Quelle bonne idée d’avoir réédité en poche, à l’occasion du centième anniversaire de la Révolution russe, dans cette délicieuse collection du "Temps retrouvé" du Mercure de France, consacrée aux souvenirs, mémoires et autres témoignages, le journal de Maurice Paléologue, ambassadeur de France en Russie de 1914 à mai 1917 ! L’ouvrage était connu depuis longtemps des spécialistes mais il méritait de toucher un large public intéressé par cette époque cruciale. Tant par ses portraits saisissants de Nicolas II, Raspoutine ou encore de l’impératrice Alexandra Fedorovna que par le récit minutieux des événements ou des conversations dans les salons de Petrograd, le journal du diplomate a une saveur irremplaçable pour le lecteur d’aujourd’hui : celle d’observer ce que pouvaient être en ces sombres années les erreurs, les illusions, voire l’aveuglement des uns sur le cours des événements, ou au contraire les lucidités fulgurantes des autres sur ce que réservait l’avenir.
Contrairement à ce que l’on a souvent écrit sur les débuts de la première guerre mondiale, nombreux étaient ceux qui envisageaient un conflit interminable, Nicolas II prévoyant lui-même une guerre "très rude, très longue, très périlleuse". Les sombres pronostics tenus devant l’auteur dès septembre 1914 par le comte Serge de Witte montrent aussi que plusieurs avaient compris très tôt la fin proche du régime tsariste. "Cette guerre est une folie. Elle a été imposée à la sagesse de l’empereur par des politiciens aussi maladroits qu’imprévoyants. Elle ne peut être que funeste à la Russie", confie celui qui fut le ministre des Finances du tsar.
Le pessimisme grandit mois après mois à Petrograd, au fur et à mesure qu’arrivent les nouvelles du front, invariablement dramatiques, ce qui n’empêche pas diplomates et dirigeants de palabrer longuement sur des cartes, rêvant de conquêtes territoriales et de changements de frontières. Maurice Paléologue raconte avec verve certaines de ces réunions quelque peu absurdes où ces messieurs rêvent d’une nouvelle carte de l’Europe. Nicolas II imagine déjà ses troupes atteindre Constantinople ! Autant de chimères alors que tout se délite et que la tension politique grandit entre ceux qui prônent une monarchie libérale et ceux qui ne voient le salut que dans le retour à une monarchie autoritaire, secondée par le clergé orthodoxe. Cette "étroite et humiliante subordination que le tsarisme a toujours imposée à l’Eglise et qui faisait du clergé une sorte de gendarmerie spirituelle, doublant la gendarmerie militaire" est une caractéristique forte de la Russie, lâche à ce propos le diplomate pour lequel le peuple russe est "beaucoup moins religieux qu’il ne paraît : il est surtout mystique".
Mais l’ambassadeur n’a qu’une obsession pendant ces années terribles : que la Russie maintienne coûte que coûte son effort de guerre pour soulager les troupes françaises engagées à l’ouest contre l’Allemagne. C’est la mort dans l’âme qu’il se résoud, en février 1917, alors que la révolution gronde, que mutineries et grèves se multiplient, à prévenir son gouvernement d’une possible "défaillance de notre alliée (la Russie)" dans la lutte contre le Kaiser.
Maurice Paléologue fait son boulot de diplomate avec beaucoup de sérieux et entretient d’innombrables contacts avec tout ce qui compte à Petrograd. Il est tout de suite informé de ce qui se passe à la Cour, à une époque où toute l’aristocratie et les milieux dirigeants étaient parfaitement francophones. Il cite également dans son journal de mystérieux informateurs anonymes, souvent particulièrement perspicaces, qui l’alertent sur l’humeur de la population dans les profondeurs du pays, la montée de l’angoisse devant les privations, les rumeurs les plus folles, les ébauches de mutineries, toute cette révolution que l’on redoute, que l’on voit venir et que beaucoup considèrent déjà comme inévitable ; une révolution où les modérés, "selon le jeu normal des révolutions, se sentent déjà débordés et se demandent avec effroi où ils en seront demain" ; une révolution qui "dépassera en horreur tout ce qu’on a jamais vu. Les socialistes ne seront pas seuls de la fête, les paysans s’en mettront aussi", avertit un vieil aristocrate en novembre 1915.
Si le journal de Maurice Paléologue plonge le lecteur dans le monde crépusculaire de la fin de la dynastie des Romanov, il se distingue également par de remarquables portaits des principaux acteurs du drame qui est en train de se jouer, portraits servis de surcroît par une plume élégante.
"Nicolas II n’a pas un vice ; mais il a le pire défaut pour un souverain autocrate : le manque de personnalité. Il subit toujours", écrit l’ambassadeur tout en reconnaissant l’affabilité réelle du souverain russe, qu’il rencontre plusieurs fois en tête à tête. Et Maurice Paléologue ajoute : "sa volonté est toujours circonvenue, surprise ou dominée ; elle ne s’impose jamais par un acte direct et spontané". Le diplomate relève également que Nicolas II se montrait extrêmement soucieux de sa famille et de sa femme, l’impératrice Alexandre Fedorovna, dépressive et hantée par la maladie de son fils, le tsarévitch.
Nous avons droit à un portrait remarquable de Raspoutine, "l’érotomane mystique" comparé par certains à l’"Antéchrist", hostile à la guerre car conscient des malheurs insondables du peuple russe, dont il est proche. "Pendant plus de vingt ans, on ne moissonnera que de la douleur sur la terre russe", lance-t-il à l’ambassadeur lors d’une rencontre fortuite. Raspoutine "tremble toujours qu’on ne lui suscite un remplaçant" auprès de l’impératrice qui ne jure que par lui, souffle au diplomate un proche de la famille impériale. Il "connaît trop bien les dangers de sa situation et il est beaucoup trop malin pour ne pas rester fidèle à sa coterie", ajoute ce proche. Le récit de son assassinat mouvementé par le prince Youssoupov et quelques proches est extraordinaire.
Maurice Paléologue, d’ordinaire si bien renseigné, reste longtemps assez approximatif sur Lénine qu’il ne parvient pas à définir, tant ce type de personnalités est étranger à tout ce qu’il a connu jusqu’à présent . Il le présente d’abord comme un anarchiste, puis comme un "maximaliste" entouré de "forcenés". C’est bien vague. Mais là aussi, des informateurs dont il ne dévoile pas l’identité, probablement des personnes issues de l’Okhrana, la police secrète tsariste, lui fournissent quelques éléments. En avril 1917, le diplomate est en mesure de développer davantage pour s’en inquiéter. "Le personnage est d’autant plus dangereux qu’on le dit chaste, sobre, ascétique (…) Lénine met au service de ses rêves messianiques une volonté audacieuse et froide, une logique tranchante, une extraordinaire puissance de prosélytisme et de commandement".
Le diplomate se risque à une comparaison. "Tel que je me le représente, il y a en lui du Savonarole et du Marat, du Blanqui et du Bakounine".
Maurice Paléologue est rappelé par Paris en mai 1917, considéré comme trop lié au régime tsariste qui a vécu. Il a fait son temps en Russie. Il ne verra pas le triomphe des compagnons de Lénine, début novembre de la même année.