Blog • La Roumanie face à la guerre d’à-côté : réactions politiques à gauche

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La guerre en Ukraine n’a pas suscité seulement le grand élan de solidarité avec ses victimes dont témoignait Vincent Henry dans ses « impressions d’un monde qui bascule », mais aussi un vif débat sur la place publique mettant en lumière des points de vue pour le moins contrastés y compris au sein des mêmes familles politiques.

Les ZZ vus par Gatis Šļūka, dessinateur letton

Pour ce qui est de la condamnation de l’invasion de l’Ukraine par l’armée russe, ce qui surprend avant tout en Roumanie ce sont les frictions qui vont parfois jusqu’à l’incompatibilité manifeste entre les adeptes du « Oui, oui ! » et ceux du « Oui, mais… ». Qui plus est, dans un cas comme dans l’autre, les motivations et les arguments avancés sont d’une diversité telle qu’il n’est pas toujours facile d’y voir clair. Enfin, rappelons que, à l’exception de quelques secteurs de l’Alliance pour l’unité des Roumains (AUR, extrême droite) [1], il n’y a pas eu grand monde pour applaudir le coup de force russe. En revanche, un certain poutinisme, insidieux, mélange de culte de la force et de valeurs conservatrices mises à mal par un Occident perçu comme décadent ou encore fruit de rancœurs accumulées du fait d’être maintenu dans une zone de semi-périphérie dont on pensait s’émanciper en intégrant l’Union européenne (UE) semble s’être infiltré durablement parmi certains Roumains.

Le PSD, artisan de l’adhésion de la Roumanie à l’Otan

Héritier des structures de l’ancien Parti communiste, membre plutôt incommode de l’Internationale socialiste aujourd’hui, le Parti social-démocrate (PSD), qui ne demeure pas moins l’artisan de l’adhésion de la Roumanie à l’Otan en 2004, n’est pas le seul concerné par ce phénomène plutôt surprenant dans un pays dont l’histoire moderne est marquée par la méfiance vis-à-vis de la Russie des tzars d’abord puis soviétique. Les points de vue mis en regard dans les lignes qui suivent tourneront surtout autour du positionnement au sein de la mouvance d’extrême gauche roumaine à propos de la guerre en Ukraine. Une extrême gauche qui, à bien des égards, fait office de gauche tout court dans un pays comme la Roumanie où l’échiquier politique est profondément ancré à droite. En effet, le principal argument formulé à l’encontre du PSD par les éditorialistes libéraux et centristes qui l’accusent d’illibéralisme et d’anti-occidentalisme masqué porte sur sa complicité avec AUR, qualifié de fer de lance de la propagande du Kremlin. Avec le Parti national-libéral (PNL), le PSD forme la coalition qui gouverne actuellement le pays [2].

La Roumanie a joué correctement la carte du partenariat avec les Etats-Unis...

« Suite à la guerre en Ukraine, il y a plusieurs conclusions géopolitiques :
1. La Russie devient une puissance régionale qui ’’pèse’’ de moins en moins.
2. La route de la soie construit par la Chine disparaît (presque) de la carte.
3 L’Europe va s’armer rapidement, et pourra plus facilement assurer aux côtés de USA la sécurité régionale.
4. Les Etats-Unis auront enfin un partenaire militaire en Europe aux côtés de laquelle ils pourront poursuivre la domination politique et économique globale.
5. La Chine se retrouve brusquement avec une Europe armée, qui ramène massivement les centre de production de Chine en Europe.
6. Le développement de technologies qui remplacent tous les combustibles fossiles va s’accélérer et va calmer certains pays arabes.
7. On aura montré à tous les dictateurs que l’Occident est uni et peut mettre en faillite n’importe quel Etat, ce à quoi de nombreux fous devront réfléchir.
La Roumanie a joué correctement la carte du partenariat avec les Etats-Unis, elle est membre de l’Otan tandis que dans l’UE elle ne provoque pas de perturbations idéologiques et nous faisons équipe avec les grands. Si nous continuons ainsi, en dix ans le plus probable est que nous deviendrons un pays développé et nous triplerons les revenus et le PIB. »

Il va sans dire que tout le monde ne partage pas la vision du monde [3] et encore moins l’optimisme de l’auteur de ce message, Tănase Stamule. Membre de la direction du PNL, celui-ci enseigne les sciences économiques à l’Université de Bucarest.

« Toute cette agitation sur le front de l’Ouest n’a été qu’un simulacre : ceux-là ils luttent, on leur a promis l’Otan, l’UE, etc., maintenant on leur dit que de fait ce n’est pas possible, Poutine les a envahis et leur bombarde les HLM, mais n’ayez crainte, nous bombarderons Poutine avec des insultes et nous panserons les Ukrainiens avec des larmes sur FB et des petits cœurs sur Instagram », s’exclame le 15 mars sur FB Costi Rogozanu, écrivain et publiciste très suivi dans les milieux d’extrême gauche mais pas seulement.

Poutine, une création des Américains ?

« Déplorable, cette pleurnicherie de la ‘’gauche’’ poutiniste, qui se sent obligée de dire à tout prix quelque chose. Personne, jamais, n’a promis à l’Ukraine d’entrer dans l’UE. Qu’il s’agisse d’un souhait des Ukrainiens est une chose, mais mentir, comme le fait l’influenceur et idéologue de gauche, dire que l’UE l’a promis n’est qu’un mensonge », réagissait à son tour le 17 mars un autre écrivain et publiciste, Dan Alexe, collaborateur depuis Bruxelles où il vit à Europa liberă. Son blog est très suivi, y compris au sein de la diaspora, en raison surtout de ses critiques acerbes du conservatisme roumain au nom des valeurs promues par l’UE. Ces accusations ont dû d’autant moins impressionner Costi Rogozanu que l’argument invoqué était faux. Au sommet de Bucarest, en 2008, la nécessité d’offrir à l’Ukraine et à la Géorgie un plan d’action pour l’adhésion à l’Otan figurait dans la déclaration finale. Cette rencontre avait d’ailleurs donné lieu à une manifestation de protestation organisée par les anarchistes durement réprimée et suivie de campagnes d’intimidation sans précédent. A noter que les auteurs des nombreux commentaires du post de Dan Alexe, dont certains émettaient d’ailleurs des réserves sur les accusations proférées [4], ne se sont pas donné la peine de vérifier l’affirmation de celui-ci sur l’Otan, d’habitude assez précis et fiable dans ses diatribes.
Costi Rogozanu faisait déjà l’objet d’autres critiques du même ordre en raison d’un article paru auparavant sous le titre « D’où est sorti le démon Poutine ? Faites la connaissance de Mitt ! » Il estimait que Poutine était, en partie tout au moins, une création des Américains, des néoconservateurs, de Mitt Romney, le candidat malheureux contre Obama... Du coup, le président russe incarnait à ses yeux une réaction populaire en quelque sorte contre le plan de sauvetage néolibéral conçu dans les années 1990 pour l’ex-URSS. « C’est toujours la faute de l’Américain ! », rétorquait l’historien Andrei Cornea dans Revista 22 du Groupe pour le dialogue social, publication axée sur la défense des droits de l’homme.

Tout est bon pour se démarquer du mainstream libéral

Pour comprendre les réserves de ces intellectuels critiques formés souvent après la chute de Ceauşescu, en phase avec la contestation de gauche aux USA et en Europe occidentale, il faut rappeler l’animosité qu’ils éprouvent à l’égard des prétentions hégémoniques d’un néolibéralisme qui prospère depuis trente ans sur un anticommunisme tous azimuts avec la complicité de certains intellectuels roumains de renom. Tout aussi démagogique que primaire, cet anticommunisme permet de couper court aux revendications sociales en tout genre et rend quasiment impossible l’émergence d’un pôle politique prônant des valeurs associées traditionnellement à la gauche. De la même façon qu’elle refusait de s’associer aux grandes mobilisations contre la corruption incarnée par le PSD il y a quelques années, dans lesquelles elle voyait surtout un moyen de contourner les questions relevant de la justice sociale, l’extrême gauche se refuse aujourd’hui de prendre à-bras-corps les problèmes nouveaux soulevés par la guerre en Ukraine et de s’interroger sérieusement sur la nature spécifique du régime politique actuel en Russie. Pour les activistes de ce courant politique et leur public, tout est bon pour se démarquer du mainstream libéral.

Contre la guerre qui maintient en vie le capitalisme

Anthropologue qui enseigne au Département d’études européenne de l’Université Babeş-Bolyai de Cluj-Napoca, Enikő Vincze participe activement au mouvement pour la justice locative Căși sociale Acum ! (Des logements sociaux, Maintenant !). La place accordée à la guerre en Ukraine dans sa critique globale du capitalisme post-néolibéral et dans son engagement social ressort assez bien de son article intitulé « Contre la guerre qui maintient en vie le capitalisme » paru le 20 mars dont voici quelques extraits.

« Maintenant, tout devient clair. La guerre en Ukraine est (encore) une guerre par laquelle le capitalisme cherche à dépasser l’état de crise profonde depuis 2008. »

« En Roumanie, pays de toute façon sous-développé du point de vue de l’infrastructure sociale, l’allocation de l’argent public dans la militarisation se traduira par encore plus de victimes de la pauvreté, par des inégalités économiques encore plus grandes. Ceux qui mourront avant d’atteindre l’âge de la vieillesse seront encore plus nombreux, le fascisme social dirigé contre la population qui devient un surplus du point de vue du capital violent se renforcera. »

« Le capitalisme de Russie (la nécessité d’accroitre sa sphère d’influence économique) a créé un levier inespéré pour le renouveau du capitalisme occidental par cette guerre qui est autant une guerre de l’impérialisme russe contre un Etat qu’une guerre entre la Russie et les Etats Unis sur le territoire de l’Ukraine. »

« Dans la politique de l’ordre mondial, de nouvelles règles sont élaborées maintenant. Elles sont écrites avec le sang des gens innocents d’Ukraine. Elles nous poussent tous vers la logique de la guerre totale. »

« L’armée de la ‘’vérité’’ et de la fabrication du consensus commence à fonctionner plus puissamment en Roumanie parce qu’elle s’appuie sur la récente justification de la militarisation qui fascine tant. Et sera inscrit sur la liste noire tout ce qui passe par la tête de ceux que se proclament détenteurs de la vérité. De la stigmatisation jusqu’au harcèlement physique, cette armée va considérer que toute critique (de l’Otan, de la militarisation, du capitalisme, des agressions perpétrées par les Etats-Unis, de la politique de l’UE, des inégalités, de l’exploitation, etc.) est une manifestation pro-russe. »

La mise en garde de Chomsky

Sans doute les propos du dernier passage que nous venons de citer correspondent parfaitement à l’esprit des critiques formulées depuis longtemps par Noam Chomsky. Il les a réitérées récemment dans un entretien à la revue Ballast tout en les précédant de l’avertissement suivant :
« Avant d’aborder la question, il convient de régler quelques faits incontestables. Le plus crucial est que l’invasion russe de l’Ukraine est un crime de guerre majeur, au même titre que l’invasion américaine de l’Irak et l’invasion de la Pologne par Hitler et Staline en septembre 1939 — pour ne prendre que deux exemples marquants. Il est toujours judicieux de chercher des explications mais il n’y a aucune justification, aucune circonstance atténuante. »
Il est peu probable que tous les intellectuels et activistes roumains d’extrême gauche se prononcent en termes aussi clairs que le linguiste nord-américain dont la famille venait des contrées de l’ancien Empire russe aujourd’hui sous tension.

La perte de l’identité, telle est la crainte abyssale des Russes

Né à Odessa en 1971, donc en Ukraine, Vasile Ernu s’est installé en 1990 en Roumanie après avoir grandi à Chişinău. Auteur d’un best-seller dans son pays d’adoption, Né en URSS [5], fondateur du portail de gauche CriticAtac, il fait un peu bande à part par rapport à sa famille politique sur cette question. « Il n’y a aucune raison politique, économique, historique ou même morale pour justifier une telle guerre. Nous parlons de l’invasion d’un État souverain. Je le répète, c’est l’axiome à partir duquel nous partons : rien ne peut justifier la guerre », écrit-il dans un appel lancé aux « amis, aux parents, aux collègues et aux Russes qui pourraient me lire » dont le portail Voxeurop a publié les versions en russe et en français le 14 mars.

Dans le texte paru en roumain la veille sous le titre « L’hypocrisie d’un monde qui nous apporte des guerres ou Pourquoi la guerre est le signe d’une grande impuissance et peur » il rappelle les grandes mutations qui ont eu lieu sous ses yeux en Russie postsoviétique en avançant l’explication suivante :

« Une des principales causes de la guerre - les Russes le disent à haute voix – est la crainte de perdre pour toujours l’Ukraine. C’est-à-dire que l’Ukraine est entrée dans la phase où elle sera perdue pour toujours. Dans un sens plus profond que celui administratif et territorial.
« On peut parler d’une séparation entre l’Ukraine et la Russie dans un sens presque métaphysique, d’aliénation totale, de valeurs totalement différentes, d’un espace culturel commun en passe de devenir un espace étranger et même hostile. Pareil avec la Biélorussie. La Russie appréhende de perdre son pouvoir d’influence et d’attraction dans un espace qu’elle considère comme étant intimement lié à elle. La perte de l’identité, telle est la crainte abyssale des Russes. L’Ukraine est un symptôme à l’intérieur de la crainte d’autodissolution. »

Notes

[1Après un score inattendu de 9 % aux législatives de décembre 2020, AUR est créditée aujourd’hui de 19 % en raison de sa campagne d’opposition aux mesures restrictives des libertés publiques prises pendant la pandémie. Selon ce même sondage réalisé par INSCOP début mars, le PSD est crédité de 32 % d’intentions de vote, le Parti national libéral (PNL) de 20 % et l’Union sauvez la Roumanie (USR) de 10 %. Enfin, environ 75 % des Roumains considèrent la Russie comme responsable de la guerre en Ukraine, 4,5 % l’Ukraine et 8 % les pays occidentaux.

[2« Outre la guerre à nos frontières, nous sommes confrontés à une guérilla menée par les partisans anti-européens et antidémocrates des partis de l’actuelle coalition de gouvernement », conclut Rodica Culcer dans Revista 22.

[3A une exception près (« certains pays arabes »), l’Amérique centrale et du Sud, l’Afrique et plusieurs pays d’Asie sont "oubliés" dans le monde global esquissé par cet auteur. Ceci ne semble pas avoir attiré l’attention des nombreux lecteurs qui ont signé des commentaires.

[4« C. Rogozanu n’est pourtant pas poutiniste (...) au fond, la gauche rogozanne me semble très utile dans le contexte roumain où on respire comme l’oxygène la droite conservatrice”, ou encore „la condamnation du poutinisme est une attitude de fond de Rogozanu à travers l’anti-conservatisme et l’anti-impérialiste idéologique” écrit par exemple un des intervenants, Radu Teisanu.

[5Cet ouvrage, non traduit en français, sera suvi de bien d’autres dont Les derniers hérétiques de l’Empire ou Je suis un homme de gauche qui regroupe ses essais politiques.