Le Courrier, vingt ans d’engagement dans les Balkans

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Le Courrier des Balkans est apparu sur le web à l’automne 1998. Cofondateur et co-rédacteur en chef du site, Jean-Arnault Dérens revient sur vingt ans d’histoire des Balkans, vingt ans d’engagement aux côtés des médias indépendants et des société civiles de la région.

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Par Jean-Arnault Dérens

Sur le mont Trebevic, à Sarajevo
© Marija Janković / CdB

Vingt ans n’est pas l’âge des bilans ni des retours sur soi-même. C’est normalement le moment où l’on tourne pour de bon le dos aux rassurantes sécurités comme aux peurs de l’enfance, aux incertitudes de l’adolescence… Il y a vingt ans, les Balkans étaient sur le point de s’embraser de nouveau, on se demandait si les tambours de la guerre qui résonnaient au Kosovo n’allaient pas emporter toute la région. Vingt ans plus tard, où en est-on ?

Le Courrier des Balkans a vu le jour au Monténégro, à l’automne 1998. Quand les fameuses pluies de novembre s’abattaient sur le pays, les modems téléphoniques, surchargés, saturaient les uns après les autres. On arrivait parfois à se connecter en appelant Bar, Ulcinj, Kotor ou Berane, mais souvent, le réseau du seul fournisseur d’accès du pays tombait en panne, pour peu qu’un problème soit survenu à l’unique câble reliant le pays au réseau mondial via la Slovénie. Nous avions commencé à former l’équipe durant l’été, recrutant de premiers correspondants au Kosovo, en Albanie, en Macédoine, etc. Certains des « piliers » de l’équipe sont toujours là et se souviennent de ces temps « héroïques ».

Le site a été opérationnel dès le mois de novembre 1998, et il a monté en puissance en même temps que des nuages de plus en plus noirs s’accumulaient sur le ciel du Kosovo. Les bombardements aériens de l’Otan, à partir du 24 mars 1999, ont été notre véritable « examen d’entrée ». En décrivant ce qui se passait au Kosovo, mais aussi en Serbie, au Monténégro, en Albanie ou en Macédoine, en faisant entendre la voix de ceux que les combats chassaient de chez eux, mais aussi celles, multiples, de ceux qui s’opposaient aux logiques guerrières. Dès l’été 1998, nous multiplions les reportages sur les réfugiés chassés du Kosovo, notamment ceux qui avaient trouvé refuge au Monténégro, et l’une des premières « grandes interviews » du Courrier des Balkans fut ainsi celle que nous accorda Zoran Đinđić, alors chef de l’opposition démocratique serbe, en exil à Podgorica, à la mi-mai 1999.

Les opinions publiques européennes se déchiraient alors entre partisans convaincus de la nécessité des « frappes » contre la Yougoslavie et adversaires tout aussi résolus de la « sale guerre de l’Otan », qui n’allait rien régler… Le Courrier des Balkans n’avait pas à prendre position, mais à informer de ce qui se passait, à rendre compte de ce qui se disait dans les sociétés concernées, au Kosovo et en Serbie, bien sûr, mais aussi dans tous les pays voisins : c’est ce que nous avons fait, nous imposant comme une référence incontournable pour tous.

Nous n’étions pas « neutres », car la notion de « neutralité » n’existe pas plus dans le journalisme que dans la vie. Nous avions un parti pris fort, nous avions choisi notre camp, celui des démocrates qui, chaque jour, essaient d’inventer le monde de demain. En donnant à entendre ces voix multiples, souvent d’apparence contradictoires mais en réalité convergentes, qui venaient des Balkans, nous avons rempli notre double rôle de média indépendant d’information – sourd aux propagandes des uns comme des autres – mais aussi « d’outil militant de solidarité professionnelle avec les médias et les journalistes indépendants des Balkans », objectif qui figure toujours dans les statuts de l’association Courrier des Balkans.

Fin août 1999, nous avons été les premiers à publier la traduction française du retentissant article de Veton Surroi, ensuite reprise dans Le Monde, qui mettait en garde : les violences dont les Serbes étaient victimes compromettaient l’avenir du Kosovo et deviendraient vite des violences dont les Albanais, aussi, allaient souffrir.

Les années qui suivirent furent celles d’un élargissement progressif de notre couverture géographique, à la Bulgarie, à la Roumanie et à la Moldavie. Ces pays n’ont, certes, pas connu l’expérience de la Yougoslavie et de la guerre, mais ils sont engagés dans une dévastatrice « transition ». Nous avons aussi choisi de couvrir la Grèce et la Turquie, pays qui partagent un commun destin balkanique et sont directement impliqués dans l’ensemble des évolutions de la région.

« Pro-Balkans »

C’est à Cetinje, la capitale royale du Monténégro, qu’est né le Courrier des Balkans, en la lointaine année 1998...

Depuis l’origine, beaucoup d’articles du Courrier des Balkans ont heurté les convictions des uns et des autres, nous valant un flot constant d’accusations : « pro-serbes » pour les uns, nous serions « pro-albanais » pour les autres, et parfois encore pro-bosniaques, pro-macédoniens ou pro-croates… Nous avons toujours suivi une petite règle tacite : tant que les accusations viennent de tous les côtés, cela veut dire que nous ne sommes pas trop loin du vrai. Et si nous avons une ligne, c’est celle d’être résolument « pro-Balkans », engagés avec toutes les sociétés de la région, solidaires de leurs désarrois, à l’écoute de leurs espoirs. Bien sûr, au sein même de notre équipe, les débats ont parfois été vifs, mais toujours, nos correspondant.e.s, journalistes ou traducteurs.trices, albanais, monténégrins ou serbes, bosniaques, bulgares ou grecs, ont travaillé ensemble, et c’est pour nous, un motif constant de fierté.

Nous avons rendu compte des grands événements du tournant du millénaire, comme la chute du régime de Slobodan Milošević, le 5 octobre 2000, mais aussi le tragique assassinat de Zoran Đinđić, le 12 mars 2003, ou encore la terrible crise qui a ravagé la Grèce à partir de 2008. Avec un souci constant : faire entendre la voix des sociétés balkaniques elles-mêmes, et notamment de la presse indépendante. Dès nos débuts, nous avons établi de fortes relations de partenariat avec ces médias, comme Monitor ou Vijesti au Monténégro, Danas ou Vreme en Serbie, Koha Ditore au Kosovo, Dani en Bosnie-Herzégovine, Mladina en Slovénie et beaucoup d’autres : nous sommes fiers de continuer à travailler, toujours aujourd’hui, avec beaucoup de ces titres. Nous avons aussi établi un riche et fructueux partenariat avec nos amis et confrères italiens de l’Osservatorio Balcani e Caucaso.

Les années 2000 ont été des années d’espoir : espoir de tourner la page des guerres et des nationalismes, espoir de voir la situation économique de la région s’améliorer enfin, de voir les jeunes de Balkans cesser de s’en aller mais s’engager dans la reconstruction de leurs pays. Cet espoir était bien sûr lié à la perspective européenne, qui semblait enfin s’imposer comme une évidence pour les Balkans. Nous pensions même, peut-être avec naïveté, que les sociétés des Balkans allaient surprendre l’Europe, en parvenant à reprendre à reprendre le meilleur de ses valeurs, à commencer par un fonctionnement correct de l’État de droit, tout en parvenant à conserver le meilleur de leur propres traditions, un sens particulier de la solidarité et de l’hospitalité.

Hélas, ces espoirs ont vite été déçus, parce que les oligarchies nationalistes ont réussi, dans tous les pays de la région à maintenir leur monopole du pouvoir et les liens structurels les unissant au crime organisé, adaptant leurs discours aux nouvelles circonstances. Les dirigeants européens, ceux de Bruxelles et ceux des États membres, ont leur part, écrasante, de responsabilité, car ils ont cautionné et légitimé ces élites corrompues, au nom de la « stabilité ». Et la situation de nos partenaires de la presse indépendante est probablement encore plus mauvaise aujourd’hui qu’il y a quinze ou vingt ans, comme le pointent les classements annuels de Reporters sans frontières. En effet, ces médias n’ont plus le soutien international dont ils jouissaient autrefois. Le mantra de la « stabilité » a remplacé, dans les préoccupations européennes, l’exigence de démocratisation.

De la sorte, ce sont ses propres valeurs que l’Europe a bafoué dans les Balkans, laissant des sociétés civiles paupérisées, démoralisées. En conséquence, depuis quelques années, les citoyens des Balkans sont plus nombreux que jamais à quitter leurs pays. L’exode n’en épargne aucun, ni l’Albanie, ni Kosovo, ni la Bosnie-Herzégovine, ni la Serbie, ni même la Bulgarie, la Roumanie ou la Croatie, pourtant devenues membres de l’Union européenne. Les gens ne partent pas parce que les conditions de vie se seraient encore détériorées, mais parce qu’ils ont perdu tout espoir de les voir s’améliorer, de voir enfin des changements positifs se produire.

Vingt ans plus tard, le Courrier des Balkans est toujours là. Il a suivi avec passion les mouvements sociaux et citoyens de la dernière décennie, ceux qui ont enflammé les Balkans, de Maribor jusqu’à Istanbul en passant par Bucarest. Nous avons rendu compte de la révolte des Zagrebois ou des Belgradois refusant de se faire déposséder de leurs villes, des habitants des îles croates refusant le tourisme de masse, nous étions au cœur du mouvement des plenums de l’hiver 2014 en Bosnie-Herzégovine comme de la révolution des couleurs de Skopje, au printemps 2016.

Grâces leur soient rendues

Nous avons aussi choisi d’accorder une couverture particulière à l’afflux de réfugiés qui tentent de rejoindre l’Europe de l’ouest et du nord en passant par les Balkans, car leur exil et leur déracinement a résonné avec un écho particulier dans une région où l’exode est une expérience tragiquement partagée, qu’il s’agisse des exils provoqués par les guerres ou de l’émigration dite « économique ». Nos correspondant.e.s ont arpenté ces frontières des Balkans devenues des « jungles », de Gevgelija à Šentilj, en passant par Tabanovce, Preševo, Šid, et aujourd’hui Bihać ou Velika Kladuša, et nous sommes fiers d’avoir, les premiers, médiatisé l’action de ces justes, souvent anonymes, Grecs, Macédoniens, Serbes, Albanais, Croates ou Bosniaques, qui ont choisi d’aider, d’accueillir, de soigner, de nourrir ceux qui étaient dans le besoin. Merci à nos chères amies, que nous trouvons toujours sur les routes de la solidarité, Lenče Zdravkin et Sabina Talović.

Notre objectif a toujours aussi été d’aller plus loin dans la réflexion, avec des écrivain.e.s, des sociologues, des philosophes, des historien.ne.s de tous les pays des Balkans… Pourra-t-on jamais assez rendre grâce à tous ceux et celles qui régulièrement nous ont donné des interviews, des textes ? Tenter une liste reviendrait à prendre le risque d’en oublier beaucoup, mais nous ne pouvons pas souffler nos vingt bougies, sans saluer particulièrement Xavier Bougarel, Francis Bueb, Jérome et Michel Carassou, Nathalie Clayer, Velibor Čolić, Ivan Čolović, Marcel Courthiades, Pascale Delpech, Radomir Diklić, Jovan Divjak, Dominique Dolmieu, Drago Hedl, Srećko Horvat, Bernard Lory, Fatos Lubonja, Shkelzën Maliqi, Saimir Mile, Marek A.Nowicki, Borka Pavićević, Nicolas Petrovitch-Njegosh, Nano Ružin, Artan Sadiku, Alain Souleille, Luan Starova, Igor Štiks, Dubravka Stojanović, Milka Tadić-Mijović, Želimir Žilnik, et tant d’autres. Ni sans avoir une pensée pour ceux et celles qui nous ont quitté, comme Miljenko Dereta, Srđan Dizdarević, Daša Drndić, Bernard Garancher, Nicolae Gheorghe, Predrag Matvejević, Kujtim Paçaku ou Alexandre Popović.

Pour ces 20 ans, il ne s’agit donc pas de tenter un inventaire des quelque 20 000 articles publiés, des dizaines de personnes qui ont collaboré au Courrier des Balkans, des centaines de débats, de rencontres, de conférences organisées partout en France, dans les Balkans, mais aussi en Belgique en Suisse et ailleurs, mais notre défi, chaque jour, d’inventer un site utile. Utile pour ses lecteurs et ses lectrices, utile pour les sociétés des Balkans. Ce défi, nous allons continuer à tenter de le renouveler chaque jour, en développant aussi de nouveaux partenariats, comme avec nos collègues du Courrier d’Europe centrale, ou en participant au Collectif pour un nouveau journalisme international.

Ces vingt ans sont aussi l’occasion de lancer un clin d’oeil amical à tous ceux qui, à un moment de leur carrière, ont collaboré au Courrier des Balkans et se sont ensuite dirigés vers d’autres engagements : c’est aussi grâce à eux que le Courrier existe toujours, vit et se développe, comme une belle aventure collective. Nous ne pouvons pas non plus oublier tous les chercheurs.ses francophones qui partagent leur passion des Balkans avec leurs étudiant.e.s et si sont souvent contribué au site, ni nos collègues journalistes engagés dans la région. Nous ne les citerons pas, mais ils se reconnaîtront, et nous les attendons tous et toutes, samedi, pour la fête des 20 ans !

Depuis 2015, le Courrier des Balkans est passé à un modèle entièrement payant. Les abonnements assurent aujourd’hui l’essentiel de nos revenus, et sont la garantie de notre indépendance éditoriale. Pour reprendre la formule lancée par Mediapart, l’un de nos partenaires bien connu, seuls ses lecteurs peuvent acheter le Courrier des Balkans !

La plus fondamentale de nos convictions demeure en effet inchangée : notre destin commun d’habitants de ce petit bout du monde qui s’appelle l’Europe se joue aussi en bonne part dans les Balkans. Il n’y a pas de « question des Balkans », mais des défis européens et mondiaux.