Par Elona Zhana
Quand j’étais enfant, il y avait dans notre maison une grande bibliothèque en bois sombre, fabriquée sur mesure par un ami de mon père. Elle occupait tout un pan du salon, imposante mais discrète, comme un élément du décor devenu invisible à force de permanence. Pour moi, elle représentait l’architecture de quelque chose de plus grand — un lieu stable, silencieux, où l’on sentait, sans toujours comprendre, que circulaient des choses qu’on ne pouvait pas dire à voix haute.
Ce n’est que plus tard que j’ai découvert qu’elle contenait une cache : une trappe ingénieusement camouflée derrière une rangée de faux livres. Elle était conçue pour déjouer le regard, comme si elle avait été pensée non seulement pour dissimuler des objets, mais pour protéger une parole.
Pendant le communisme, mon père y glissait des livres interdits : Camus, Kafka, Orwell. Ce n’était pas sans risque — mais pour lui, c’était une forme de lucidité appliquée, presque tranquille. Une manière de préserver, dans ce petit interstice de maison, un monde plus vaste.
Celui-là… il peut être aussi bien dedans que dehors.
Mais ce que je n’ai jamais oublié, c’est ce jour où il a sorti un ouvrage d’Ismail Kadaré de cette cache. Il l’a tenu un moment dans ses mains, l’a regardé comme on observe un objet trop connu et pourtant toujours incertain, puis il a soufflé : « Celui-là… il peut être aussi bien dedans que dehors. »
Cette phrase m’est restée. Elle n’était ni un reproche ni un hommage. Plutôt une manière, sèche et fine, de désigner la complexité. Kadaré était peut-être le seul écrivain qu’on pouvait à la fois cacher et exposer. Le lire avec passion et en douter. Le citer dans un devoir scolaire et le discuter en famille. Il incarnait cette zone grise que le régime n’avait pas su censurer tout à fait, et que la liberté nouvelle n’avait pas su pleinement réhabiliter.
Plus tard, après la chute du régime, mon père a replacé dans cette cache les œuvres d’Enver Hoxha. Il ne les avait pas jetées, simplement déplacées. Les reléguer dans le silence, c’était une autre manière de les juger. La cache restait là, mais les rôles avaient changé.
J’ai compris alors que ce lieu secret, ce petit renfoncement de bois derrière les livres, ne servait pas seulement à protéger — mais à signaler ce qui posait problème. Ce qu’on ne voulait pas montrer tout à fait, mais qu’on ne pouvait pas non plus effacer. Et que dans cette géographie mouvante de l’interdit et du permis, Kadaré occupait une place à part : ni entièrement dissimulée, ni pleinement consacrée. Exposé, commenté, traduit — et pourtant jamais fixé dans un récit unique.
Longtemps, je me suis demandé ce que signifiait cette phrase de mon père. Elle me revenait comme un refrain discret : « Celui-là… il peut être aussi bien dedans que dehors. » Était-ce une façon de contourner le jugement ? Ou une invitation à penser autrement ce que signifie écrire dans un régime fermé ?
J’ai rencontré Ismail Kadaré une seule fois, à Paris L’invitation m’avait surprise — il recevait rarement. Dans cet appartement lumineux où tout semblait pesé, il parlait peu, mais écoutait avec intensité. Ce n’était pas un écrivain qui se raconte. Plutôt un homme qui observe, qui jauge. Il donnait juste assez pour maintenir la relation, mais jamais assez pour se livrer.
Ce moment n’a rien éclairé. Mais il a confirmé ce que j’avais toujours pressenti : que chez Kadaré, le secret n’est pas un défaut de transparence — c’est une discipline, une manière d’être au monde.
Pendant plus de vingt ans, Kadaré a été une figure centrale du paysage littéraire albanais sous Enver Hoxha. Il était célébré, enseigné, traduit — parfois au prix d’une reconnaissance officielle qui suscitait autant l’admiration que la méfiance.
Dans les Balkans, l’ambiguïté n’est pas seulement une posture : c’est parfois la seule forme de liberté tenable.
Son œuvre, en apparence conforme aux canons du régime, était traversée de failles, d’ironie, de fables cryptées. Des personnages doubles, des récits en spirale, des allégories si tordues qu’elles échappaient au soupçon. Il écrivait comme on tisse un voile : chaque phrase pouvait être lue de deux manières. À l’instar d’Ivo Andrić ou de Danilo Kiš, il choisissait l’allégorie comme arme littéraire — non pour se cacher, mais pour contourner. Car dans les Balkans, l’ambiguïté n’est pas seulement une posture : c’est parfois la seule forme de liberté tenable.
Il n’a jamais été un opposant ouvert. Il ne cherchait pas l’affrontement. Il maniait la dissimulation comme une forme d’intelligence, une stratégie littéraire au service de la survie. Son ambition était sans doute de témoigner, mais sans accuser ; de tracer une voie, sans se poser en exemple. Ce n’était pas un révolté, mais un équilibriste. Ce qui, pour certains, le rend encore aujourd’hui difficile à situer.
À l’Ouest, on attendait un écrivain-exilé, un témoin majeur de l’horreur communiste, un dissident limpide à la manière d’un Soljenitsyne. Mais Kadaré n’a jamais rempli ce rôle. Il ne correspondait pas aux récits attendus. Il parlait d’Albanie à travers des mythes, des règnes antiques, des bureaucrates féodaux, et des silences trop prolongés pour être rassurants.
Sa réception en France a été marquée par cette ambivalence. Publié chez Fayard, il a suscité l’enthousiasme chez certains éditeurs et critiques, l’incompréhension ou l’ennui chez d’autres. Il déroutait, parce qu’il ne dénonçait pas frontalement. Parce qu’il refusait d’être simplifié. Parce qu’il écrivait dans une langue politique devenue presque étrangère : celle du soupçon, du demi-mot, de la fable chargée.
Il n’était pas un écrivain d’exil, mais un écrivain de seuil. Il n’offrait ni salut ni damnation. Il écrivait depuis un entre-deux instable : celui du compromis, du déguisement, du serment implicite. Et cela, dans un monde littéraire habitué aux figures héroïques et aux discours clairs, passait mal.
Il a été plusieurs fois pressenti pour le prix Nobel, sans jamais l’obtenir. Ce non-choix est lui aussi révélateur. Kadaré n’a jamais été érigé en symbole clair : ni comme voix de la dissidence, ni comme conscience universelle. Contrairement à Ivo Andrić, dont le Nobel en 1961 avait validé une position géopolitique lisible entre Est et Ouest, Kadaré est resté en tension : trop complexe pour l’image, trop retors pour le mythe.
Lire entre les régimes
Lire Kadaré aujourd’hui, c’est accepter de lire sans certitude. Sans verdict clair, sans posture héroïque. Dans son œuvre, il n’y a ni dénonciation spectaculaire, ni silence complice — mais une tension constante entre survie et lucidité, entre langage codé et regard perçant.
Il rejoint en cela d’autres grandes figures des lettres balkaniques, comme Ivo Andrić ou Danilo Kiš, qui ont, chacun à leur manière, utilisé l’allégorie, la ruse ou l’ellipse pour naviguer entre pouvoir et mémoire. Tous ont écrit dans des contextes où la clarté pouvait tuer, et où la nuance devenait un geste politique.
Ce qui relie ces auteurs, ce n’est pas une posture — c’est un climat. Une époque où l’ambiguïté n’était pas faiblesse, mais stratégie de survie, et esthétique de la résistance feutrée.
Kadaré n’a pas voulu être exemplaire. Il a voulu être lisible — malgré le brouillard, malgré la peur, malgré l’Histoire. Et si son œuvre nous dérange encore, c’est peut-être qu’elle laisse ouverte la seule question qu’on n’aime pas poser aux écrivains : Comment écrit-on quand il ne reste plus d’espace pour parler ?









