BLOG • Nikola Minov : La propagande roumaine en Macédoine (1860-1903)

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Les colons aroumains (Dobroudja du Sud)

Le texte qui suit figure dans la conclusion du livre de Nikola Minov, Vlashkoto Prashanie i Romanskata Propaganda vo Makedonia (1860-1903) [1]. Nous publions sa traduction par Amavia Gavrizi à l’occasion du symposium sur "La déportation des Aroumains au cours de la Première Guerre mondiale" organisé par l’association Intgra nau et l’Université Cyrille et Méthode à Skopje le 13 mai. N. Minov est le modérateur de cette manifestation.

1. L’origine du mot « propagande » se trouve dans « Congregatio de Propagande Fide » (Congrégation pour la Propagation de la Foi), telle que formulée par le pape Grégoire XV en 1622, dans le but de répandre le catholicisme dans les terres infidèles (pas catholiques). Avec le temps, le mot acquiert une connotation négative et le plus souvent il est utilisé pour désigner les forces sponsorisées par des groupes politiques liés au pouvoir pour atteindre l’objectif fixé et élargir activement leur position en déformant délibérément les faits.
Une telle terminologie n’est pas étrangère non plus aux historiographes des Balkans. Cruellement politisés et se dressant continuellement les uns contre les autres, les historiens des pays balkaniques se ressemblent tous, d’un côté, pour accentuer tous les maux et les aspects négatifs liés au mouvement de propagande de leurs nouveaux voisins, mais, de l’autre côté, ils évitent en permanence d’utiliser le mot propagande quand ils parlent des « buts humanitaires » de leurs ancêtres.
Ainsi, dans les œuvres écrites par des auteurs grecs il est difficile de trouver le terme de propagande grecque. Dans l’historiographie moderne roumaine et serbe, on ne parle jamais de propagande roumaine ou serbe. Il est souvent question des autres propagandes dans les œuvres publiées à Sofia. En revanche, parmi les divers euphémismes utilisés dans la presse de ce pays pour désigner les activités relevant de la propagande bulgare en Macédoine, le terme de propagande bulgare est introuvable.
Dans cet effort de Sisyphe de la part des historiens balkaniques pour faire passer les théories concernant l’effet positif de leur propre propagande et les conséquences négatives de la propagande des autres, il n’y a pas de place pour autre chose que le noir et blanc. On cherche en vain une quelconque volonté de proposer une réflexion différente.
Selon ce même scénario se développe l’attitude des historiens balkaniques au regard de la propagande roumaine en Macédoine.
Pour les écrivains roumains, la Roumanie constitue un facteur de stabilité et d’équilibre dans les Balkans, dont les intentions pacifiques représentent uniquement une main tendue des pouvoirs européens.
Par ailleurs, les auteurs roumains passent sous silence les objectifs stratégiques de leur pays. Mieux encore, l’aide matérielle que Bucarest accorde au peuple vlach [aroumain] est présentée comme une expression d’humanitarisme et de patriotisme.
Même aujourd’hui, les historiens grecs considèrent la propagande roumaine comme une agression de la part de certains individus cupides, qui, pour l’argent, ont convaincu les vlah de rompre avec les traditions séculaires et d’adopter des sentiments roumains.
L’historien bulgare voit, même dans les détails les plus insignifiants de la politique religieuse–éducative roumaine en Macédoine, une activité malveillante et une tentative de s’approprier une parte du territoire bulgare.
Nous ne pouvons pas prétendre à une impartialité absolue. Aussi nous abstiendrons-nous de formuler des qualifications et des appréciations sur la propagande roumaine en Macédoine [sur le territoire administré en ce temps par l’Empire ottoman]. En fait, ce qui pour nous est positif, peut être considéré par quelqu’un d’autre comme une conséquence négative de la propagande roumaine, et à l’envers. Par conséquent, nous allons nous limiter à présenter quelques effets à court et à long terme de l’action roumaine sur le territoire macédonien, en laissant la possibilité au lecteur d’interpréter suivant sa volonté et ses convictions.

2. L’ouverture de la première école roumaine en Macédoine a provoqué une très vive réaction de la propagande autochtone. La sainte Patriarchie et les acteurs de la propagande grecque ont commencé immédiatement une guerre non déclarée contre l’intrus. L’expansion de l’influence roumaine en Macédoine divise les villages vlach en roumanophones et grécophones, les villageois en « romanisés » et « grécisés », les membres de la même famille en « grecs » et « roumains ». Ces divisions se sont vite transformées en haine et luttes fratricides, culminant pendant les deux premières décennies du XXe siècles avec un grand nombre de villages brulés, des foyers détruits et des vies achevées brusquement.

3. Pour atteindre ses buts, l’élite politique roumaine était contrainte de présenter le peuple vlach comme fraction de la grande nation roumaine. Dans ce contexte, le Vlach devait changer son nom et prénom, apprendre la langue roumaine et être fier de l’histoire roumaine. Ces mêmes vlach qui avaient échappé à la sphère d’influence grecque et à la grécisation, se devaient de devenir cette fois-ci « roumains de souche ».

4. Les sentiments de nationalisme roumains ne pouvaient pas être imposés aux Vlach macédoniens du jour au lendemain. La Roumanie était consciente de sa faiblesse organique en Macédoine et elle savait que la conscience nationale ne s’achète pas avec de l’argent. Par conséquent, il était nécessaire d’introduire la langue vlach dans les classes élémentaires des écoles roumaines de l’Empire, chose inconcevable dans les écoles grecs et bulgare de la région. L’introduction de la langue vlach dans l’enseignement a obligé à l’utilisation des manuels et de la grammaire. En 1862, le linguiste Masimu a publié une grammaire vlach, avec en annexe 14 chansons de Mihail Neculescu, les plus vieilles chansons connues écrites en langue vlach.
A partir de 1864, l’enseignant Dimitri Atanasescu Hadji Sterio a préparé et publié plusieurs manuels en langue vlach, dont l’élaboration est basée sur le recueil du folklore et de la création originale vlach. En 1891 Mihail Obedenaru publie en langue vlach des contes et chansons populaires de Kruchevo. En 1893, Kosta Kosmu va publier la première anthologie des chansons vlach. Quatre ans plus tard, Petru Vulcan publie un livre de poésie en langue vlach. De l’opus poétique de Constantin Belimace est né l’hymne national vlach, « Le serment parental ».
En 1900, Pericle Papahadji va publier la plus importante collection du folklore vlach jusque-là. En 1901, sera imprimé le dictionnaire vlach-roumain du regretté Stefan Mihaileanu. A partir de 1880, plusieurs revues en langue vlach ont été publiées sur différentes thématiques. L’intérêt permanant des enseignants et des élèves des écoles roumaines pour l‘histoire vlach a conduit à l’édition des premiers textes concernant l’histoire du peuple vlach. En 1887, Andrej Bagav introduit dans son « livre de lecture » quelques leçons d’histoire vlach. En 1904, I. Arginteanu va publier la première Histoire vlach. De ces mêmes Vlach qui fréquentent les écoles roumaines, seront issus les premiers auteurs dramatiques vlach, écrivains et metteurs en scènes d’oeuvres en langue vlach. Sans aucune exception, tous les auteurs qui écrivent en langue vlach entre les années 1860 et la deuxième guerre mondiale, furent en relation étroite avec les institutions d’enseignement roumaines.
5. Les faibles perspectives de prospérité dans l’Empire ottoman et les meilleures conditions en Roumanie, ont eu comme conséquence l’exode des cadres supérieurs vlach de Macédoine et leur installation à Bucarest. De cette manière, une partie importante de l’intellectualité vlach est restée éloignée des affrontements ecclésiastiques et idéologiques menés par leurs compatriotes.

6. Piégés par propagande grecque, proscrits et excommuniés par la Patriarchie de Tsarigrad (Constantinople), les Vlach du parti roumain ont commencé s’organiser de point de vue religieux. Dans les églises fut introduite la langue vlach à côté de la langue roumaine. Des églises vlach ont été construites et reconnues par les pouvoirs ottomans comme « Ulah kilise » (église vlach). La construction du cimetière vlach à Bitolia fut le résultat des luttes au sein de l’église entre les propagandes roumaine et grecque au début du XXe siècle. En 1896, « le peuple roumain de l’Empire ottoman » a élu Antim comme son métropolite-primat (patriarche), mais cette élection n’a pas été validée par la Patriarchie et le sultan. D’autre part, la collaboration entre les propagandes roumaine et catholique n’a pas été productive et a amené à des nouvelles scissions dans les rangs des Vlach.

7. Même pendant la plus dure crise économique du royaume roumain, le budget alloué aux églises et aux écoles vlach en Macédoine a connu une progression continue. Cet effort financier s’est traduit par l’apparition de quelque 20 à 30 000 adeptes roumains dans la population de Macédoine qui comptait environ de 2 millions.

8. L’aide financière accordée par l’autorité roumaine à de nombreux étudiants roumains de Macédoine, a donné la possibilité à ceux derniers d’atteindre un succès enviable sur le plan professionnel. Parfois, cette aide financière pouvait avoir une influence à travers tous les Balkans. Grace à cette bourse, octroyée par les pouvoirs roumains, Janaki Manaki a pu visiter plusieurs grandes villes européens et acheter la célèbre Camera-300.

9. L’animosité entre les adeptes de la propagande roumaine et grecque a forcé les « roumains », qui étaient en position d’infériorité numérique, de chercher de collaboration et de protection. Ils vont la trouver dans l’Organisation Révolutionnaire de Macédoine. Les Vlach du parti roumain vont adhérer massivement à l’ORM (MPO) et laisser leur empreinte dans la lutte de libération nationale du peuple macédonien.

10. Il est souhaitable que l’évolution de la question vlach et les actions de la propagande roumaine en 1903 et après cette date fassent l’objet d’une analyse du même ordre. Pour encourager cette analyse des effets de la propagande roumaine dans l’Empire Ottoman, il est nécessaire de rappeler les événements les plus importants auxquels furent confrontées la vie des vlach et la propagande roumaine en Macédoine.

Le 9 mai 1905, le sultan Abdul Hamid II a garanti par Décret (Iradé), au peuple vlach de l’Empire, la liberté d’utiliser sa langue maternelle dans les églises et les écoles, ainsi que la possibilité de s’organiser en mairies avec ses propres maires (muhtari). Bien que l’église vlach n’était pas reconnue officiellement dans l’Empire Ottoman, ce que signifie que les vlach ne pouvaient pas jouir d’un « millet » spécial, le Décret (Iriadé) du 1905 a donné au peuple vlach tous les droits de « millet ». L’édition de l’acte officiel a renforcé le conflit entre les représentants des propagandes roumaine et grecque en Macédoine.
Les conflits gréco-roumaines du XIXe siècle et du début du XXe siècle se font ressentir jusqu’en 1912/13 et en 1925. La terreur exercée par les unités militaires grecques sur la population vlach pendant la Première Guerre des Balkans n’est que le prolongement de l’ancienne guerre entre les propagandes roumaine et grecque.
Le traité de paix de Lausanne du 1923, comprenant le déplacement de la population grecque de l’Asie Mineure en Macédoine [dans la partie sous administration grecque depuis 1913] et les bouleversements survenus en cette occasion en Grèce ont conduit au traité signé entre les Vlach et les pouvoirs roumains concernant le déplacement d’une partie de la population vlach de Grèce et son installation dans le territoire qui venait d’être occupé par les Roumains, la Dobroudja du Sud.

Notes

[1Vlashkoto Prashanie i Romanskata Propaganda vo Makedonia (1860-1903)=La question valaque et la propagande roumaine, Nikola Minov ; trad. Amavia Gavrizi, Skopje : édition Lamia, 2013, pp. 407-409.