Le CdB, 25 ans d’histoire(s) | Traite des êtres humains en Albanie : le Kelmend est perdu

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Dans les hautes montagnes du nord de l’Albanie, la population appauvrie n’a que peu d’options, si elle veut survivre : le trafic de cannabis, ou bien l’émigration. Pour des histoires de clientélisme politique, le Kelmend se meure et ses enfants s’en vont. Reportage.

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Par Philippe Bertinchamps

© CdB / Philippe Bertinchamps

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Nuit criblée d’étoiles par-dessus le Kelmend, dans les hautes montagnes du nord de l’Albanie. C’est le cœur de l’été. Dans une petite maison juchée à flanc de précipice, on boit du vin et du raki. Parmi les familiers, Martine Wolff, une anthropologue française qui vit dans le pays depuis une quinzaine d’années. Ce soir-là, on tient conseil. Les fronts sont soucieux. C’est que l’heure est grave : des salaires dérisoires permettent à peine aux familles de ne pas mourir de faim, les écoles des villages reculés ferment les unes après les autres par manque d’élèves, les sentiers de chèvres sont pris d’assaut par des hordes de touristes sans-gêne, enfin et surtout, les champs de cannabis et des hôtels hideux gagnent peu à peu sur les pâturages ancestraux, les envahissent et les dévorent comme une gangrène. Partout de Shkodër à Kukës, la corruption règne en maître. Même les meilleures volontés sont découragées. Bientôt, tout le monde s’en ira d’ici...

La conversation va bon train et personne ne fait attention au vieux Kole, 69 ans, quand il s’éclipse. Ce berger aux traits comme taillés à la serpe est un gaillard solide et taciturne. Sans doute a-t-il envie de pisser. Ou de goûter la fraîcheur de la nuit, de chercher le silence. Mais les minutes passent, il ne revient pas. Il y a quelque chose qui cloche. On finit par s’inquiéter. Son dernier regard exprimait-il une tristesse informulée ? « Il est parti sans un mot », dit Martine Wolff. « Il s’est jeté du haut d’un rocher, et on a retrouvé son corps disloqué. Mais il a survécu. À la sortie de l’hôpital, on l’a remis entre les mains des bergers. Ils ont pris soin de lui. Son geste, ils l’ont compris comme un appel au secours. Leur appel au secours. »

Avril a été pluvieux. Les eaux bleu turquoise de la Cemi, écumeuses et mugissantes, dévalent de la montagne. Le ciel est tourmenté, un vent aigre s’engouffre dans la vallée profonde et balaye la place déserte de Tamarë, l’ancien centre administratif de la région du Kelmend, qui compte huit villages et plusieurs hameaux, dans le district de Malësi e Madhe, les « hauts-plateaux ». Une bande de chats faméliques, toujours les mêmes, font les poubelles. Les cafés et les restaurants, une bonne dizaine d’établissements, sont presque tous vides. Un seul petit magasin d’alimentation est ouvert. Il y a une église. Un barbier. Mais nulle part de pharmacie, les médicaments sont introuvables ici.

Le dernier médecin est mort 20 ans plus tôt et son remplaçant, qui vient de Përmet, dans le sud, fait sa tournée à des intervalles éloignés. La poste est à l’abandon, il n’y a pas de banque, ni de distributeur automatique de billets. Pas de boutique non plus, encore moins de bibliothèque ou de musée. Pas de transport public. Même pas de station-service : l’essence, on la vend au bidon. Tamarë est une bourgade triste, sans animation d’aucune sorte, ni agrément. Personne ne sait au juste le nombre d’habitants : le dernier recensement remonte à 2011, mais beaucoup ont entre-temps pris le chemin de l’émigration vers les États-Unis ou l’Europe occidentale. L’exode vide la montagne. L’école secondaire conçue pour 300 élèves n’en forme plus qu’une cinquantaine. Dans le silence diurne de la place, Kole, le vieux berger, le ressuscité, déambule, un demi-sourire errant sur son beau visage fermé.

Le Kelmend est ailleurs

Sur le promontoire rocheux au-dessus de la Cemi, la bannière étoilée de l’Oncle Sam et le drapeau de l’Albanie, un aigle noir bicéphale sur fond rouge, flottent au vent. Cet hiver a été une catastrophe. La contagion des départs a causé une épidémie. Des symptômes avant-coureurs étaient apparus, mais aujourd’hui, rien ne va plus. Un sentiment collectif de peur et d’abattement s’empare de Tamarë et des villages, comme si le Kelmend était atteint d’une psychose de masse. Les familles prennent leurs cliques et leurs claques, et les voilà loin d’ici. En six mois, approximativement un tiers de la population a émigré à l’étranger. C’est qu’un nouveau mal se répand sur la montagne, jetant le désarroi dans les esprits. Ce mal a un nom : kanabis, drogë.

Tout le monde le sait : il y a désormais des sentiers qu’il vaut mieux éviter. Le Kelmend se transforme à son tour en « zone à risque », à la fois lieu de passage et de culture des stupéfiants, de même que d’autres parties éloignées du Nord, comme le Dukagjin, dans le district de Shkodër, le sont depuis belle lurette. Les bergers du Kelmend ont pourtant refusé de céder, obstinément, au point de ne plus contracter mariage avec ceux du Dukagjin comme naguère, là où les prairies se rejoignent. Mais où il y a de l’eau, il y a du cannabis. Et dans les hautes montagnes sauvages du Kelmend, leurs forêts impénétrables, leurs vastes pâturages publics, là où depuis des siècles les bergers font pousser toute sorte de plantes médicinales endémiques, les sources jaillissent de partout et à profusion.

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Or, voilà que des nouveaux venus veulent imposer leur loi. Ils confisquent sans autre forme de procès les pâturages sacrés, les saccagent pour y cultiver la sativa et tuent impunément les chèvres suspectées, à tort ou à raison, de brouter les feuilles. Les pâturages, une institution : là où cette communauté pastorale se retrouve et entre en communion avec l’esprit des ancêtres, là où l’on sacrifie le bélier et partage ses ossements, là où le berger mort repose dans une tombe anonyme et devient lui-même pâturage.

De l’avis des bergers, les choses ont commencé à se gâter vers 2015, lors de la construction de la voie express SH20, un ruban d’asphalte aux courbes serpentantes long d’une soixantaine de kilomètres très prisé des bikers. Cette route, font-ils valoir, c’était leur sentier, là où ils marchaient comme leurs pères le leur avaient appris. Dans les Alpes albanaises, le pastoralisme transhumant est vieux d’environ 6000 ans, il remonte au début de l’âge néolithique. D’aussi loin qu’on s’en souvienne, Tamarë a toujours été un village relais pour les troupeaux et les bergers. « À cause de cette nouvelle route, ça devient dangereux de conduire le bétail », déplore Paulin M., 50 ans. « Non seulement les bêtes s’abîment les pattes sur l’asphalte brûlant, mais en plus, les gens roulent comme des fous. Des chèvres se font écraser. Ou bien elles s’affolent, courent dans tous les sens et chutent dans le ravin. »

Paulin possède 100 têtes de bétail. « Toutes immatriculées et vaccinées », précise-t-il. Il fabrique aussi du fromage, cultive des pommes de terre, du maïs, des concombres, fait pousser des haricots, des tomates et distille des eaux-de-vie à la prunelle, au cornouiller, au raisin des pacages. À la belle saison, il estive le troupeau. Il va à cheval, mène son chien de garde, sa vache et sa mule enjolivée de pompons et de grelots là-haut dans la montagne, où il séjourne trois, quatre mois avec ses deux fils âgés de treize et quinze ans. « On se déplace d’un terrain à l’autre, les bêtes broutent l’herbe, leurs excréments fertilisent la terre. » Selon leurs traditions, les bergers sont les « gardiens de l’ordre et de l’unité de la nature ». Sans eux, disent-ils, la vie ne serait plus possible dans la montagne.

À l’époque de la dictature de l’Albanie communiste (1944-1991) d’Enver Hoxha, le patelin s’est développé en garnison pour assurer la défense de la frontière avec le Monténégro, qui faisait alors partie de la Yougoslavie de Tito. Débris de cette tyrannie paranoïaque, une multitude éparpillée de petits bunkers de béton ponctuent le paysage. Dans le Kelmend, bastion catholique albanais, la mémoire de la défaite sanglante contre les Partisans à la fin de la Seconde Guerre mondiale, puis du goulag et des mesures sévères de répression, est douloureuse. La population n’a jamais embrassé l’idéologie communiste. Au contraire, elle l’a combattue aux côtés des fascistes italiens et des tchetniks monténégrins. Le Kelmend, proclament farouchement ses habitants, c’est la « résistance ». Des coutumes autochtones, celles d’un « peuple libre », les « derniers Illyriens », comme ils s’appellent, préservée des envahisseurs romains, slaves, vénitiens, ottomans... C’est aussi un fief électoral du Parti démocratique (PD, opposition), où le Parti socialiste (PS) du Premier ministre Edi Rama est identifié avec la « mafia rouge ».

« Si encore il y avait des bétaillères », remarque Paulin. « De Peshtan à Budace, en faisant étape à Tamarë, c’est trois jours de marche. Pas d’eau, pas d’arbres, pas d’ombre. On grimpe sous le cagnard en crevant de soif. Les bêtes halètent et finissent par succomber. » Tout de suite après la construction de la SH20, trois premières installations hydro-électriques ont surgi au milieu de la vallée, mettant aussitôt en péril son écosystème et sa biodiversité. Selon les mots des bergers, leurs turbines « sucent le sang de la montagne et tarissent ses veines ». L’été 2018, c’est en vain qu’ils ont bloqué la route pour protester, avant de se faire embarquer, mains menottées, par la police. Des prés verdoyants émaillés de fleurs se sont changés en terres arides et caillouteuses, le sol a pris un aspect lunaire, la petite truite bleue tachetée des torrents, délicate et parfumée, a disparu. « Sans eau, comment mener paître le bétail ? Avant, on faisait un long arrêt à la haute cascade de Selcë. On prenait le frais. On s’y reposait. C’était un lieu de rencontres où les enfants allaient jouer ensemble. Mais c’est fini. Tout ça pourquoi ? » Dans le Kelmend, les coupures de courant ne sont pas moins fréquentes, et les villageois continuent de s’éclairer à la chandelle.

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Paulin a acquis les gestes du berger par une longue pratique transmise à travers des générations. Pour prendre la houlette, l’emblème des pasteurs, il faut être reconnu par ses pairs. Berger (bajrut) ou bergère, on le devient par initiation. « Du temps des communistes, au moins, les bergers étaient considérés », lâche Paulin. « Les vétérinaires nous donnaient un coup de main, des infirmières veillaient à notre santé. L’été, on tenait école dans les pâturages. Nos produits, on les écoulait à la coopérative. Alors que là, faute de soutien, on s’endette jusqu’au cou. On n’a même plus le droit d’avoir son fusil et on est obligés d’attacher son chien de protection, soi-disant pour l’empêcher de mordre les touristes. Quand le loup dévore le troupeau, il ne nous reste qu’à crier ! »

Quand le diable s’en mêle

Ce berger de 66 ans, qui s’exprime sous le couvert de l’anonymat, n’en est pas encore revenu. « Jamais de ma vie je n’ai été un criminel », proteste-t-il d’un air de dignité offensée. C’était en mai, la période des travaux de fanage avant la transhumance intermédiaire de printemps. « Je montais à la prairie de fauche l’autre midi quand des policiers m’ont barré le chemin. Ils m’ont demandé d’où venait la drogue. » Ce pré communal, dont l’accès est difficile, couvre un espace de plusieurs hectares. Un drone de surveillance a repéré la plantation. « Je suis tombé des nues. C’était la première fois que j’y allais depuis trois mois. Les policiers m’ont mis en état d’arrestation et m’ont invité à les suivre au commissariat. » Après quatre heures d’interrogatoire, le berger a été relâché. « Je leur ai dit que ces terres n’étaient pas à moi. En attendant, la police a brûlé la prairie et je ne sais pas où aller, car il faut s’occuper des bêtes. » Cette histoire, loin d’être isolée, fait partie d’une succession continuelle de drames. Au train où vont les spoliations de pâturages, estiment les bergers, beaucoup ne pourront plus estiver les troupeaux. Et si la municipalité, craignent-ils, avait cédé « leurs terres » au cannabis ?

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En Albanie, la culture du cannabis, c’est 30 ans d’expérience, une poussière à l’égard des sociétés agropastorales. Et pourtant ! À la chute du communisme, la transition brutale à une économie de marché a provoqué la fermeture soudaine d’usines et de fermes collectives, entraînant un taux de chômage stratosphérique. Dans le secteur agricole, la productivité a dégringolé de 25% à 30%. En un an, plus de 400 000 personnes ont perdu leur emploi. Au début des années 1990, alors que la demande de stupéfiants augmentait sur le marché, la culture du cannabis est apparue comme une source de revenus saisonniers dans ce pays isolé en proie au chaos politique et économique, mais au climat méditerranéen propice, et idéalement situé au carrefour sud-est de l’Europe.

De la main-d’œuvre a été recrutée dans les zones les plus déshéritées et les moins peuplées pour planter les semences, veiller à la croissance, récolter, sécher et emballer la marchandise avant de l’exporter vers le Monténégro, le Kosovo, la Macédoine du Nord, la Grèce et l’Italie. L’albanka, comme la surnomment les voisins slaves, est une herbe de qualité supérieure. En 2016, moins de trois ans après l’arrivée au pouvoir du Premier ministre Edi Rama, l’Albanie s’est hissée au septième rang mondial des pays producteurs de cannabis, avec une valeur totale estimée à 2,6% du PIB, contre 0,07 à 0,19% dans des pays comme la France, l’Allemagne, l’Italie ou le Royaume-Uni.

« La culture intensive du cannabis a déréglé l’économie du Nord, une région sous-développée, et rendu folle la société. » Zef Gjeta est professeur de développement rural à l’université de Tirana. « Les ingrédients sont là : un prolétariat paupérisé, des pâturages lointains exposés au soleil et bien irrigués, quitte à détourner un cours d’eau, un produit excellent, des récoltes abondantes et des recettes à l’avenant. Plus personne ne veut travailler à la ferme. Comment résister à la tentation ? En quelques mois, on empoche le salaire d’un an. Beaucoup franchissent le pas et tournent le dos à une vie honnête. Un esclavage, hélas, dont il est difficile de sortir. »

Embauchés de mai à septembre, les travailleurs sont payés entre 1500 et 5000 euros. S’ils se font arrêter, ils risquent une peine de deux ans et quatre mois de prison. Entre 2013 et 2019, plus de 8000 Albanais ont été jugés pour culture ou trafic de cannabis. Près de la moitié ont été condamnés. Dans un rapport intitulé « La grande inconnue : qui cultive le cannabis en Albanie ? », publié dans le Journal of illicit economies and development en septembre 2022, la chercheuse Adela Llatja établit que la grande majorité (85 %) vit en milieu rural, tandis que 61,5% du total des accusés n’ont pas poursuivi leur enseignement au-delà du collège.

Paulin l’ancien

« Les enfants de bergers ne savent même plus compter le bétail ! » Il y a huit ans, Paulin B., 63 ans, professeur de mathématiques et de physique, enseignant au lycée de Tamarë, a posé son cartable dans la petite école primaire de Kalç, un hameau dans un coin de la montagne où les instituteurs font défection. « Je ne pouvais pas laisser les enfants là-haut sans école », glisse-t-il. Depuis Tamarë où il habite, il chemine par le sentier, silencieux et souple de sa marche de montagnard. « Deux heures l’été. Trois, quatre heures l’hiver. » Parfois, ajoute-t-il, on rencontre un loup, un ours, un serpent. Parfois, un éboulement bloque le passage.

À Kalç, Paulin n’a jamais fait la classe à plus de quatre écoliers. Mais cette année, il n’y a absolument personne pour recevoir ses leçons. Les chaises sont vides, les pupitres fermés. « On a toujours manqué de livres, de manuels, de fournitures scolaires... Il n’y a même pas de toilettes. » Au tableau, une date écrite à la craie : 08.06.2022. Le dernier cours avant de donner congé. Jusqu’alors, treize familles peuplaient le hameau. Cet hiver, quatre sont parties à l’étranger. Sur le devant de cette construction rudimentaire aux murs passés à la chaux et au toit en tôle ondulée, une main a dessiné un cœur. Un carreau est cassé.

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Le loup rôde autour des bergeries. L’autre nuit, le chien s’est battu contre lui. Des griffures barrent son museau, sa truffe ne cicatrise pas. La pauvre bête fait mine penaude. « Plus tard, j’aimerais devenir vétérinaire », lance Albana B., quatorze ans, en servant le café, le raki et des limonades gazeuses. Faute de ramassage scolaire, cette fille de bergers réputée « brillante élève » ne va qu’un jour par semaine à l’école de Tamarë. Le reste du temps, « j’aide maman à la maison ». Paulin lève les yeux au ciel. « Souvent, les parents ne savent pas lire et écrire. Comment leur faire comprendre l’importance de l’instruction ? Et comment motiver les enfants ? De nos jours, l’apprentissage empirique, familial ne suffit plus. »

Chez les voisins, Daniel Q., seize ans, un enfant dyslexique, ne va pas du tout à l’école. « C’est affreux, mais Tamarë est trop loin, l’internat coûte cher et nous n’avons pas de quoi payer les frais », explique sa mère, Marian. Elle fait le café sur un réchaud pendant que son mari, Lesshi, sert un rouge bord, une piquette de sa fabrication, et porte une santé. Des tapisseries criardes de Jésus et de la Vierge Marie meublent jusqu’au plafond la masure, une bicoque barbouillée de jaune accroupie au flanc de la montagne. « Moi, j’ai 32 ans », déclare Lesshi. « Qu’est-ce que tu racontes ? », s’esclaffe Marian. « Tu en as 40 ! » Dans la pièce sombre et enfumée, Paulin sourit en coin. Lesshi est berger, les anciens veillent sur lui, mais il ne porte pas la houlette. À Kalç, où il est né, il élève une trentaine de moutons, ainsi qu’une vache, une truie et des poules. « Je vis avec environ 5000 leks (moins de 50 euros) par mois, c’est-à-dire même pas 500 euros par an. Pour le reste, je fais du troc. Des dettes, j’en ai par-dessus la tête. Si je vais à Tamarë, tout le monde me tombe sur le paletot. » Lesshi trinque avec le professeur. Si on lui proposait un boulot, n’importe lequel, même à l’étranger, il partirait sur-le-champ. « Mais pour ça, il faut de l’argent. Déjà le passeport coûte rien moins que 300 euros. »

Le maître d’école roule une cigarette. Kalç, Brojë, Kozhnja, Vukël, Nikç… Autant de villages quasi fantômes où les élèves sont en décrochage. À l’époque communiste, rappelle semi-nostalgique celui qui fut autrefois secrétaire de la coopérative, les instituteurs étaient obligés d’enseigner dans les zones reculées. Aujourd’hui, le métier est dévalorisé. « L’Éducation a refusé, et même interdit, de remplacer le carreau cassé de l’école », s’indigne-t-il. Selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), 50% des écoles albanaises n’ont pas accès à l’eau potable et 70% ne disposent pas d’installations sanitaires convenables. Au classement des performances académiques des pays de l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE), l’Albanie est la lanterne rouge. Entre 2010 et 2022, le nombre d’élèves du primaire et du secondaire a chuté d’au moins un tiers, en partie à cause de l’émigration. D’après l’Institut albanais de géographie et de statistiques (Instat), pas moins de 42 000 personnes ont quitté le pays chaque année entre 2011 et 2021.

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« C’est sans issue », soupire Paulin. « Il n’y a plus d’avenir en perspective. En désespoir de cause, quand la misère vous prend à la gorge, les familles vendent le bétail et s’endettent pour aller tenter leur chance ailleurs. » Paulin a deux filles, l’une institutrice en Suède, l’autre infirmière en Allemagne. Il regarde sa montre : sa femme l’attend. Atteinte du diabète, elle a été amputée d’une jambe et le moignon bourgeonne mal. À Tamarë, il n’y a pas de soins à domicile et les médicaments ne s’obtiennent qu’au prix de grands efforts.

La ronde infernale

« L’isolement, l’appauvrissement et le dépeuplement du Nord sont étatiques et structurels. » À 38 ans, Akil Kraja, diplômé de Sciences-Po, l’ENA et l’université Bocconi à Rome, est l’un des jeunes cadres impeccables et bien cravatés du Parti démocratique. Rentré au pays malgré des offres avantageuses, il est aujourd’hui le porte-parole officiel de Sali Berisha, le chef de l’opposition. L’origine des maux du Nord, il l’impute à la réforme administrative de 2015. Il sort un papier et trace avec un stylo à encre la carte du pays. « Ce découpage territorial et administratif s’est avéré être un dépeçage électoral », dit-il en griffonnant. « Le gouvernement socialiste a pris des mesures de transfert vers les municipalités, séparant l’Albanie en deux et dépouillant le Nord, rempart traditionnel du PD, d’accès aux services publics. C’est pourquoi les écoles et les infrastructures qui dépendent des municipalités ne sont plus entretenues. » En contraste, ajoute-t-il, le budget des emplois fictifs dans les mairies a explosé : « Un milliard d’euros entre 2016 et 2021 ». Du « racisme fiscal », énonce-t-il. L’énarque a le sens de la formule. « La pauvreté induite va de pair avec la cannabisation et l’émigration en masse, en même temps que le crime organisé se substitue au contrat social. »

« Les gros bonnets ne sont jamais derrière les barreaux », observe Lindita Cela, journaliste à l’Organized Crime and Corruption Reporting Project (OCCRP), un regroupement de journalistes qui enquêtent sur le crime organisé et la corruption dans le monde. « Il n’y a que les petits délinquants qu’on met en prison. » Si les délits liés à la drogue sont régis par le Code pénal, le fait est qu’en général, la police ferme les yeux. Avec un revenu mensuel moyen de 500 euros, les policiers ne sont guère enclins à traquer les caïds. Ils trouvent au contraire dans ce marché lucratif une source de revenus supplémentaire. « La police sait exactement qui fait quoi, et surtout, qui protège qui », explique Lindita Cela. « Le pouvoir a encouragé la culture du cannabis. Dans le Dukagjin, il y a des villages où chaque famille compte au moins un membre qui travaille dans une plantation. Faute de programme de développement, c’est quasiment devenu un gagne-pain saisonnier comme un autre. Le gouvernement n’y trouve que des avantages et la population assujettie à la loi du silence se tient coite. »

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« L’été, j’aime coucher à la belle étoile. J’enfourche mon cheval et je vais camper en haute montagne. Une nuit, j’ai dormi près d’un terrain où l’on cultive le cannabis. Il y avait l’odeur... Je n’aurais pas dû bivouaquer là. Le lendemain, mon cheval était mort. » Appelons-le Mike. « Si tu veux, c’est facile de se mettre en contact avec eux. Mais c’est risqué, car tu n’es pas albanais, tu ne parles pas l’albanais et, s’il y a lieu, ils n’hésiteront pas à te tuer. » Mike est un self-made-man, il a beaucoup voyagé et prend plaisir à parler l’anglais. Il n’a pas fréquenté longtemps l’école, mais il connaît le monde. Il voit, il entend, il sent. « Ces types-là ne sont pas des gens très intelligents », affirme-t-il. « D’ailleurs, pas besoin de l’être pour faire ce qu’ils font. Par contre, ils n’ont aucune pitié, aucun scrupule, aucune conscience. »

À son retour au bercail, Mike, un homme énergique au caractère anxieux, a sombré dans le creux de la vague. La « réintégration » s’est mal passée. Alors qu’il n’espérait plus rien, en proie à des crises d’abattement profond, une rencontre inattendue, « une femme, une amie formidable », l’a aidé à redresser la barre. Mike a retrouvé la foi. Les affaires ont repris, mais il a depuis une petite boîte de pilules antidépressives, « mes stimulants d’humeur » comme il dit, à la portée de la main.

Il parle à mi-voix. « Disons que tu as des dettes et ici, c’est simple, tout le monde en a. Ça se sait. Un beau jour, un type propose de t’aider. Il te refile un kilo d’herbe gratis. Mais tu as encore besoin de cash. Alors, il t’apporte un deuxième kilo, puis un troisième, et au moment où tu crois sortir enfin la tête de l’eau, il te fait comprendre que dorénavant tu travailles pour lui. Tu n’as pas le choix. Or, bientôt, qui sait, pour une raison ou pour une autre, quelqu’un, peut-être le chef, celui que tu n’as jamais vu, dont tu ne sais rien, même pas le nom, voudra se débarrasser de toi. La police t’arrête, tu vas en prison. C’est la honte, mais tu sais que tu ne pourras rien dire par crainte des représailles et parce que tu as un cousin ou un neveu dans le même business que toi. De toute façon, le système est ainsi fait. Les flics et les juges sont corrompus. Donc, tu te tais. »

« Pour survivre, chacun est obligé de tricher », confirme Lindita Cela. L’argent sale inonde les campagnes électorales, les juges se font graisser la patte, la police n’arrête que du menu fretin. « Parfois, elle-même plante du cannabis pour le brûler ensuite sous l’œil des caméras de télévision, histoire de montrer à l’opinion publique qu’elle ne demeure pas inactive. Ou bien un baron décide de sacrifier une plantation pour en sauver une autre, plus importante… Ça fait partie du jeu. »

« On a laissé se détériorer l’État de droit au bénéfice d’une nouvelle classe de criminels promus hommes d’affaires », juge Pellumb Nako, l’ancien directeur du département des frontières et de la migration de la police d’État. « Ce sont eux qui détiennent le vrai pouvoir. Ils plongent la région dans une atmosphère de peur, font le trafic des stupéfiants et la traite des êtres humains. » Car émigrer représente un sacrifice, jusqu’à plusieurs dizaines de milliers d’euros selon les pays. Or, ni la solidarité familiale, ni la vente du troupeau ne permettent de récolter de telles sommes, et ce n’est pas à sa banque que l’on va demander un prêt... Mais alors que la région se vide, souligne Pellumb Nako, le gouvernement ne manifeste qu’une indifférence apparente, se bornant à répéter que l’émigration est un choix personnel. « Personne ne peut empêcher les Albanais de réaliser leurs rêves à l’étranger », proclame le Premier ministre.

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Deuxième volet de l’enquête : Albanie : le Royaume-Uni, miroir aux alouettes

Cette enquête a été réalisée avec le soutien du Fonds Investigative Journalism for Europe (IJ4EU).