Le Kosovo prend conscience du problème des violences sexistes et sexuelles

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Le viol collectif d’une jeune fille de 11 ans, fin août, a soulevé une immense vague d’émotion et de colère au Kosovo. Plusieurs manifestations ont eu lieu pour réclamer plus d’actions des autorités contre les violences sexistes et sexuelles. Entretien avec la militante féministe Besarta Breznica.

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Par Nerimane Kamberi

Manifestation à Pristina après le viol collectif d’une jeune fille de 11 ans fin août
© Kallxo

Besarta Breznica est membre du Réseau des femmes du Kosovo. Au sein de l’ONG, elle coordonne des projets visant à lutter contre les violences sexistes et sexuelles.

Courrier des Balkans (CdB) : Les manifestations organisées après le viol de la fillette de onze ans le 27 août ont été impressionnantes... Est-ce le signe d’une prise de conscience des violences faites aux femmes au Kosovo ?

Besarta Breznica (B. B.)  : Oui, un très grand nombre de citoyens et d’activistes sont descendus dans la rue, à Pristina, mais aussi à Ferizaj et même à Skopje et à Tirana. Les gens ont crié leur colère contre ce crime odieux, mais aussi contre la négligence des institutions. Leur présence en si grand nombre est en effet la preuve d’une prise de conscience des citoyens, non seulement des failles du système judiciaire, mais aussi de l’importance de dénoncer ces violences, et du statut encore fragile des femmes et des filles au Kosovo.

CdB : On a aussi vu de nombreux hommes...

B.B  : Oui. Cette histoire dramatique nous a tous et toutes touchés. Nous sommes tous concernés, pas seulement les femmes. Toute la société doit combattre la violence contre les femmes !

Les juges, les policiers, toutes les institutions, ont une mentalité traditionnelle, patriarcale.

CdB : Qu’est-ce qui a changé selon vous ?

B.B : La société albanaise est en train de s’émanciper du modèle patriarcal. La police et la justice ont jusqu’à présent échoué dans leur devoir de défendre les femmes. Manifester, c’est se révolter contre cet état de fait. Les juges, les policiers, toutes les institutions, ont une mentalité traditionnelle, patriarcale. La victime de l’horrible acte de cet été est encore une enfant. Cela faisait deux ans qu’elle était victime d’abus sexuels et les auteurs de ces crimes restaient en liberté. Beaucoup de négligences, de failles de la justice ont été passées sous silence, cachées. On est arrivés au point où l’on ne peut plus tolérer cela. Il faut que ça cesse !! La société kosovare l’a compris, les rassemblements de ces derniers jours l’ont prouvé !

CdB : Au Kosovo, on parle de plus en plus des féminicides, des violences faites aux femmes. Est-ce parce que ces violences sont en augmentation ou parce que les dénonciations ont augmenté ?

B.B : On peut parler de la parole des femmes qui se libère, d’une prise de conscience de leurs droits, de leur émancipation. En un an, il y a eu mille dénonciations de crimes sexistes et sexuels. Notre travail sur le terrain montre toutefois que les femmes n’osent pas encore toutes parler et que beaucoup des violences qu’elles subissent sont encore tues. Cela veut dire qu’il y a bien plus de cas que les chiffres officiels.

Dans notre association, nous connaissons des cas où les maris sont des hommes puissants, qui ont de l’argent, des connaissances dans la police, alors ils menacent leur femme, lui disent qu’ils prendront leurs enfants, qu’ils feront jouer leurs liens dans les institutions pour y parvenir. Le profil des victimes et des agresseurs montrent que les violences contre les femmes n’épargnent aucun milieu. Il y en a chez les plus pauvres comme chez les plus riches.

La prise de conscience a commencé, les langues commencent à se délier.

Cette mentalité patriarcale qui prétend que la femme a peu ou pas de valeur, que la femme doit se soumettre à l’homme, est malheureusement encore présente partout. Les statistiques ne montrent pas toujours la réalité. Mais malgré tout, on peut dire que la prise de conscience a commencé et que les langues commencent à se délier.

CdB : Peut-on parler d’une situation différente en milieu rural et en milieu urbain ?

B.B : J’ai parlé plus haut du profil des victimes et des agresseurs. J’ajouterai donc que la violence est présente en ville et dans les campagnes, et même si de plus en plus, les femmes sont informées de leurs droits et dénoncent la violence, dans les villages, les familles ne les soutiennent pas. On leur dit qu’elles doivent se taire, qu’elles doivent supporter, serrer les dents. Il n’y a pas beaucoup d’études à ce sujet, mais notre expérience sur le terrain nous permet d’en tirer ces conclusions.

CdB : Il y aussi la question délicate des successions famille. Aujourd’hui, les femmes connaissant mieux leur droit et demandent à bénéficier de leur part. Cela a-t-il une répercussion ?

B.B : Oui, bien sûr. Souvent, quand les femmes demandent ce qui leur revient légitiment, elles sont l’objet de violences, morales et même physiques. Je pense par exemple à une femme qui a été expulsée de sa famille par son frère... Au Kosovo, la transition rapide de l’après-guerre a émancipé les femmes, mais pas les hommes.

CdB : La directrice exécutive du Réseau des femmes du Kosovo, Igballe Rugova, qui se bat depuis très longtemps pour les droits des femmes, explique que cet horrible fait divers est loin d’être un cas isolé. Mais elle ajoute que la parole se libère, notamment grâce au travail de votre association et des militantes féministes...

B.B : Oui, absolument. Non seulement nous sommes une adresse pour ces femmes, mais aussi une voix. Le travail de notre organisation est d’informer les femmes de leurs droits, de leur dire qu’elles doivent dénoncer la violence qu’elles subissent car si cette violence « se produit entre les murs, elle ne peut rester entre ces murs ». Cela passe par des campagnes de sensibilisation… Nous soutenons et représentons les femmes lors des procès, nos avocates les défendent, nous offrons aussi des conseils à toutes celles qui frappent à notre porte. Grâce à notre association, beaucoup de femmes ont pris conscience qu’il ne fallait pas accepter de vivre dans un milieu familial violent, dans un milieu patriarcal où la femme n’est jamais considérée comme l’égale de l’homme.

Il faut qu’on arrête de culpabiliser les femmes et de déculpabiliser les hommes.

CdB : Campagnes d’information, de sensibilisation, monitoring, défense, que faut-il faire de plus ?

B.B : Il faut plus de magistrats qui font correctement leur travail, que les peines prononcées soient plus justes, qu’on arrête de culpabiliser les femmes et de déculpabiliser les hommes. Je peux vous donner quelques chiffres : de janvier à mai 2022, 41 cas de viols ont été jugés, en 2021, 102. La peine la plus lourde infligée a été une amende de 300 euros, payable en plusieurs fois... Les institutions de la justice ne travaillent pas pour les droits des femmes, pour leur protection, elles ne font rien pour aider les victimes à se reconstruire. Il faudrait créer une unité spéciale, pour prendre en charge les victimes, mais aussi les agresseurs.

CdB : Et l’éducation ?

B.B : Il faut concentrer tous les efforts et toute l’énergie sur l’éducation des plus jeunes. Notre association a constamment demandé que des cours d’éducation sexuelle soient mis au programme dans les établissements scolaires. Cela permettra aux jeunes de savoir ce qu’on peut et ce qu’on ne peut pas faire. Le réseau des femmes a aussi mis en place une exposition itinérante baptisée Dhuna nuk fshehet mrena mureve (La violence ne se cache pas entre 4 murs) que nous montrons le plus possible dans tout le Kosovo. Beaucoup de garçons se sont arrêtés devant et certains nous ont dit que cela avait changé leur regard. N’oublions pas que souvent, les garçons élevés dans un milieu violent reproduiront la violence plus tard, dans leur propre famille, envers leur femme.

CdB : Vous parliez de la réhabilitation des victimes...

B.B : Là aussi, on remarque un échec des institutions, malgré la ratification de la Convention d’Istanbul, censée mieux protéger les femmes contre les violences. Nos militant.e.s rapportent qu’hormis des cours de couture ou de cuisine, aucun travail, rien n’est proposé aux femmes victimes pour qu’elles puissent devenir indépendantes financièrement et échapper à la violence au sein de leur foyer. Les femmes victimes de violences conjugales ont dû mal à trouver un emploi aussi parce que certains conjoints ou ex violents se rendent sur leur lieu de travail et leur créent des problèmes. On est face à un échec en chaîne.

CdB : Pour finir, comment voyez-vous le rôle des médias ?

B.B : Les médias ont fait un grand travail, en suivant et rapportant cette sordide histoire et les autres avant elles. Mais ils devraient plus enquêter, par exemple sur les carences des institutions. Malheureusement, on a pu aussi lire des titres tendancieux, sensationnalistes même, pour obtenir plus d’audience. Or, cela a conduit à susciter des commentaires inacceptables, sexistes, avec un déferlement de haine misogyne. Certains médias ont même dévoilé l’identité de la victime... Selon moi, les médias doivent plus analyser les failles de la justice.


Cet article est publié avec le soutien de la fondation Heinrich Böll Paris.