Blog • Les Aroumains, un reliquat qui perdure : bref état des lieux à l’intention de V. Creţulescu et F. Ţurcanu

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Dans une lettre envoyée au Courrier en marge de ma chronique consacrée au livre Ethnicité aroumaine, nationalité roumaine de Vladimir Creţulescu, celui-ci me reproche à cinq reprises de « ne pas avoir compris l’essentiel de sa démarche théorique ». Plutôt que d’essayer de le convaincre du contraire, je m’en tiendrai aux raisons pour lesquelles les considérations auxquelles cette démarche donne lieu sont contestables.

Belgrade, 10.09.2021 : inauguration du Armãnescu PEN tsentru par des délégués de Serbie, d’Albanie, de Grèce, de Roumanie et de Macédoine du Nord

Pour commencer, voici trois remarques à propos des tentatives de cet auteur de justifier sa position suite à ma critique.

(1) A propos de sa présentation à plusieurs reprises sous le nom de Grammaire roumaine macédonovlaque au lieu de Grammaire aroumaine macédonovalaque de l’œuvre de Boïagi (1815), V. C. écrit : « ce n’est pas une erreur de ma part, comme le suggère M. Trifon dans sa note no. 8, mais un choix manifeste que j’ai fait : j’ai bien argumenté mon choix de légèrement modifier la traduction préférée par Matilda Caragiu-Marioțeanu, dans la note en bas de page no. 136, p. 133-134 de mon ouvrage ». Faux : l’argumentation proposée consiste en un tour de passe-passe d’autant plus ridicule qu’il cherche à démontrer, à partir d’un détail (macédonovalaque/ macédonovalaque), exactement le contraire de ce que dit la linguiste quand elle conclut expressément : « la grammaire de Boïagi devrait s’appeler dorénavant Grammaire aroumaine ou macédonovalaque ».

(2) « D’ailleurs, c’est pour mettre en exergue ce développement collaboratif – œuvré avec la contribution successive d’élites aroumaines, puis roumaines –, que j’ai choisi de nommer mon objet d’étude « le discours aroumain-roumain », en développant un concept lancé par Thede Kahl (voir p. 31-32 de mon livre) », écrit V. C. dans sa réponse. Voici maintenant le passage de son propre livre auquel il nous renvoie :
« Kahl désigne le mouvement politique qui voudrait intégrer la communauté ethnique aroumaine dans ‘’le corps’’ de la nation roumaine par le syntagme ‘’mouvement aroumain-roumain’’ (appel de note : Istoria aromânilor, Bucarest, 2006, pp. 32, 50). On peut inférer des propos de Kahl qu’il a choisi cette désignation pour souligner le fait qu’au mouvement en question ont participé des Aroumains balkaniques et aussi des membres de l’élite intellectuelle roumaine – de ce fait le mouvement en question est, effectivement, aroumain-roumain ».
En consultant le livre de Thede Kahl, on réalise qu’il n’en est rien. Le syntagme « mouvement aroumain-roumain » ne figure pas à l’endroit indiqué et on cherche en vain dans le chapitre en question (pp. 23-51) une quelconque confirmation des formules alambiquées employées par V. C. Le géographe et anthropologue allemand fait le point sur le double mouvement auquel on assiste en ce temps : dans les Balkans, à Moscopole, Cavalioti et Daniel le Moscopolitain sont plutôt favorables à la « grécisation » de l’aroumain alors qu’à Poznan, Pesta et Vienne Ucuta, Roja et Boïagi interviennent pour son maintien, en sorte que la diaspora aroumaine en Europe centrale joue un rôle fondateur dans l’affirmation de l’identité aroumaine. Seul Roja se prononce pour le rapprochement avec le roumain (p. 47). Matilda Caragiu Marioteanu a qualifié l’œuvre de ce dernier de « tentative d’unification linguistique entre le roumain du sud et du nord dont le résultat fut : un dacoroumain aroumanisé » rappelle Kahl (p. 39). Les autres tentatives de ce type se sont soldées par des échecs et ont été abandonnées. La présentation de Kahl confirme ainsi des faits déjà établis notamment par l’historien Max Demeter Peyfuss.
Dans les deux cas pointés ci-dessus nous avons affaire à des pièces maîtresses de l’argumentation de V. C.
(3) Apparemment, en me citant dans sa lettre, V. C. ne fait pas la différence entre le signalement d’un nouvel ethnonyme dans la documentation historique disponible dont je me suis fait l’écho et le fait de procéder à une lecture anachronique et téléologique de l’information fournie par le chroniqueur byzantin comme il le fait quand il ajoute : « si les Valaques sont assez solidaires en 1066 pour pouvoir organiser une révolte, alors ils constituent, en toute probabilité, une communauté ethnique dont la cohésion interne est instituée et maintenue par sa propre ethnicité, et non seulement une simple catégorie ethnique, conçue et perçue uniquement de l’extérieur, par les Byzantins ». D’ailleurs, l’ethnicité aroumaine n’est pas définie dans ce qu’elle comporte de particulier dans le cas du monde aroumain confronté à la question nationale, alors que l’on dispose sur cette question des travaux passionnants, ceux par exemple de Jean-François Gossiaux parus en France [1].

Les Aroumains, en attendant la fin d’une longue histoire : état des lieux

Pourquoi cette insistance sur l’ethnicité, principale innovation de la démarche de V. C. selon ses propres termes, l’autre étant l’insistance sur le rôle attribué aux auteurs aroumains de l’Empire ottoman et d’Europe centrale dans la construction du discours identitaire roumain à venir ? Que signifient ces innovations par rapport aux études sur les Aroumains conçues, notamment en Roumanie, dans une perspective essentialiste, perspective dont V. C. prétend s’émanciper ? Pour y voir plus clair, il faut commencer par revenir au tout début du livre, à la première phrase de la préface signée par l’historien Florin Ţurcanu. Présentée comme un « reliquat sud-danubien de la romanité orientale », « la population aroumaine approche la fin d’une longue histoire », affirme d’emblée le rapporteur de la thèse de V. C. et membre du jury (p. 13). On est donc avertis qu’il s’agit d’un processus achevé et la démonstration de V. C. va résolument dans ce sens. Cependant, contrairement à V. C., l’historien F. Ţurcanu prend la précaution de ne pas parler de « fin » tout court de l’histoire dudit reliquat [2]. Il s’agirait donc plutôt d’un processus en voie d’achèvement. En tout cas, un certain nombre d’indices l’indique. En Roumanie même, au recensement de 2002, parmi les 25.053 individus se sont déclarés « Aroumains » plus de la moitié, 13.389, ont déclaré l’aroumain comme langue maternelle. En Macédoine du Nord depuis 1991 et, plus récemment, en Albanie, les Aroumains sont reconnus comme minorités nationales tandis qu’en Grèce il existe de nombreuses associations culturelles aroumaines représentant ceux qui se présentent comme des Grecs vlachophones ou, plus rarement, comme des Aroumains. Par ailleurs, si on laisse de côté ceux qui se revendiquent de ces catégories, nombre de Grecs, de Macédoniens et d’Albanais d’origine aroumaine se considèrent aujourd’hui tout simplement comme des Grecs, des Macédoniens et des Albanais, en tout cas pas comme des Roumains. De la même façon, nombre d’Aroumains qui se sont installés en Roumanie au cours du temps et notamment pendant l’entre-deux-guerres se considèrent comme des Roumains alors que d’autres sont favorables à un statut à part. Enfin, depuis l’implosion du régime communiste en Roumanie, l’Académie roumaine et le département des Roumains de partout du ministère des Affaires étrangères, revendiquent haut et fort les Aroumains des Balkans comme roumains, et n’hésitent pas à exercer des pressions dans ce sens.
Or, de cela, il n’est guère question chez V. C. Certes, celui-ci a raison de rappeler dans sa réponse que « ce n’est pas la place ici de déferler (sic) un débat en détail sur les diverses problématiques de la « question Aroumaine » (la controverse sur les origines des Aroumains, le débat ‘langue vs dialecte’ concernant leur idiome, etc. – des questions qui ne font, d’ailleurs, pas l’objet de mon livre) », mais il ne saurait ignorer l’impact de son équation identité aroumaine=nationalité roumaine dans les débats concernant les Aroumains en Roumanie et dans les autres pays balkaniques.

L’appartenance naturelle des Aroumains au peuple roumain

Le préfacier salue le refus de la part de V. C. de la « vision ‘’essentialiste’’ de l’identité aroumaine » léguée par tout une « tradition intellectuelle » qui a marqué « l’histoire de la soi-disant ‘’renaissance nationale aroumaine’’ au XIXe siècle » (p. 13). Or ce refus n’apparaît que sur le plan déclaratif dans le livre, l’auteur ne s’attarde guère là-dessus. Tel qu’il est présenté, c’est-à-dire sans le moindre regard critique sur les sources et moyennant des raccourcis et des extrapolations en tous genres, le discours identitaire aroumain-roumain issu de la construction discursive montée en épingles par V. C. ne diffère pas beaucoup du discours national roumain sur les Aroumains, tel qu’il a été conçu à la fin du XIXe siècle et tel qu’il est employé encore aujourd’hui. Au final, les deux justifient, chacun à sa façon, dans des registres et sur des tons différents, la politique menée par l’Etat roumain vis-à-vis des Aroumains considérés comme nécessairement des Roumains. Jusqu’à présent, cette politique avait été menée au nom de la tradition, désormais, avec la thèse de V. C., on peut le faire au nom de la modernité. Dans le premier cas, les Aroumains ne peuvent être que des Roumains parce que la tradition l’a toujours voulu ainsi, alors que pour V. C. ceci est l’aboutissement d’un discours construit à cet effet. La boucle est ainsi bouclée. Aussi, toute contestation d’une telle conclusion serait forcément vaine, même si de toute évidence le passage de l’ethnicité aroumaine à la nationalité roumaine n’a été effectif que pour une petite partie des porteurs de ladite ethnicité.

Les deux extraits qui suivent permettent de se faire une idée de la proximité entre le discours identitaire aroumain-roumain mis en avant par V. C. et celui tenu par l’Etat roumain de nos jours à partir de considérations d’ordre essentialiste. Le premier provient du rapport de recherche doctorale de V. C. paru dans le cadre d’un projet cofinancé par l’UE et le Gouvernement roumain en 2015, le second figure dans la présentation de sa thèse soutenue à Bordeaux en 2016. C’est nous qui soulignons.
« Le fil conducteur de notre démarche est représenté par les thèmes récurrents de l’origine romaine et la latinité linguistique des Aroumains, considérés comme vecteurs de leur appartenance naturelle au peuple roumain. Ces deux noyaux discursifs articulent dans son intégralité l’effort institutionnel et propagandiste de la Roumanie qui, au cours de la seconde moitié du XIXe siècle, initie la tentative d’assumer la population aroumaine des Balkans  » .
« Notre recherche doctorale se propose comme objectif d’éclaircir comment s’est développé et structuré le discours identitaire aroumain-roumain (à savoir, celui qui conçoit les Aroumains en tant que membres du peuple roumain), dès ses origines à la fin du XVIIIe siècle, jusqu’à l’indépendance roumaine, en 1878. »

Notes

[1Jean-François Gossiaux, « Un ethnicisme transnational : la résurgence de l’identité valaque dans les Balkans » dans L’Europe entre cultures et nations, dir. Daniel Fabre, Paris, 1996 ; Pouvoirs ethniques dans les Balkans, (Paris, PUF, 2002).

[2Le mot « reliquat » peut sembler déplacé, en réalité des termes similaires ont été employés depuis la fin du XVIIIe siècle par ceux qui ont observé et décrit les Aroumains, une population dont les chances de maintien comme groupe à part leur paraissaient maigres pour diverses raisons. Plus évasif, l’auteur de la préface se montre un peu expéditif. Pourtant, il s’agit d’un historien de qualité qui, par exemple, n’a pas hésité de prendre le contre-pied de nombre de ses confrères nationalistes roumains de l’Académie concernant par exemple la Bessarabie (F. Turcanu, « Roumanie, Bessarabie, Transnistrie. Représentations d’une frontière contestée (1916- 1944) » in Sophie Coeuré et Sabine Dullin (ed.), Frontières du communisme, Editions La Découverte, Paris, 2007, pp. 118-143). Comme les autres membres du jury de la thèse de V. C., F. Turcanu ne semble pas très familiarisé avec la problématique des Aroumains dans le Sud-Est européen.