Traduit du macédonien par Athanase Popov (article original)
L’humanité survivra. Elle est de nouveau folle du football. J’ai beaucoup vu, beaucoup lu, beaucoup écrit, mais, désormais grisonnant, je déclare : le plus grand plaisir qu’il m’ait été donné de goûter au cours de ma vie, c’est d’être un contemporain de Ronaldo et de Messi et d’avoir pu les suivre. Je me rappelle les positionnements rigides des générations antérieures, divisées en fans de Beatles et des Rolling Stones. La querelle de ma génération, c’était de savoir si c’était la blonde ou la brune qui était la plus belle parmi les chanteuses du groupe suédois ABBA. Mais si j’étais jeune aujourd’hui, je me disputerais sans doute avec les fans de football du moment pour déterminer lequel de Messi ou de Ronaldo est le meilleur ?
Parce que nous sommes en plein dedans, nous ne pouvons pas observer notre vie de l’extérieur, si bien que jeunes et vieux, nous sommes fortement éblouis et unis par le football. La distance par rapport à notre vie est comblée par le football. D’innombrables matches à regarder, tout comme d’innombrables vies à observer. Toutes les personnes autour de nous, semblables les unes aux autres, non soumises à des règles, surexcitées chacune à sa manière. Et rien d’autre que la diablerie appelée football ne ressemble davantage au drame humain subi avec facilité, sans broncher. De l’excitation par le néant. Tellement aimée et inaccessible pour nous les écrivains. Nous voulons raconter une vérité éternelle sur quelque chose d’aussi instable et évanescent que la vie ; le ballon aveugle, même les enfants peuvent le tirer, ils attireront tous les regards. On aurait vite fait de déterminer qui est bon et qui ne l’est pas. En ce qui concerne le football, non pas la vie.
La philosophie est une discipline de l’esprit, l’art, le produit des émotions, et le football ? Une envie de l’insaisissable. Évanescent et rare comme la chance de toute une vie, trouvée face à nous, mais ratée. Non saisie...
Tirer le ballon, cela équivaut à vivre. Je rate, donc je suis, dirait Descartes s’il était footballer ou bien fan de football. Nombreux sont ceux qui ne pensent pas, mais vivent bien, or ceux qui ne tirent pas le ballon, mais qui regardent du football, sont les plus nombreux. J’en fais partie. Les plus nombreux. J’observe tout autant la vie que le football. Dans la vie, à côté, dans le football, sur le côté. Je reconnais que la vie est plus belle à partir des tribunes. Et comme on me tire suffisamment dessus dans la vie, rien ne me rattache autant aux gens que lorsque nous sommes ensemble dans les tribunes des stades de football, ou que je me trouve en compagnie de personnes avec lesquelles nous regardons la retransmission d’un match de football.
En regardant un match de football, c’est comme si je revoyais ma vie. Ma vie, votre vie. Sans interférer dans vos chances de succès. Je me regarde moi-même en train de courir en vain pendant tout un match, dans l’espoir d’obtenir rarement, mais tout de même, une chance, ou peut-être de la créer, et encore moins de la réaliser. Le plus important, c’est que que je tire, ou plus exactement, que je rate, et le ballon aveugle va quelque part. Tout comme l’argent. Il passe de poches en poches. Des gens aux poches trouées aux gens avec des poches profondes. On soupire et on se lamente en lançant à tout va des noms d’oiseaux. Le ballon, c’est comme l’argent. Les amoureux diront : c’est comme nos épouses. Elles vont là où on voudrait pas qu’elles aillent. Avec des gens peu recommandables. Chez les autres.
L’être humain a toujours souhaité pouvoir observer sa vie de l’extérieur. Le livre, c’est quelque chose de grandiose. En vue de notre maturation par l’isolement au moment de lire. Le cinéma, c’est une technologie plus récente. Il nous permet de nous retrouver dans la peau des personnages à travers la noirceur de la toile, et de nous purifier mentalement à travers leur expérience. Mais qui s’intéresse à ce que nous avons vécu seuls pendant la lecture, ou bien avec le pop-corn dans les mains au cinéma ?
Il aura fallu à l’humanité des siècles de découvertes technologiques pour produire un non-sens bon marché et gonflé. Le ballon rond. Il ne nous manque plus que deux cailloux pour que le plus grand des jeux – le football – devienne accessible au plus grand nombre. On commence à jouer et on n’est plus soi-même. Je n’ai pas honte d’être ce que je suis. C’est bien moi. Avec une bedaine, en sueur, ne faisant plus sourire personne. Bien dans ma peau (en sueur). Sympathique, tant pour ceux qui nous suivent que pour ceux qui ne feront que nous jeter un regard distrait.
Moi-même, j’ignore pourquoi je porte mon nom, pourquoi j’ai précisément cette langue pour langue maternelle, pourquoi précisément cette nationalité et pourquoi je rends grâce à Dieu précisément comme je le fais ? Mais je sais pertinemment pourquoi j’aime mon club de football et pourquoi j’aime regarder certains joueurs.
En un temps et un lieu au sujet desquels nous n’avons pas été consultés, notre non-sens, notre vie représentent un tir dans un stade où le jeu le plus simple se déroule, avec des règles si compréhensibles qui, en raison de leur simplicité, ne sauraient être reformulées si l’on n’a jamais vu jouer au football. Tous ces messages symboliques des humains diffusés par les objets volants de l’univers, destinés à l’espace lointain, inconnu, sont inutiles. N’envoyez que du football et des divinités inconnues nous répondront par des tickets pour leurs loteries sportives. Une preuve, s’il en fallait une, du fait qu’elles connaissent bien le football, ou bien elles se cherchent encore dans un temps antéfootballistique.
Le football est une langue symbolique en vue d’une compréhension interplanétaire. C’est aussi le cas pour ce texte. Un jeu universel à base de rien. Pour rien. Donc sur tout. Sur la vie avec le football. Ou bien comme le football. Si ce texte est compréhensible, c’est parce que vous savez tous ce qu’est le football. J’ai rarement écrit tant d’incongruités, pourtant je sais que la puissance du football saura couvrir la faiblesse du présent texte. Le football, c’est un distillat de la vie. Sa goutte d’alcool distillé nous enivre quelque peu en s’évaporant. J’ignore si Jung aimait le football, mais toute sa théorie de l’inconscient collectif, c’est notre quête du sens. Du football. Le non-sens perçu en nous, matérialisé par notre main. La forme géométrique la plus parfaite de l’univers, gonflée d’invisible. L’omniprésence corrélative à la folie humaine. Le ballon.
Le caractère inouï et magique du jeu de football réside dans le fait qu’il est infiniment imaginaire. Parce que c’est la jambe, à savoir l’extrémité la plus éloignée de notre tête, qui joue avec le ballon. Il y a des sports où l’on joue au ballon avec les mains, et ce sont toujours de belles disciplines sportives. Mais, le non-sens que nous transcendons en un jeu avec des règles, c’est notre tir en réponse à notre propre non-sens, appelé football, Fußball, soccer, kicker...
Depuis la première vessie d’animal gonflée, jusqu’au premier ballon gonflé à la pompe qui rebondit sans se dégonfler, l’humanité se cherche en tâtonnant depuis des millénaires, et l’époque humaine se divise en malheureux qui n’ont jamais connu le football et en chanceux qui jouent au football.
L’être humain porte en lui inconsciemment le jeu, il n’a pas connu la perfection aveugle, le néant généré par nous-mêmes qui rebondit, qui s’échappe et à qui l’on a envie de donner un coup de pied... Une création idéale pour notre propre abandon conscient et temporaire. Une autoexclusion par l’intermédiaire du football. Le jeu de football, c’est la fin de l’Histoire, pour compléter Francis Fukuyama.
Qui sait quelle aurait été la teneur des philosophies de Platon et Aristote en leur temps s’ils possédaient de tels ballons de football ?... Le monde se digitalise et change. Les générations futures auront des puces sous la peau, elles changeront d’organes comme de chaussettes, les riches pourront s’acheter des planètes entières... Seul le jeu de football de l’être humain demeurera en tant que code de son inconscient. Parce qu’il est drôle, fini et imparfait. Un coup de pied raté de Dieu dans un but sans gardien.
J’ai tellement envie de demander à Dieu lequel est le meilleur des deux, entre Messi et Ronaldo.