Blog • La mémoire russe du « hiéroglyphe soviétique »

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« Aujourd’hui, les souvenirs soviétiques se présentent dans la littérature sous le thème du conflit entre les parents et leurs enfants. » Les Journées du livre russe se sont déroulées les 8 et 9 février à la mairie du 5ème arrondissement de Paris. De nombreux écrivains de renom étaient présents pour « décrypter le passé soviétique ».

Lev Danilkine.
© Manon Jalibert

Nostalgie voilée pour certains, volonté de se réapproprier un passé proche mais déjà lointain pour les plus jeunes, désir de faire la part des choses sur une société où l’individu savait résister en dépit des duretés de l’existence et du régime, la défunte Union Soviétique reste toujours présente dans la mémoire de nombreux écrivains russes d’aujourd’hui.

« La génération née dans les années 60 et 70 est condamnée à tenter de déchiffrer le hiéroglyphe soviétique », résume Lev Danilkine, auteur d’une enquête non-conventionnelle sur Lénine et qui était un tout jeune homme au moment de la chute de l’URSS, vécue comme une « sorte de traumatisme ».

« Je ne me plains pas mais tous mes livres sont consacrés à ce traumatisme psychologique que représente le fait de vivre dans un pays différent » de celui de ses premières années.

« Ma génération a reçu pour tâche de décrypter le passé soviétique », insiste-t-il à l’occasion des Journées du livre russe, qui se sont déroulées les 8 et 9 février à la mairie du 5ème arrondissement de Paris, en présence de nombreux écrivains de renom. « Lénine ne voulait pas envoyer tout le monde au Goulag mais créer une société scientifique ».

Olga Slavnikova.
© Manon Jalibert

Olga Slavnikova assure elle aussi être le « témoin » de la « renaissance de cette nostalgie » soviétique. Elle l’explique par cet « attrait très naturel de la jeunesse d’avoir des valeurs qui ne se limitent pas à l’argent ».

« Car ces valeurs existaient et l’individu pouvait sentir faire partie d’un ensemble plus grand que lui-même. Le régime soviétique avait une dimension moderniste en dépit des répressions », ajoute l’auteure de La locomotive des sœurs Tcherepanov (Ed. Gallimard).

L’écrivain russo-israélienne Dina Rubina, Du côté ensoleillé de la rue (Macha Publishing), est née à Tachkent en 1953, dont elle garde un souvenir ébloui et sensuel. « Il y avait une sorte de liberté du sud, une liberté physique avec le soleil qui se reflétait dans les paroles, sans peur de s’exprimer ».

Il n’en reste pas moins, ajoute-t-elle aussitôt, que « c’était un régime criminel, monstrueux et j’estime que ses dirigeants doivent tous brûler en enfer, y compris Lénine ».

« Tout cela était bien plus compliqué que cela », rétorque Olga Slavnikova, née en 1957 et qui se souvient, émue, de la libération de la parole pendant la perestroïka. « Nous pensions que tout finirait bien malgré la pauvreté et la hausse des prix ». Le « traumatisme » de la fin de l’URSS a été vécu « sous anesthésie » et quand « l’anesthésie est passée, on a senti la douleur ».

« Aujourd’hui, les souvenirs soviétiques se présentent dans la littérature sous le thème de conflit entre les parents et leurs enfants », ajoute encore Olga Slavnikova. Elle est persuadée qu’apparaîtra dans dix ans une nouvelle littérature russe dont l’intérêt sera mondial.

« En Russie, tout change et rien ne change », sourit Ludmila Oulitskaïa, sans doute l’écrivain russe le plus connu à travers le monde, davantage préoccupée aujourd’hui par la question de la « frontière ultime entre la vie et la mort » que par la politique ou le passé. Beaucoup de ses romans se déroulent néanmoins sous l’époque soviétique dont elle a su décrire comme personne l’atmosphère et les destins des Soviétiques ordinaires, malmenés par la violence de l’Histoire.
Dans des souvenirs délicieux et légers, pleins d’humour, Elena Balzamo évoque précisément dans « Décalcomanies » (Ed. Marie Barbier) à paraître en mars, son enfance et son adolescence dans les années 60 et 70, dans une société encore corsetée par le régime mais où l’on savait rire, respirer, rêver, se cultiver.

Des pages charmantes racontent les échappées familiales en canoë dans l’immense forêt russe, à la recherche des champignons, « une passion qui frôle l’addiction » ou bien tout ce que représentait pour une petite moscovite un été à la « datcha », souvent une simple pièce louée à une famille paysanne, l’occasion de découvrir l’immense détresse de certaines campagnes.

Plus intéressant de lire que de vivre.

Elena Balzamo.
© Manon Jalibert

Les autorités ne voyaient pas bien sûr d’un « bon œil » tous ces jeunes gens et ces jeunes filles qui s’égayaient dans la nature à cette époque. Même si tout cela « restait parfaitement inoffensif » et que nombre d’entre eux redevenaient « des komsomols bien-pensants dès leur retour à la civilisation », ils ne s’en étaient pas moins encanaillés l’espace d’une nuit d’été en récitant des « poèmes interdits » ou en racontant des « blagues politiques ». « C’était une couche éveillée, instruite, souvent de grands lecteurs, des mélomanes, parfois bien plus cultivés que leurs homologues occidentaux, comme certains l’ont constaté avec étonnement des décennies plus tard. De ce milieu étaient issus la plupart des dissidents, mais aussi des écrivains de talent, de grands hommes de science ».

L’universitaire et traductrice de nombreux romans russes, Irène Sokologorsky, rappelle cette boutade terrible des années 80 sur la passion de la lecture de tout un peuple confronté aux pénuries et à un avenir sombre. « Il était devenu plus intéressant de lire que de vivre ».

Dans la lignée de son précédent livre de souvenirs, Triangle isocèle, Elena Balzamo porte un regard amusé, avec son « œil russe » et son « œil français », avec force anecdotes, sur les décalages et éternels étonnements entre ces deux mondes. « Dans un pays comme la Russie, il faut savoir improviser : aux situations insolites des solutions originales », glisse-t-elle, sourire en coin. Elle se souvient également, un peu gênée, des confidences de ce chauffeur de taxi parisien admirateur de Poutine. « En voilà un qui saurait vite mettre de l’ordre dans ce bordel ». Ou encore, les lectures d’autrefois avec des amis russes d’un vieux livre de recettes gastronomiques avec des ingrédients disparus depuis des décennies : « c’était comme de la fiction » !

Mais l’auteure se garde de toute nostalgie devant ce passé disparu. « A chaque chose son temps ».