Blog • Plovdiv, les fondations d’une capitale européenne de la culture

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En 2019, Plovdiv est devenue capitale de la culture après dix ans de préparation et de rêves pour la ville. Ninon Chenivesse et Raphaëlle Segond sont allées suivre le projet en octobre 2018 et juin 2019.

Vue de Plovdiv.
© Ninon Chenivesse

« Les capitales européennes de la culture, ce n’est pas très valorisé dans le milieu culturel ; cet événement est plutôt perçu comme touristique » . C’est ce que nous explique le metteur en scène et acteur Boris Zafirov, tout en invitant les habitant·es du quartier de Trakia à participer aux ateliers organisés pour cette occasion par des compagnies de théâtre itinérant, installées dans le parc voisin de leur lycée. Pourtant, comme de nombreux et nombreuses autres acteur·rices culturel·les de la ville, le jeune homme s’est mobilisé pour imaginer et faire vivre la capitale européenne de la culture à Plovdiv, seconde ville de Bulgarie, qui, en septembre 2014, a été sélectionnée parmi huit autres villes, dont Sofia, la capitale.

Un projet conçu par le bas

Dans un contexte de restructuration post-fordiste du capitalisme, où les villes sont mises en concurrence les unes avec les autres pour attirer investissements et activités économiques, le capital symbolique qui distingue, singularise, et valorise les territoires, joue un rôle de plus en plus important. L’événement festif est perçu comme un outil de politiques urbaines et le label capitale européenne de la culture, créé en 1985, porte ainsi, pour beaucoup, les promesses de célébrité médiatique, d’attractivité touristique, et de croissance économique.


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Alors même qu’en Europe, les incitations à bâtir la « ville festive » [1] ne manquent pas, la volonté de faire de Plovdiv une capitale de la culture ne revient pas aux autorités municipales. Comme nous l’explique l’un des créateurs du projet, Emil Mirazchiev, ce sont les « gens d’ici » - une dizaine d’artistes et administrateur·rices culturel·les plovdivien·nes - qui se rassemblent dès 2009 pour penser la candidature de la ville et, surtout, pour impliquer la municipalité : « Personne n’y croyait. Tout le monde pensait que ce serait Sofia qui serait sélectionnée ». Le conseil municipal cède en février 2011, en signant un memorandum qui engage ses membres à soutenir inconditionnellement le futur projet de candidature de la ville, pour lequel tout était encore à inventer. Un budget municipal est libéré pour financer un et une consultant·es germaniques, chargé·es de former les candidat·es aux attentes du jury. « Ils nous ont fait confiance, cela n’a pas été facile » résume finalement Emil. En 2012 la Fondation « Plovdiv candidate 2019 » peut officiellement être créée.

On écrivait des rêves, de vraies opportunités pour la ville.

L’artiste d’art contemporain y est nommé comme directeur artistique et rassemble autour de lui une équipe restreinte pour imaginer le contenu créatif du programme. Genika Baycheva, administratrice de théâtre, en fait partie : « Nous n’étions pas plus de cinq à être impliqué·es, et à y croire ; c’était une période de travail incroyable, on écrivait des rêves, de vraies opportunités pour la ville ». L’équipe ne se contente en effet pas de son savoir-faire artistique, et parcourt Plovdiv, des institutions culturelles aux rues de la ville, jusqu’aux quartiers les plus isolés pour savoir, selon Emil, « quels sont les vrais désirs et besoins culturels des habitant·es ». Le groupe ne rêve pas de compétitivité économique, mais de nouvelles infrastructures culturelles, publiques et accessibles à tous·tes dans cette ancienne ville de l’ex-bloc soviétique ayant lourdement subi la transition libérale, où de nombreux lieux de culture sont, faute de moyens et d’entretien, vendus et transformés ou bien abandonnés. Au coeur du projet, la population du quartier de Stolipinovo, catégorisé « plus grand ghetto Rom d’Europe », fortement discriminée. Le slogan « Together » résume cette ambition à la fois culturelle et sociale. « On y croyait vraiment, même si on savait que ce serait un immense défi », résume Genika. La préparation elle aussi est immense, et l’équipe de Plovdiv, composée du petit groupe formant la Fondation « Plovdiv candidate 2019 » et de membres de la municipalité, doit produire un oral d’une heure trente devant le jury européen, puis le recevoir en ville : « C’est un grand enjeu, de renommée économique et touristique pour les municipalités, et certaines sont prêtes à tout : une a changé l’ordre des feux de circulation dans sa ville afin que le jury, en visite, ne rencontre aucun obstacle », se souvient, amusée, Genika.

C’est au moment où on a gagné, en 2014 que les choses sont devenues très critiques : les politiques ont pris en main le projet.

La ville de Plovdiv est définitivement nommée capitale européenne de la culture en septembre 2014 ; presque cinq ans plus tard, en janvier 2019, à l’heure de l’inauguration, plus de trois-cent événements sont prévus. Seulement, les nouveaux espaces artistiques promis sur le programme sont absents de la fête. Seul l’hyper centre déjà touristique a bénéficié de travaux de rénovations : le pavé des rues est plus neuf, et les plaques d’égouts sont marquées du logo « Plovdiv 2019 ». La reconversion du quartier de Kapana en un « creative district » fait certes la fierté des brochures touristiques, mais la majorité des galeries installées en 2015 ont été vendues pour être remplacées par des bars, plus rentables. Des « investissements vitrines », dénonce Emil Mirazchiev pour qui le grand défaut de la Commission européenne est de n’avoir « rien contrôlé ». Les feux d’artifice et la spectaculaire tour lumineuse de la cérémonie d’ouverture, enlevée le lendemain, symbolisent l’éphémère de l’événement. Ils symbolisent aussi les nombreuses suspicions de détournement de fonds qui l’entourent : le Parquet a ouvert une enquête sur les dépenses de l’inauguration, estimées à un million d’euros, après que le showman Slavi Trivonov a déclaré y avoir été rémunéré trois fois son prix habituel. Autant d’argent en moins pour les projets infrastructurels et pour rémunérer les artistes.

Les plaques d’égout Plovdiv 2019.
© Raphaëlle Segond

« C’est au moment où on a gagné, en 2014 que les choses sont devenues très critiques : les politiques ont pris en main le projet, et le maire est devenu président de la Fondation » explique Emil. Inquiet de ce tournant et soucieux de ne pas susciter de conflits d’intérêts entre son statut de directeur artistique et son association d’art contemporain Art Today, il quitte la Fondation dès 2013. Il est suivi par d’autres initiateur·rices du projet, si bien que l’équipe de la première Fondation est presque entièrement renouvelée. En mai 2017, le conseil municipal licencie sans justification Manol Peykov, membre du conseil d’administration de la Fondation. Après avoir rédigé une pétition pour « plus d’indépendance des autorités publiques », les quatre autres membres représentant le quota civil du conseil démissionnent à leur tour, par solidarité. « Il n’y a aucun respect pour les membres de la Fondation et leurs idées » commente Genika Baycheva qui, peu après, a elle aussi été contrainte de quitter ce projet qu’elle avait pourtant contribué à créer.

La nouvelle Fondation, volontaire mais privée de marge de manœuvre

L’équipe artistique de la Fondation est politiquement inopérante. Chargée de mettre en oeuvre le programme de Plovdiv 2019, elle le voit se déliter sous ses yeux, faute de financements et de volonté politique. En mai 2017, les dépenses totales nécessaires à la mise en oeuvre du programme sont estimés à 40 millions d’euros. Le Melina Mercouri Prize de la Commission européenne, récompensant la sélection comme capitale européenne de la culture, est une goutte d’eau de 1,5 millions d’euros. La promesse de participation de l’État central bulgare n’a, elle, été arrachée tardivement, en mai 2017. Le gouvernement de Boiko Borissov est réticent à débloquer des fonds, dans un pays où la pauvreté [2], les scandales de corruption, et la spirale nationaliste mettent la culture au second plan. Alors qu’il avait, en 2017, annoncé un budget de 10,26 millions d’euros, il le revoit dès l’année suivante pour finalement contribuer qu’à hauteur de 8 millions d’euros. Le principal financeur est donc la municipalité de Plovdiv, pourtant peu dotée en capital : en août 2013, elle vote, en plus du budget annuel habituel dédié à la culture, un plan de financement pluriannuel (2014-2020) de presque 24 millions d’euros pour Plovdiv 2019 [3].

Dans ce cadre financier restreint, la Fondation se voit attribuer 13 millions d’euros afin de gérer les dépenses de fonctionnement. Elle n’a aucun pouvoir sur les dépenses infrastructurelles, qui concernent la majorité des projets d’envergure. La moitié du budget de la Fondation (soit environ 7 millions d’euros) est dédiée au financement des projets artistiques, le reste étant destiné à l’entretien du siège de la Fondation, à la rémunération de sa soixantaine d’employé·es, et à la communication nationale et internationale autour de l’événement. Le budget des événements artistiques, nombreux et coûteux, ne suffit pas et ces derniers sont en réalité co-financés par des partenaires extérieurs (bailleurs de fonds, sponsors, mécènes…) : la Fondation admet ne produire que 10% du programme total. Le calcul doit prendre en compte d’autres budgets, plus réguliers, de la municipalité (infrastructures urbaines, logement, culture) qui, à l’approche de la capitale européenne de la culture, ont été orientés vers cet événement. Cependant, des choix politiques ont aussi été faits qui fragilisent l’ensemble du projet.

Ainsi, ce qui avait été imaginé avec tant d’énergie depuis maintenant dix ans demeure un rêve invisible sur les lieux de l’événement. Toutes ces années de recherche n’existent plus que dans la mémoire des créateur·rices du projet rencontré·es aux détours des festivités, le long de nos promenades, où nous avons voulu retrouver ces chemins parallèles de Plovdiv 2019.

Notes

[1Cette notion a notamment été théorisée par la géographe Maria Gravari Barbas, dans son article de 2009 « La « ville festive » ou construire la ville contemporaine par l’événement »

[22. Fin 2016, le salaire moyen par mois 480 euros et le salaire minimum est de 250 euros en Bulgarie. En 2010 le taux de pauvreté à 60% du revenu médian (part de la population vivant avec moins de 303 euros par mois). Source : statistiques nationale et observatoire des inégalités.

[3Ce total est décomposé en deux catégories : 1) dépenses de fonctionnement (operating expenditures) : 7 300 000 euros 2) dépenses d’investissements (capital expenditure) : 15 877 638 euros. Ce chiffre est confirmé en 2017 lors de la présentation du plan étatique d’investissement.