cérémonieusement d’une vaste amphore, comme au temps très lointain d’un autre Périclès.

Mais lui nous avait prévenu dès 2007 : « C ’est pourquoi je vous dis, je sais à quoi ressemblera la mort. Une nuit simple, comme les autres. »

Epilogue

Ultime avertissement, dans son tout dernier éditorial « Les personnes sans statuts », paru dans Efsyn, le 7 mars 2020, Périclès rappelait l’attitude des démocratie dans les années 1930 quand elles refoulaient les demandeurs d’asile persécutés et s’inquiétait, en conclusion du texte, pour aujourd’hui : « une même logique se propage rapidement avec le développement de l’extrême droite : dehors les migrants. Mais où donc ? Dans les camps. Et nous imaginons les étapes suivantes. Pour certains, les nazis sont toujours une référence ».

(15 avril 2020)