Penser au temps du Covid-19 • Svetlana Slapšak : « nous aurons besoin d’une nouvelle idéologie »

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L’épidémie n’attaque pas que les corps humains, ce sont aussi les structures de la société qui vacillent, favorisant la culture de la délation et les dérives autoritaires. Pourtant, de nouvelles solidarités émergent aussi : c’est sur cette base qu’il faudra reconstruire un nouveau corpus idéologique. L’analyse de l’anthropologue Svetlana Slapšak.

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Traduit et adapté par Jasna Tatar Anđelić (article original)

La peste d’Athènes (tableau de Michiel Sweerts)
© Wikipedia Commons

Diplômée d’études antiques, anthropologue, sociologue, Svetlana Slapšak est née à Belgrade, et a été l’une des figures marquantes de la « dissidence » démocratique serbe dans les années 1970 et 1980. Elle vit à Ljubljana depuis 1991 et a obtenu la citoyenneté slovène en 1993. Féministe, elle a enseigné jusqu’en 2014 à la Faculté de philosophie de l’Université de Ljubljana, tout en étant très engagée dans les mobilisations contre la guerre et le nationalisme, dans l’accueil des réfugiés des guerres des années 1990 comme de ceux d’aujourd’hui.


Cet article est publié avec le soutien de la fondation Heinrich Böll Paris.


Radio Slobodna Evropa (R.S.E.) : Quelle est la situation qui prévaut en Slovénie depuis le début de l’épidémie ?

Svetlana Slapšak (S.S.) : Nous pouvons observer plusieurs choses. Un nouveau gouvernement de droite dure est arrivé au pouvoir le 13 mars, au moment où l’épidémie explosait. Le lendemain, il faisait très beau et des gens ont pris leur voiture pour aller se balader, notamment sur la côte. Cela n’avait tout de même rien d’une grande migration, mais les autorités des villes côtières ont présenté ces arrivées comme un véritable invasion. Certains ont enregistré les plaques d’immatriculation, des dénonciations ont eu lieu.... Le gouvernement en a profité pour prendre une mesure insensée : l’interdiction de quitter les limites de sa commune. Selon de nombreux témoins, aucun mouvement de masse n’a été constaté, les gens étaient très disciplinés et les distances sanitaires toujours respectées, mais aujourd’hui nous avons des contrôles à la sortie des communes, qui empêchent par exemple les agriculteurs de travailler leurs terres. Profiter des dénonciations n’est jamais une bonne chose. Et certains censeurs autoproclamés n’hésitent pas à insulter les gens qui violeraient la quarantaine, les empêchant parfois de rentrer chez eux.

Au sein de la société, je constate beaucoup de solidarité. Dans notre immeuble, tout le monde s’échange des aliments et des informations.

En revanche, au sein de la société, je constate beaucoup de solidarité. Des amis bien plus jeunes que moi nous téléphonent régulièrement, proposent de faire nos courses. Dans notre immeuble, tout le monde s’échange des aliments et des informations. Nous travaillons tous dans le jardin, nous vivons ensemble, et je reconnais que c’est très agréable. Cette maladie nous apporte aussi de nouvelles connaissances. Nous qui avons vécu sous le socialisme yougoslave, nous avons bien retenu l’idée d’égalité qui nous a été inculquée à l’école. Cela sous-entend une idée d’équité, au moins rudimentaire. Ce virus nous met devant une réalité nouvelle : nous sommes tous égaux devant la mort. Ce n’est pas si mal que les gens y réfléchissent plus concrètement.

En Slovénie, le gouvernement a développé une propagande très agressive contre les intellectuels et les artistes. Ces derniers ne recevront aucune aide financière, contrairement aux chefs d’entreprises, aux salariés, aux chômeurs et aux travailleurs précaires. Le ministère de la Culture ne soutiendra aucune maison d’édition frappée par la crise, aucun festival annulé, aucune production cinématographique, etc. Notre gouvernement met ses pas dans ceux de Viktor Orbán. Nous sommes confrontés à des formes de tyrannie et de dictature que nous avions oubliées. Ce sont des modèles politiques dépassés, mais qui semblent toujours vivants dans le subconscient de certaines personnes.

R.S.E. : Comment comprenez-vous le nouveau concept, apparu durant la pandémie, de « travailleurs essentiels » ?

S.S. : Il s’agit d’une justification de l’exploitation, dans sa forme la plus pure et la plus sanglante. Il s’agit des groupes sociaux les moins payés et les plus exposés à la maladie. On suppose que même s’ils venaient à disparaître, il y aura toujours assez de chômeurs pour les remplacer. C’est l’image la plus cruelle du capitalisme néolibéral qui nous est offerte. Aider ces gens, nous en occuper, devrait être la base de toutes les politiques actuelles. Je ne pense pas seulement à nos dirigeants, car ces derniers ne répondront pas à l’appel, mais aux gens ordinaires, qui devraient faire quelque chose pour ces « travailleurs essentiels », même en prenant le risque de violer certains interdits.

R.S.E. : Sera-t-il possible de se libérer des carcans idéologiques qui nous entravent aujourd’hui dans la nouvelle société qui naitra après la pandémie ? Cet espoir est-il utopique ?

S.S. : Nous avons plus que jamais besoin d’idéologie. D’une bonne idéologie. Il faut réfléchir aux idéologies, elles peuvent être utiles. Il ne sert plus à rien d’utiliser l’ancien vocabulaire, le communisme si vous voulez, mais nous devons nous battre pour que chacun jouisse des mêmes protections, des mêmes moyens, des mêmes possibilités. Ces idées, ces aspirations sont connues depuis bien longtemps, mais elles n’ont jamais été réalisée, nulle part. Cependant, il ne s’agit pas seulement de nous libérer de notre haine envers l’idéologie. Vous savez, durant le socialisme, nous pouvions nous payer ce luxe d’en avoir marre de l’idéologie. C’était tellement vrai à l’époque. Mais cela fait 30 ans que nous subissons le nationalisme dans l’espace post-yougoslave et bien peu de gens ont réussi à se libérer de cette idéologie, qui n’est d’ailleurs pas du tout une idéologie, mais une histoire simpliste à laquelle seuls les idiots peuvent croire, personne d’autre. En ce sens, oui, il nous faut une idéologie intelligente et raisonnable, basée sur l’argumentation, les statistiques, la recherche, les débats, la critique, etc.

La décomposition de la société que décrit Thucydide est un exemple parfait des conséquences d’un phénomène incontrôlable par les humains.

R.S.E. : Dans une interview récente, vous avez affirmé que votre livre de chevet était celui de Thucydide, qui décrit les ravages de la peste à Athènes. Pourquoi ?

S.S. : Parce qu’il y décrit une situation de pandémie dans une démocratie directe parfaite, même s’il est vrai que les esclaves et les femmes n’avaient pas le droit de vote. Cependant, la décomposition de la société que décrit Thucydide est un exemple parfait des conséquences d’un phénomène incontrôlable par les humains. Les comportements humains relatés dans cet ouvrage et les profils psychologiques esquissés sont très précieux, et Thucydide évoque un aspect que je relie à la situation présente : l’épidémie offre à la fois des opportunités inattendues d’apprendre, de se faire plaisir, de se rapprocher mutuellement, de communiquer, mais dans le même temps, combien de familles sont malheureuses, combien de femmes et d’enfants sont victimes de violences domestiques ! La famille n’est pas une communauté idéale, surtout pas. Vivre avec quelqu’un de difficile dans un espace restreint, dans des conditions sociales impossibles, c’est l’enfer. Quand tout ceci sera terminé, beaucoup de personnes vont souffrir d’une forme de syndrome post-traumatique. Comme les vétérans de la guerre. Elles auront besoin d’un traitement, d’un soutien psychologique. C’est pourquoi ces nouvelles solidarités que nous évoquions sont très importantes. Essayons de localiser ces familles en détresse, au sein de nos relations, de nos amis, de nos connaissances, essayons d’aider ceux qui ne peuvent pas survivre dans cette famille à se déplacer ailleurs, dans un environnement acceptable. C’est faisable, même dans les conditions de quarantaine. Accueillons des gens chez nous, comme nous l’avons fait pendant la guerre, quand les hommes de cachaient pour éviter d’être mobilisés. Essayons de nous entraider de la même manière partout où c’est possible.