Blog • L’écriture autobiographique de Grigor Părličev à l’épreuve de l’universel

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Grigor Părličev (1830–1893) est né et mort à Ohrid, aujourd’hui en Macédoine du Nord. Il fait partie des écrivains qui sont considérés – à tort ou à raison – à la fois comme bulgares et macédoniens.

Grigor Părličev
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Bulgares et Macédoniens sont persuadés d’avoir affaire, avec Grigor Părličev, à un auteur national, comme c’est également le cas avec, parmi d’autres, les frères Miladinov, Rajko Žinzifov et Jordan Hadžikonstantinov-Džinot.

Le père de Grigor Părlicev décède prématurément et de ce fait celui-ci est élevé par sa mère et son grand-père. Il fréquente une école secondaire en langue grecque à Ohrid, mais aussi les cours de Dimităr Miladinov, puis part enseigner à Tirana pendant un an. En 1850-1851, il entame des études de médecine à Athènes, mais est obligé de les interrompre pour des raisons financières. Il devient alors instituteur au village de Dolna Belica, dans la région de Struga, à Prilep et à Ohrid. En 1858, il se réinscrit à la faculté de médecine d’Athènes, mais il abandonne la science pour entamer des études de lettres en 1860. C’est à Athènes, en 1860, qu’il prend part à un concours de poésie en grec classique. Părlicev remporte la couronne de laurier qui doit revenir au meilleur poète, c’est-à-dire celui qui manie le mieux la langue savante qui n’est plus guère parlée, avec son poème L’armatole, ou Le serdar [1]. Ce poème mythifie la lutte d’un certain Kuzman, presque le contemporain de Părlicev, contre les bandes de pilleurs, souvent des Albanais, qui menaçaient la stabilité du pouvoir ottoman. Impossible donc de voir en Părlicev un combattant contre le despotisme ottoman : il n’aura été qu’un opposant au nationalisme hellénique, comme d’ailleurs la plupart des réformateurs de l’Éveil national bulgare.

Lorsque Părlicev apprend la mort des frères Miladinov par l’intermédiaire du journal bulgare Dunavski lebed, il revient à Ohrid, sa ville natale, pour y devenir professeur et pour y combattre la propagande grecque dans les églises et les écoles. En 1868, il s’installe à Istanbul pour quelques mois pour y consolider ses connaissances de la langue bulgare, car la plupart des journaux bulgares paraissaient à l’époque dans la capitale de l’Empire. Son combat vise, à terme, le rejet de la sujétion au clergé phanariote, ainsi que l’introduction du slavon dans les églises et de la langue vernaculaire dans les écoles. Il remplace le grec comme langue véhiculaire par le bulgare, qu’il ne maîtrise pas parfaitement parce qu’il ne l’a guère appris autrement qu’en autodidacte. En 1868, l’évêque Miletij le fait emprisonner à Ohrid, puis il est transféré à la prison de Debăr. A sa sortie de prison, il enseigne les langues classiques aux lycées d’Ohrid, de Bitola, de Gabrovo et de Thessalonique.

Le poète est appelé un « second Homère » par la critique. On lui offre une bourse pour aller étudier à Oxford et à Berlin, mais il prétend avoir refusé par fierté, son orgueil national ayant été blessé par la condescendance du monde grec qui n’accepte pas son altérité culturelle. C’est du moins la vision de sa biographie qu’il a lui-même imposée, et qu’il ne faudrait pas nécessairement prendre pour argent comptant.

À part son poème Le serdar, Părlicev a aussi écrit un poème inachevé, Skenderbej. Sa langue d’expression étant un grec archaïsant, il essaie pareillement d’écrire dans un bulgare archaïsant, proche du slavon, et qu’il imagine pouvoir devenir la langue de tous les slaves, tout comme les hellénophones des quatre coins de la Méditerranée écrivaient dans le même grec. Ses poèmes incluent Jusqu’à quand, mes frères et amis bulgares et Écoutez, enfants macédoniens. Il traduit du français et collabore à divers journaux bulgares conservateurs qui apprécient la langue qu’il pratique, contrairement aux écrivains qui essaient de promouvoir la langue parlée. Son Autobiographie a été publiée en 1894 telle qu’elle sortait de la main de l’auteur (Părlicev souhaitait se rapprocher au maximum du parler d’Ohrid). P.N. Oreškov publie un texte remanié en 1929, à Sofia. Le manuscrit n’ayant pas été conservé, les traductions macédoniennes (toutes sans nom de traducteur) se basent sur cette édition. Les éditions macédoniennes de 1967 et de 1974 sont accompagnées de la note suivante : « Părlicev a essayé d’écrire en langue bulgare littéraire. (…) Il est patent que Părlicev a une connaissance très insuffisante de la langue bulgare » [2]. Les traducteurs macédoniens n’indiquent malheureusement pas ce qui leur permet de juger de la connaissance insuffisante du bulgare de l’auteur, d’autant plus que la norme littéraire n’était pas encore complètement figée à Sofia. La dernière édition bulgare de L’Autobiographie restitue les moindres spécificités phonologiques de la langue de l’auteur.

On n’a que peu de moyens pour vérifier que Grigor Părličev respecte ou non le pacte autobiographique, expression forgée par Philippe Lejeune pour permettre de distinguer la véritable autobiographie de la mise en scène littéraire. Il est cependant certain qu’on a trop lu Părličev comme un mémorialiste impartial. Une étude démontre que le poète a eu tendance à « exagérer dans l’unique but d’attirer l’attention sur soi » [3]. Plutôt que de tenter un rapprochement avec L’étranger de Camus, comme le fait cette étude, un autre rapprochement semble beaucoup plus pertinent : celui avec l’égocentrisme de Jean-Jacques Rousseau qui essaie d’apitoyer le lecteur dans ses œuvres autobiographiques pour mieux se mettre en valeur. Dans le cas de Părličev, il s’agit de se montrer comme une victime de son époque : il aurait été l’instrument de la libération de la tutelle spirituelle grecque, permettant ainsi l’accélération de l’Éveil national bulgare, mais n’en aurait pas goûté les fruits. Bulgare parmi les Grecs, mais étranger parmi les Bulgares, il se pourrait qu’il soit à l’origine de ce lieu commun de la littérature bulgare qui est qu’il n’est de pires ennemis pour les Bulgares que les Bulgares. Le rapport à la bulgarité ne constitue que le point d’aboutissement du conflit entre l’universel et le particulier, le national et le communautaire.

Notes

[1Le mot signifie « chef militaire » ; le mot grec est l’équivalent de haïdouk, mais de ceux qui sont du côté du pouvoir ottoman (par opposition aux clephtes).

[2p. 130 de l’édition de 1974 – Skopje, Makedonska knika.

[3Marija Kalinova, L’image de l’étranger dans L’autobiographie de Grigor Părličev, http://litclub.com, étude basée sur les recherches de R. Detrez.