Blog • Maks Velo : disparition d’un artiste albanais d’envergure internationale

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Peintre, écrivain, éditorialiste, architecte, Maks Velo vient de s’éteindre à Tirana après une longue maladie. Né à Paris en 1935, il n’avait pu retourner dans sa « patrie de cœur » qu’en 1991, après la chute de la dictature communiste qui l’avait marqué, de façon indélébile, dans sa chair et dans son oeuvre.

Maks Velo
DR

En Albanie et au-delà, écrits et témoignages se succèdent depuis sa disparition pour rappeler la vie et le combat de cet intellectuel, interné au camps de Spaç, le plus terrifiant de la dictature albanaise, condamné en 1978 à dix ans d’internement pour ses goûts pour le modernisme et la peinture mondiale, en dehors des diktats du régime mis en place par Enver Hoxha après la fin de la Seconde Guerre mondiale. Après sa sortie de camp, Maks Velo avait consigné ses croquis en mémoire. « Nous sommes comme ces petites gares qu’on ne dessert plus », écrivait-il dans des nouvelles parues au cours des années 90.

En écho à une vie amputée par la dictature, Velo avait néanmoins réussi à se reconstruire à travers une oeuvre colossale et multiforme : architecte, artiste peintre, éditorialiste, penseur, polémiste, invétéré opposant aux attaques faites à l’urbanisme, à l’architecture vernaculaire, à l’environnement en Albanie, à tous les imposteurs, auteur de nombreux récits, poèmes et essais.

Un homme paradoxal : précurseur de la modernité et solitaire

Pour qui a connu Maks Velo dans les années 90, c’était à la fois un homme discret et tourmenté qui, après de longues décennies d’un silence imposé par un régime castrateur, avait progressivement retrouvé le goût de s’exprimer en donnant de la voix comme un lion blessé, courageux et opiniâtre. Sans cette endurance, comment aurait-il pu survivre à l’insoutenable barbarie dont il avait été l’injuste victime ?

Pour raconter les années les plus terribles de sa vie, Velo a d’abord peint puis il a écrit des récits et nouvelles autour de son expérience de l’internement dans le camp de Spaç au nord de l’Albanie. En ce qui me concerne, je l’ai rencontré pour la première fois en 1992 à Tirana. L’année suivante, je lui ai proposé d’être le commissaire d’une exposition du graphiste Michel Bouvet organisée à la Galerie nationale des Arts par l’ambassade France en Albanie. Nous avons travaillé de nombreuse fois ensemble, aussi bien lorsque j’étais attachée culturelle et de coopération à Tirana, que plus tard à mon retour à Paris.

A partir de la fin des années 90 et jusqu’à décembre 2019, nous nous voyions à Tirana et lors de ses passages à Paris où il aimait aller non seulement dans les musées et aux expositions mais aussi au théâtre et au cinéma. Nous partagions le même engouement pour l’opéra.

J’ai eu le plaisir de traduire plusieurs de ses écrits : des nouvelles (non parues) ainsi que des poèmes consacrés à la ville qui l’avait vu naître, dans un album illustré de ses dessins et paru en 2011. Le recueil « Paris » contient 70 dessins en noir et blanc et 34 poèmes en albanais et en français. Au final, un livre d’artiste généreux et passionné à son image !

Au Salon du livre de Tirana, 2010
(Collection privée)

A l’occasion de la présentation de ce « livre d’artiste » à Paris, Velo se livrait peut-être plus qu’ailleurs : « Ce qui me faisait le plus peur était que l’on me dise : ’Comment as-tu osé ?’. Mais personne ne m’a jamais demandé comment j’avais osé publier un livre sur Paris. Le fait est que je n’y ai jamais réfléchi. J’en ai eu simplement envie. Alors si personne ne pose cette question, pourquoi devrais-je y répondre... C’était une envie forte qui venait de l’intérieur de mon être. C’était comme une prière, une espèce d’admiration irrépréhensible pour cette ville qui est un mystère. Un de ces véritables mystères de l’humanité. Paris est le panthéon des tous les désirs réalisés des êtres humains. Paris est le panthéon de la solitude. Le panthéon de toutes les solidarités entre les hommes. Le panthéon de tous les courages. Le panthéon des artistes. »

Un artiste amoureux de Paris

De tout temps, la magie de Paris a enchanté les écrivains et Velo ne fait pas exception à la règle. Ce « Paris », son livre d’artiste, est un hommage original à la ville où il est né. La Ville s’offre au regard du lecteur par les mots et les images. Celles que l’artiste a dans la tête. Conçu comme un hommage appuyé, cet album-recueil résonne comme une sorte d’appel à la vie, un cri d’amour, dans lequel, au fil des pages, on découvre la tendresse que l’artiste ressent pour la la Ville Lumière dans laquelle il a fait « escale » régulièrement pendant presque trente ans...

Collection privée

Avec les dessins et les poèmes de l’album « Paris », Velo a voulu entrer dans le territoire le mieux défendu par la solitude. A ses yeux, c’était « l’endroit le plus secret au monde où se cache la beauté de l’individu. Elle est comme un paradis qu’aucune force étrangère ne peut envahir. Le territoire de la solitude est comme un Etat souverain dans lequel elle est saine et sauve et a servi de refuge pour des milliards d’êtres humains tout au long de l’Histoire de l’humanité. Le terrain de la solitude est hors de portée des dictateurs. » Et d’ajouter : « Les dictateurs sont des monstres qui ont toujours voulu conquérir la solitude des êtres humains car ils y voyaient leur seul et plus terrible ennemi. Elle a été et est encore le plus puissant royaume des faibles et des humiliés. La solitude est une île protectrice face aux êtres consumés par la douleur. »

Le recueil Paris rassemble 70 dessins noir et blanc, achevés entre 1992 et 2009, et 34 poésies en albanais, traduites en français. L’artiste a porté une attention particulière à la réalisation de l’édition tant au niveau de la couverture qu’à celle de la qualité des reproductions de ses dessins.

En France, Velo est également connu pour un livre emblématique de l’histoire douloureuse de son pays, le recueil de nouvelles : Le commerce des jours (Edition Lampsaque, Paris, 1998), et un essai : La Disparition des « Pachas rouges » d’Ismail Kadaré (Fayard, 2004).

Plus de 50 ans de création artistique

Artiste et un intellectuel albanais né à Paris en 1935, Velo est architecte et peintre de formation. Il a acquis une réputation internationale par sa peinture. Ses œuvres sont exposées en Europe et aux États-Unis.

En 1969, il devient membre de la Ligue des écrivains et des artistes d’Albanie. Jusqu’au début des années 1970, il conçoit et réalise des hôtels, écoles, maisons, cinémas et parcs publics à Tirana en qualité d’architecte. Il enseigne à l’Institut supérieur des arts de Tirana. En 1973, il est critiqué par les plénums de trois organes importants du parti communiste. En 1975, il est accusé de « modernisme » lors du congrès national d’architecture.

En 1978, il est condamné à dix ans de camp de travail pour « agitation et propagande » contre le régime et pour avoir « exécuté des œuvres inspirées de Modigliani, Braque et Picasso... et contrevenant à la méthode du réalisme socialiste » (jugement du 24/5/1979).

La quasi-totalité de ses tableaux est alors détruite, ses collections d’icônes et d’objets anciens dérobées ou brûlées. A sa sortie du camp de Spaç en 1986, il est assigné à un travail d’ouvrier dans une usine de pierres abrasives de Tirana. En 1991, son jugement est révisé par la Haute Cour de Tirana et il est enfin réhabilité.

Depuis cette date, plus de cinquante expositions lui ont été consacrées en Albanie, en France, aux États-Unis et dans de nombreux autres pays. A l’automne 2015, une exposition rétrospective de son oeuvre a été présentée à la Galerie Nationale de Tirana. Elle a rassemblé à la fois toutes les techniques -peintures, sculptures, dessins à l’encre de chine- utilisées par l’artiste et toute les périodes de son activité créatrice sur près d’un demi-siècle.

Selon ses organisateurs, cette rétrospective a eu le mérite de mettre en évidence, du vivant de l’artiste, « les préoccupations artistiques de ce témoin sans concession pour les modes ’opportunistes’ qui occupaient (le réalisme socialiste) et qui occupent actuellement ses contemporains (copies approximatives des courants occidentaux) ».

Au delà de ses qualités esthétiques et émotionnelles, cette exposition visait à amener éditorialistes et journalistes à poser le problème de l’art pendant le régime communiste et après. L’exposition s’ouvrait sur un opportun rapprochement d’une photo des années 60 de l’artiste devant le tableau « Deux musiciens » avec ce même tableau présenté à côté portant les stigmates d’un véritable autodafé. et sauvé de la destruction des 246 œuvres qui lui furent confisquées en 1978 après un procès kafkaïen où il avait été condamné.

Il faudra peut-être un certain temps pour que d’autres artistes se fassent entendre sur un spectre aussi large que celui dans lequel évoluait Maks Velo. Une chose est certaine, l’Albanie regorge de talents qui ne demandent qu’à s’exprimer !

Paix à son âme !

Le site de l’artiste : maksvelo.com