« Télés poubelles » en Roumanie : il est temps de régler la mire

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Les chaînes Antena 1, România TV et Realitatea TV ont au moins un point commun : elles ont toutes les trois été sanctionnées récemment par le Conseil national de l’audiovisuel. En cause, la désinformation et même la propagande qui inondent leurs antennes. Elles ont aussi à leur tête des patrons qui accumulent les condamnations pour corruption.

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Par Stela Giurgeanu

Capture d’écran de România TV, chaîne d’info condamnée pour propagande par le Conseil national de l’audiovisuel
D.R.

Ce n’est pas une nouveauté, les Roumains raffolent de la télévision. On pourrait donc croire que les différentes chaînes font tout pour proposer des programmes de qualité. Mais en réalité, la question de l’audimat ne va pas toujours de pair, loin s’en faut, avec l’éthique. Aussi, les télévisions roumaines privilégient le sensationnalisme et la propagande. Pour comprendre cette orientation éditoriale, il faut comprendre d’où viennent ces chaines et quelle est leur héritage. Plusieurs ont récemment subi les sanctions du Conseil national de l’audiovisuel (CNA), comme Antena 1 ou les chaînes d’info continue România TV et Realitatea TV.

Les casseroles des patrons des grandes chaînes roumaines

Lancée en 1993, Antena 1 est l’une des chaînes les plus suivies de Roumanie. Elle fait partie d’Intact Media Group, propriété de la holding GRIVCO. L’histoire de ce groupe est liée à Dan Voiculescu, condamné en 2011 par la Haute Cour de cassation pour avoir collaboré avec la Securitate, la police politique du régime communiste. Après la révolution de 1989, Dan Voiculescu s’est tourné vers la politique et les affaires. Sénateur jusqu’à sa démission en 2012, il est l’une des premières fortunes roumaines. Via Intact Media, il possède aussi la chaîne Antena 3, les quotidiens Jurnalul national et Gazeta Sporturilor ainsi que plusieurs stations de radio. En 2014, Dan Voiculescu a été condamné à dix ans de prison pour blanchiment d’argent.

La chaîne Realitatea TV a vu le jour en 2001. À l’origine de celle qui fut la première à produire de l’info en continu de Roumanie, l’homme d’affaires Silviu Prigoană. Connu surtout pour ses programmes racoleurs mettant en scène sa vie privée et ses embrouilles avec son ancienne épouse, il a aussi été candidat malheureux à la mairie de Bucarest en 2012. Deux ans plus tôt, le sulfureux Sebastian Ghiță avait pris la direction du groupe Realitatea Media. Quelques mois plus tard, l’entrepreneur Elan Schwartzenberg achetait 92% des actions de Realitatea TV. En octobre 2011, la chaîne s’est finalement scindée en deux. Une partie du personnel a choisi de rester aux côtés de Sebastian Ghiță, qui a lancé la chaîne România TV, tandis que Realitatea TV est dirigée depuis 2013 par Cozmin Gușă et Maricel Păcuraru.

Les hommes qui se sont succédé à la tête de Realitatea TV ont tous eu maille à partir avec la justice. Emilian Schwartzenberg est mis en cause dans plusieurs affaires de corruption. Selon un communiqué de presse de la Direction nationale anticorruption (DNA), il aurait viré en 2011 175 000 euros au maire de Constanța, Mazăre Radu Ştefan, par l’intermédiaire d’une société offshore qui lui appartient, pour obtenir l’attribution du chantier de logements sociaux d’une valeur de neuf millions d’euros.

Maricel Păcuraru a été condamné en 2014, en même temps que l’ancien directeur des Postes roumaines Mihail Toader, à quatre ans de réclusion. Les deux hommes ont été reconnus coupables d’une arnaque aux assurances pour les personnes dépendantes. Préjudice estimé : quatre millions d’euros. Maricel Păcuraru a finalement été remis en liberté conditionnelle début 2017.

Le bonnet d’âne pour Sebastian Ghiță

En 2002 déjà, Sebastian Ghiță était mis en examen pour faux et usage de faux dans plusieurs affaires de transactions pétrolières douteuses, spoliant les finances publiques de près de 450 000 euros. Il a été relaxé en appel en 2011. Fin 2009, son patrimoine était estimé à près de 100 millions d’euros. Fondateur de România TV en octobre 2011, il a aussi été élu député en 2012 sur les listes de l’Union sociale-libérale (USL) aujourd’hui dissoute.

L’ambitieux homme d’affaires est aujourd’hui mis en examen dans plusieurs dossiers pour recel, usage illicite d’informations confidentielles, chantage, trafic d’influence et même conduite sans permis. Sous contrôle judiciaire et interdit de quitter le territoire sous peine de perdre la caution de 18 millions qu’il a dû verser pour s’éviter la prison, Sebastian Ghiță a néanmoins fui sans laisser d’adresse en décembre 2016.

Peu après, sa chaîne România TV a commencé à diffuser des enregistrements dans lesquels l’homme d’affaires met directement en cause la procureure en chef de la DNA Laura Codruța Kövesi. Dans l’un d’eux, il soutient que l’ancien Premier ministre social-démocrate Victor Ponta, lui aussi visé par plusieurs enquêtes pour corruption, l’a nommée à la tête de la DNA sous la menace. Sebastian Ghiță a été retrouvé au printemps à Belgrade sous une fausse identité lors d’un contrôle de routine. Il attend désormais son extradition, une procédure qui risque de prendre des années.

Comment faire réagir le public ?

En théorie, les propriétaires ne devraient pas influencer la ligne éditoriale de leurs chaînes. Pourtant, les exemples de pressions ne manquent pas. Après la condamnation de Dan Voiculescu, des journalistes de sa chaîne ont par exemple crié à la corruption de la justice et aux manipulations politiques pour protéger leur chef. En 2016, lorsque l’Agence nationale pour l’Administration fiscale (ANAF) a intimé au groupe Intact Media l’ordre d’évacuer le siège d’où émettaient ses chaînes de télévision, c’est la violation du droit de la presse qui a été invoquée.

Des hommes politiques, dont le président du Sénat Călin Popescu-Tăriceanu, ont même manifesté leur soutien à Dan Voiculescu au nom de la défense de la liberté de la presse. En réalité, le séquestre relevait d’une décision de justice qui visait les biens et non la licence des chaînes.

De la même manière, les sanctions décidées récemment par le CNA contre de România TV portaient sur des « manipulations » et des « désinformations » pour discréditer les grandes manifestations de janvier contre le gouvernement. Malgré cela, l’audience des chaînes visées n’a jamais baissé, même si quelques annonceurs ont choisi de retirer leurs publicités.

Comment les spectateurs peuvent-ils infléchir la ligne de ces médias ? La directrice du Centre pour le journalisme indépendant a quelques pistes : « Premièrement, il faut zapper, ensuite, il ne faut pas hésiter à les critiquer publiquement. Enfin, il faut saisir le CNA et dénoncer l’absence d’équilibre dans l’information, une obligation pour les télévisions ». Ioana Avădani se bat aussi pour plus de transparence concernant l’influence des propriétaires sur les médias qu’ils possèdent. « J’ai travaillé avec le CNA pour que soient rendues publiques toutes les informations sur les propriétaires des licences d’exploitations. Les listes sont maintenant disponibles sur le site Internet du CNA », explique-t-elle avant de lâcher, un brin fataliste : « Mais je ne suis pas sûre qu’apprendre au public qu’un patron de chaîne est un truand contribue vraiment à peser sur les audiences. »


Cet article est produit en partenariat avec l’Osservatorio Balcani e Caucaso pour le Centre européen pour la liberté de la presse et des médias (ECPMF), cofondé par la Commission européenne. Le contenu de cette publication est l’unique responsabilité du Courrier des Balkans et ne peut en aucun cas être considéré comme reflétant le point de vue de l’Union européenne.