Opinion • À Tirana, qui a mis en scène qui ?

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Le sommet de Tirana aura coché toutes les cases. Il a montré une Europe ouverte, unie, résolue à ne pas abandonner ses marges. Il a aussi montré une Albanie présentable, modernisée, souriante devant les caméras. Mais derrière les images, que reste-t-il ?



Par Elona Zhana, écrivaine et chargée de cours en finances publiques

© Facebook/ Edi Rama

À Tirana, le sommet de la Communauté politique européenne a réuni, pour la première fois, les chefs d’État du continent dans un pays des Balkans occidentaux non membre de l’Union européenne. Un événement qualifié d’historique, à forte charge symbolique : l’Europe s’ouvre, l’Albanie s’ancre, les lignes bougent. Du moins, en apparence.



Car ce déplacement diplomatique s’inscrit aussi dans une dynamique plus trouble. Celle d’une Europe qui doute, qui vacille, et qui cherche dans la périphérie ce qu’elle peine à produire en son cœur : de l’unité, de la projection, un nouveau souffle géopolitique. Organiser un sommet à Tirana, moins de cinq ans après que l’Albanie était encore perçue comme un “partenaire à risque” par plusieurs capitales européennes, n’est pas un simple élargissement du cercle. C’est un aveu de fatigue — et peut-être de besoin.



On se souvient qu’en octobre 2019, Emmanuel Macron avait opposé son veto personnel à l’ouverture des négociations d’adhésion avec l’Albanie, invoquant des « insuffisances graves en matière d’État de droit ». Il avait alors provoqué une onde de choc diplomatique, illustrant la défiance persistante de l’UE vis-à-vis de ce pays. À l’époque, la candidature albanaise était synonyme de corruption, d’instabilité migratoire et d’incertitude politique. Cinq ans plus tard, l’Europe s’y donne rendez-vous — avec caméras, promesses et drapeaux.



En miroir, l’Albanie a offert le décor, le sourire… et la mise en scène. Le Premier ministre Edi Rama, récemment reconduit pour un quatrième mandat consécutif, a saisi l’instant avec le sens politique qui le caractérise : accueillir l’Europe, oui — mais en l’amenant, un peu, à parler albanais. Depuis deux ans, le pays s’est ouvert à un tourisme galopant, bon marché, Instagrammable, qui transforme ses paysages en carte postale économique. Rama s’appuie sur cette vitrine modernisée pour rehausser son image à l’étranger, tout en consolidant son emprise à l’intérieur. Le sommet tombe à pic.

L’Europe en manque de souffle cherche sa scène

Organiser un sommet à Tirana, c’est envoyer un signal. À l’intérieur, à l’extérieur, et peut-être à soi-même. Car ce choix géographique dépasse le simple geste d’ouverture vers les Balkans occidentaux : il dit quelque chose d’une Union européenne en quête de souffle — et de sens.


Depuis la guerre en Ukraine, l’UE se projette en puissance normative, morale, géopolitique. Mais cette ambition se heurte à des blocages internes persistants : élargissement gelé, gouvernance contestée, fatigue démocratique. Au lieu d’accueillir, elle repousse. Au lieu de réformer, elle temporise. Et pour exister, elle se met en scène.



Dans ce contexte, Tirana devient une scène idéale : symbolique, accessible, périphérique mais photogénique. Le décor est neuf, l’enthousiasme visible, les risques limités. Le sommet de la Communauté politique européenne, créé en 2022 pour montrer une Europe plus large que l’Union, prend alors des allures de théâtre diplomatique. Un moment d’unité affichée, où les appartenances institutionnelles s’estompent au profit d’un récit commun — mais dont on peine à dire s’il produit autre chose que de la visibilité partagée.



En organisant ce sommet dans un pays non membre, l’UE élargit sa carte sans redessiner ses frontières. Elle se montre accueillante, tout en suspendant l’accueil réel. Cette diplomatie de la projection est peut-être stratégique. Mais elle traduit aussi un déséquilibre : c’est une Europe qui parle fort, parce qu’elle doute. Et qui cherche dans l’extérieur un reflet plus lisible d’elle-même.

Une reconnaissance à contretemps ?

L’Europe vient à Tirana, mais tarde à y entrer. Ce paradoxe structurel traverse depuis deux décennies la relation entre l’Union et les Balkans occidentaux. Les gestes d’ouverture symbolique se succèdent, mais les mécanismes d’intégration restent figés — ou filtrés avec une prudence infinie. Le sommet de mai 2025, avec son décor soigné et ses discours consensuels, s’inscrit dans cette tension persistante : afficher la convergence, tout en différant la promesse.



Car l’Albanie a longtemps incarné ce que l’Europe ne voulait pas voir en elle-même : faiblesse de l’État de droit, corruption enracinée, dépendance aux réseaux informels, exode massif de la jeunesse. Pendant des années, le pays fut perçu à Bruxelles comme un « partenaire fragile », parfois même encombrant — au point qu’en 2019, l’Élysée jugea utile d’interrompre net sa marche vers l’adhésion. Cinq ans plus tard, c’est la même Union qui s’installe à Tirana pour se dire unie.



Mais cette bascule apparente ne dit pas tout. Depuis deux ans, l’Albanie est devenue un produit touristique à croissance rapide. Des plages repeintes, des ruelles rénovées, des influenceurs en pagaille. Le pays a troqué ses stigmates contre un visage accueillant, calibré pour le tourisme de masse. C’est cette “nouvelle Albanie” que l’Union vient saluer. Celle des investissements étrangers, des vols low cost, des photos filtrées. Une vitrine rassurante — mais qui laisse le fond inchangé.

Car pendant que l’Europe célèbre son sommet, les institutions albanaises continuent d’osciller entre loyautés politiques et logiques clientélistes. La presse est sous pression, la justice sous surveillance, la société civile fragmentée. Et si l’on parle d’Europe à Tirana, c’est souvent dans un futur conditionnel, suspendu, abstrait. Une perspective lointaine, qui ne répare ni le présent, ni les mémoires.

Edi Rama, metteur en scène et décorateur

Rarement un sommet européen aura autant servi les intérêts d’un dirigeant non membre. À Tirana, Edi Rama n’était pas seulement hôte : il était auteur, metteur en scène, et protagoniste. Qu’il accueille les chefs d’État avec une vidéo d’enfants recréant leurs visages ou qu’il s’agenouille devant Giorgia Meloni en pleine séance photo, le Premier ministre albanais a confirmé ce que les observateurs savent déjà : il ne rate jamais une occasion que l’on parle de lui.



Rama, c’est l’exception albanaise : un ancien artiste, un ex-ministre de la Culture, devenu homme d’État tout en gardant le goût de la lumière et du cadrage. Il cultive les punchlines, orchestre ses apparitions publiques comme des performances visuelles, et manie les symboles avec une ironie assumée. Depuis son arrivée au pouvoir en 2013, il gouverne en stratège de l’image — et cela lui réussit. En 2025, il a été reconduit pour un quatrième mandat, sans véritable opposition structurée en face.



Son positionnement politique interroge. Officiellement à la tête du Parti socialiste, Rama incarne pourtant une pratique du pouvoir largement post-idéologique. Il parle comme un progressiste, agit comme un libéral, centralise comme un conservateur. Et lorsqu’il affiche une complicité politique et médiatique avec Giorgia Meloni, cheffe de file de l’extrême droite italienne, il ne semble y voir ni contradiction ni malaise. Au contraire : dans ce ballet diplomatique, les couleurs importent moins que le récit.



Ce flou idéologique — revendiqué — est au cœur de sa méthode. Il permet à Rama d’occuper l’espace, de parler à tous, de séduire sans s’exposer. Mais il révèle aussi quelque chose de plus profond : dans une région marquée par la personnalisation du pouvoir, c’est le style, plus que la ligne, qui définit la légitimité. Et dans ce jeu, Edi Rama excelle.

Entre symbole et fatigue : que reste-t-il ?

Le sommet de Tirana aura coché toutes les cases du symbole. Il a montré une Europe ouverte, unie, résolue à ne pas abandonner ses marges. Il a aussi montré une Albanie présentable, modernisée, souriante devant les caméras. Mais derrière les images, que reste-t-il ?



Peu d’engagements concrets ont été pris. Aucune date, aucun mécanisme clair n’a été avancé pour accélérer l’intégration des Balkans. Les déclarations finales ont invoqué l’amitié, la stabilité, la coopération — sans s’attarder sur les fractures sociales, la méfiance réciproque, les lenteurs bureaucratiques qui minent le processus d’élargissement depuis quinze ans. L’Europe a salué l’Albanie, sans vraiment s’y engager.



Côté albanais, la réception est ambivalente. D’un côté, la fierté d’avoir accueilli le sommet. De l’autre, un scepticisme palpable. Dans les rues de Tirana, la plupart des citoyens n’ont vu ni sommet, ni représentants. Ils ont vu des routes bloquées, une capitale sur-sécurisée, des discours à la télévision. Et au fond, la même question qu’il y a dix ans : « C’est pour quand, l’Europe ? » — suivie d’un haussement d’épaules.



En organisant un sommet sans adhésion, en affichant une unité sans horizon clair, l’Union européenne joue une diplomatie de la latence. Elle invite, mais ne franchit pas le seuil. Elle applaudit, mais garde ses distances. Dans ce jeu d’apparences, les mots finissent par perdre de leur poids.

À Tirana, l’Europe s’est montrée. Mais elle ne s’est pas avancée. Et peut-être est-ce là le cœur du malaise : quand le symbole remplace la décision, c’est la confiance qui s’érode. Et cette fois, des deux côtés du rideau.