Blog • Le Grand Leader doit venir nous voir, ou le totalitarisme vu par les enfants

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Le livre en grande partie autobiographique de Velina Minkoff (Velina Minkova lorsqu’elle écrit en bulgare), d’apparence anodine, est en réalité l’une des rares œuvres de fiction documentaire sur le totalitarisme nord-coréen à la fin des années 1980. Une adolescente bulgare y raconte son périple dans un camp de pionniers socialistes en Corée du Nord.

© Actes Sud

Velina Minkoff, Le Grand Leader doit venir nous voir, roman traduit de l’anglais par Patrick Maurus, Arles, Actes Sud, 2018, 287 p.

Le livre en grande partie autobiographique de Velina Minkoff (Velina Minkova lorsqu’elle écrit en bulgare), d’apparence anodine, est en réalité l’une des rares œuvres de fiction documentaire sur le totalitarisme nord-coréen à la fin des années 1980. Une adolescente bulgare y raconte son périple dans un camp de pionniers socialistes en Corée du Nord. Le Grand Leader doit venir nous voir, relativement classique par sa forme, est très déroutant par son contenu.

Selon Patrick Maurus, spécialiste de la Corée, la description de la Corée du Nord proposée par la romancière et nouvelliste bulgaro-américaine est « étonnante de vérité, de légèreté et d’humour, et surtout, grâce à ce regard enfantin, libérée des jugements de valeur que nous infligent tant de discours illégitimes », car « la distanciation nécessaire à toute analyse de l’Autre fonctionne grâce à la distance entre l’enfance et l’âge adulte ». Le traducteur nous apprend également, dans sa postface intitulée Candide à Pyongyang, que si la Corée du Nord était au bord de l’abîme il y a dix ans, elle connaît actuellement un boom économique. On croit comprendre qu’en 1989, la situation économique ne devait pas y être aussi catastrophique qu’au cours des années 2000. Ce roman est donc l’occasion de réaliser que l’idée que nous nous faisons du régime nord-coréen est trop caricaturale, dans la mesure où par exemple la famine n’y a pas toujours été endémique. La répression a probablement connu elle aussi des périodes de répit.

Toujours selon Patrick Maurus, « le trait principal de l’écriture de Velina Minkoff reste l’humour, qui n’épargne aucune situation, aucune idée, aucun personnage, à commencer par l’héroïne ». On ne peut que le confirmer, également compte tenu des autres œuvres de l’auteure. C’est ainsi qu’en 2018 paraît, en langue bulgare, un recueil de nouvelles intitulé Le buisson brésilien, où la nouvelle éponyme conte les avatars de l’épilation intime chez les Parisiennes. Le recueil a été salué par le grand écrivain contemporain Alek Popov (Cf. Mission Londres, paru en français chez Alvik Éditions en 2006), dont l’écriture est partiellement à celle de Velina Minkoff. Une des différences, c’est qu’Alek Popov se focalise sur des personnages bulgares, alors que Velina Minkoff se met aisément dans la peau d’un personnage de n’importe quelle nationalité. Là où Alek Popov introduit, en creux, davantage de critique sociale et politique, le parti pris d’écriture de Velina Minkoff, très “premier degré” (d’après Olivier Morny dans Livres Hebdo), nous épargne complètement les « jugements précédant les questionnements » (d’après Philippe Pons dans Le Monde). C’est cette absence complète de jugements dans les deux premières parties du livre – intitulées respectivement Où Alexandra voit beaucoup mais comprend peu et Où Alexandra comprend peu mais aime beaucoup –, qui est très déroutante. Seule la troisième partie du livre – intitulée Où Alexandra pense enfin comme tout le monde veut qu’elle pense – rappelle entièrement l’écriture d’Alek Popov : une écriture désopilante et sarcastique, où l’on décèle implicitement la désapprobation de l’auteur. Quant aux deux premières parties, elles présupposent en apparence qu’une adolescente de treize ans prend tout pour argent comptant dans un régime totalitaire, à moins que son entourage ne l’incite à penser autrement. Par exemple, pour Alexandra, Kim Il-Sung « est quelque chose comme leur Todor Jivkov, mais les gens ici l’aiment vraiment » (p. 40). Alexandra répète tout ce qu’elle entend, par exemple : « Les Coréens sont très fiers des guerres qu’ils ont gagnées. Ils sont de toute évidence braves et forts. Si un ennemi se met en travers, la population tout entière se soulève, avec l’armée, et le met en pièces » (p. 214).

S’il est vrai que les totalitarismes reposent sur une très large adhésion idéologique de la population, celle-ci n’est jamais totale et même un enfant plus jeune qu’Alexandra comprend et voit certaines choses que celle-ci ne comprend ni ne voit. Puisque le livre a été publié en 2015, il y a lieu de tenir compte du contexte actuel. L’absence de discernement du personnage principal est sans doute à comprendre comme un pied de nez de Velina Minkoff aux anticommunistes de façade qui pullulent en Bulgarie.

Marianne Payot se trompe lourdement (ou a été induite en erreur par une lecture superficielle du livre) lorsqu’elle écrit dans L’Express que Velina Minkoff « révèle dans ce premier roman l’incroyable candeur de toute une génération de jeunes embrigadés ». On ne peut pas parler de candeur dans la mesure où il suffit que le régime en place se libéralise pour que la même jeunesse épouse d’autres valeurs littéralement du jour au lendemain. Dans le roman, les garçons du groupe bulgare au camp de pionniers en Corée du Nord ne sont pas dupes, seules les filles le sont, et tout particulièrement Alexandra. D’ailleurs, le bouleversement intellectuel opéré chez Alexandra est incroyablement subit, en quelques lignes seulement. C’est ainsi qu’à la p. 271, elle pense, au sujet de la mise à l’écart de Todor Jivkov en Bulgarie le 10 novembre 1989 : « Je ne comprends pas ce qui n’allait pas avec le communisme dans les livres. Et tout cela est si irrespectueux pour le leader qui a pris soin de notre pays pendant tant d’années ». Cependant, Alexandra se met à hésiter car tous ses camarades disent de Jivkov « qu’il était vieux et débile, et que les livres étaient laids et ennuyeux de toute façon ». Seulement quelques lignes plus loin, elle se dit : « plus personne ne nous forcera à porter ces horribles uniformes et à étudier ces stupides livres communistes ». Le changement est tellement subit qu’il dénote l’impatience de l’auteur de s’autoriser enfin à exprimer en creux une opinion politique, voire un sentiment qui devait déjà être le sien à l’époque des faits, pour autant que le récit soit autobiographique sur ce point.

S’ensuivent des scènes sur la débauche sociale et intellectuelle ayant accompagné la transition démocratique bulgare, en quelques pages d’une rare puissance. « Le Parti communiste bulgare se divise en deux, le Parti socialiste bulgare et l’Union des forces démocratiques » (p. 273) : il faut connaître le contexte politique bulgare pour saisir la portée de la satire ; l’opposition anticommuniste de façade est en réalité elle aussi issue du Parti communiste bulgare, au lieu d’être issue des rangs des anciens prisonniers politiques. C’est cela qui explique les dérives de cette opposition et son inefficacité. Il faut en effet sans doute commencer par la fin du livre pour en comprendre le début. La prof de russe, la communiste la plus zélée qui pousse Alexandra à se perfectionner en russe pour pouvoir le pratiquer en Corée du Nord n’enseigne plus le russe en janvier 1990 « parce qu’elle est devenue voyante ». La satire n’épargne pas les parents d’Alexandra, qui prononcent pour la première fois les mots « régime répressif », « le despote Jivkov », « totalitarisme » lorsque Jivkov n’est plus au pouvoir. On se met à diaboliser les communistes au lieu de réformer le pays en déconstruisant leur idéologie. Le nouveau régime est malheureusement la continuation de l’ancien, comme l’a brillamment démontré l’écrivain germanophone d’origine bulgare Ilija Trojanow dans Macht und Widerstand (« Pouvoir et résistance », Fischer, 2015). Au lieu de s’en prendre verbalement à des personnes, les véritables réformateurs devraient démocratiser et reconstruire le pays tout en proposant une lecture raisonnable du passé totalitaire, sans tabous. Alexandra se souvient de Kim Il-Sung, qu’elle a rencontré, non pas comme d’un dictateur roublard, mais comme d’un « vieux grand-père gentil ». Rien de plus normal, les communistes ne ressemblent pas à des monstres sanguinaires, d’ailleurs le régime dit « communiste », en réalité officiellement « socialiste », était devenu moins répressif en Bulgarie au cours des années 1980, excepté envers les minorités religieuses. Les jeunes générations doivent en être conscientes et savoir faire la part des choses entre la nostalgie injustifiée et inacceptable et la diabolisation caricaturale de l’ancien régime.

Le roman de Velina Minkova est d’abord paru en bulgare en 2015. L’auteure, qui a publié son premier recueil de nouvelles en Bulgarie en langue anglaise, a elle-même traduit le livre en anglais, en allongeant semble-t-il le texte. La version anglaise en cours de finalisation a été présentée au Luxembourg dans le cadre du programme de lectures Word in progress à la Kulturfabrik. Le traducteur français a ensuite établi la traduction française à partir de l’anglais, en collaboration avec l’auteure, qui est également francophone. Le livre paru chez Actes Sud est donc le résultat d’un métissage culturel. Le texte garde les traces du passage par l’anglais, par exemple dans les transcriptions des noms (Natasha au lieu de Natacha, Rabotnichesko Delo au lieu de Rabotnitchesko Delo, etc.), et même en ce qui concerne le système de notation à l’école : Alexandra n’a eu qu’un B dans son bulletin final (p. 10), alors que le système de notation avec des lettres n’est utilisé ni en Bulgarie ni en France.