Le viol comme arme de guerre au Kosovo : pour la première fois, un homme raconte

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Il est le premier à avoir osé briser le tabou. Lundi, lors de la Journée des victimes de violences sexuelles, Ramadan Nishori a révélé publiquement avoir subi un viol durant la guerre de 1998-99. Son témoignage courageux permettra peut-être de libérer la parole d’autres victimes. Récit d’un moment historique.

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Par Nerimane Kamberi

Ramadan Nishori, sur la scène du cinéma Armata lundi 14 avril.
© Facebook | KRCT - Kosova Rehabilitation Centre for Torture Victims

La salle du cinéma Armata, au centre de Pristina, est comble ce lundi 14 avril. Tous les médias du Kosovo sont là, leurs caméras tournées vers la scène. Les lumières sont éteintes. Seule la scène est éclairée, avec deux chaises, vides. Le silence règne, étrange, pieux. On attend, le souffle coupé. Le moment est historique, du moins c’est ainsi que les journalistes l’ont ensuite qualifié dans leurs reportages.

Pour la première fois, un homme, Ramadan Nishori, a raconté publiquement, à visage découvert, le viol dont il a été victime. De ce crime de guerre, on connaissait des récits faits par les femmes, mais jamais encore un homme n’en avait parlé. Pour la première fois, « dans une société qui glorifie la masculinité », un homme a brisé le tabou.

L’évènement commence par une vidéo où on voit un homme, de dos, capuche sur la tête, marcher dans le centre-ville de Pristina, parlant du crime, de la honte, de la souffrance et du moment de se dévoiler. Quelques images plus tard, il se retourne et sourit face à la caméra. On voit son visage : c’est celui de l’homme qui entre en scène, sous les applaudissements de la salle qui se lève pour l’accueillir. Cet homme, c’est Ramadan Nishori, né en 1977 dans la Drenica.

« C’était le 27 septembre 1998 »... Il commence son récit, d’un ton posé, qui ne laisse trahir aucune émotion, ou peut-être que si, la voix tremble un peu. « J’avais 21 ans. Les Serbes ont encerclé nos maisons, dans notre village, à Drenas, et ils nous ont emmenés, nous les hommes, au poste de police. Nous étions des dizaines, des centaines d’hommes. Ils nous battaient sans cesse. Ils nous accusaient d’être des terroristes et nous faisaient le test de paraffine [pour identifier des traces de poudre, ndlr] dans une pièce où se déroulaient les interrogatoires. Vers minuit, c’était mon tour, mais tout d’un coup deux policiers serbes m’ont attrapé et m’ont trainé jusque dans les toilettes. Et là, la chose la plus terrible qui puisse arriver à un homme m’est arrivé. L’un des deux m’a violé. Et tandis que le deuxième se préparait à agir de la même façon, un Albanais qui collaborait avec eux, qui servait de traducteur ce jour-là, entendant mes hurlements, a ouvert la porte et m’a sorti de là. Je n’ai pas subi d’interrogatoire cette nuit-là, les policiers m’ont dit : Ce qui t’est arrivé ici, n’ose jamais le raconter à personne ».

Ce qui t’est arrivé ici, n’ose jamais le raconter à personne.

Ramadan Nishori finit son récit par de profonds soupirs. L’exercice est terminé, le plus dur a été dit, ce fut pénible. Puis, il reprend : « Après la guerre, je suis rentré vivre au village. Après m’être marié, je me suis dit que j’allais laisser mon passé derrière moi et commencer une nouvelle vie, reconstruire une famille, mais cela m’était impossible, chaque nuit, je pensais à ce qui m’était arrivé ».

Pendant plus d’une heure, dans un dialogue avec la psychothérapeute qui le suit depuis sept ans, Ramadan Nishori a parlé de son enfer après l’enfer : ses soirées de déambulations la tête pleins d’idées noires pour pleurer sans que sa femme ne le voie, ses nuits d’insomnie, la peur que « l’on sache ». La honte. « J’étais un homme, la honte était plus dure à supporter que la douleur. » Il est interrompu plusieurs fois par les applaudissements qui saluent son courage, ses mots pour le soutien infaillible de sa femme et de ses enfants et sa reconnaissance pour le Centre Kosovar de Réhabilitation des Victimes de Torture (Qendra Kosovare për Rehabilitimin e viktimave të Torturës, QKRT) qui l’a ramené à la vie.

« Ramadan Nishori s’était souvent approché du centre. Il s’était assis à plusieurs reprises sur un banc dans le parc en face du bâtiment qui abrite notre centre, mais sans jamais oser entrer », raconte Feride Rushiti, la directrice du QKRT. Elle a mené avec ses équipes un travail titanesque pour les victimes de crimes sexuels pendant la guerre, tant dans le suivi psychothérapeutique que dans les changements des lois, comme celui de la reconnaissance du statut de victime de violence sexuelle pendant la guerre. Et un jour, après avoir entendu le récit de Vasfije Krasniqi-Godman, la première femme à avoir raconté le viol de guerre qu’elle a subi, Ramadan Nishori lui a écrit. Ensemble, ils ont poussé la porte du Centre, qui est devenu sa deuxième maison, et le personnel, sa deuxième famille.

Le témoignage de Ramadan Nishori est un acte de bravoure, parce qu’il a montré que la guerre, c’était ça aussi, les viols des hommes, et pas seulement l’héroïsme des glorieux combattants.

« Comment avons-nous convaincu Ramadan Nishori de raconter son histoire publiquement ? Il l’a décidé tout seul. Mais il l’a fait en accord avec sa famille. Nous avons travaillé avec lui, pendant sept ans pour sa réhabilitation mentale. Ensuite, il s’est engagé de lui-même dans les activités du Centre, c’était une préparation préalable à son témoignage. Tout cela s’est fait petit à petit », poursuit Feride Rushiti, sans jamais utiliser le mot de victime.

« Pour moi, ce n’est pas une victime, ce statut le rabaisserait, c’est un survivant, c’est ce qui fait sa force, sa résilience. Sa force pour briser les stéréotypes qui sont d’être une victime, de ne plus être un homme. Sa force pour les autres hommes qui n’osent pas venir au centre, et sa force pour demander justice », ajoute-t-elle. Aujourd’hui, Ramadan Nishori a transformé ce sentiment de culpabilité et de honte en une force.

Pour Feride Rushiti, « le témoignage de Ramadan Nishori est un acte de bravoure, parce qu’il a montré que la guerre, c’était ça aussi, les viols des hommes, et pas seulement l’héroïsme des glorieux combattants. Imaginez, il vient de la Drenica ! », la région qui était le bastion de l’UÇK, de l’Armée de libération du Kosovo.

Quatre jours après avoir avoué le viol qu’il a subi, Ramadan Nishori a été décoré par la présidente Vjosa Osmani du titre de Fierté de la Nation. À côté de lui, deux femmes, elles aussi, victime de ce crime de guerre, Vasfije Krasniqi-Godman et Shyrete Tahiri. Feride Rushiti est fière, elle aussi. « La mosaïque est complétée : deux femmes et un homme » qui ont eu le courage de raconter leur histoire et de soulever des montagnes.