« La politique est une occupation de citoyens libres et indépendants qui agissent en vue de la mise en œuvre d’une certaine idée » (Политиката е занятие на свободни и независими граждани, които дейстуват за изпълнението на известна идея)
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TENTATIVE DE BILAN SUR LES ÉCRITS LITTÉRAIRES BULGARES DANS DES LANGUES AUTRES QUE LE BULGARE OU BIEN SITUÉS EN BULGARIE
Plusieurs billets sur ce blog ont insisté sur le fait que la littérature bulgare, ce n’est pas uniquement la littérature en langue bulgare [2]. Il existe des auteurs de nationalité bulgare qui écrivent sur la Bulgarie dans d’autres langues que le bulgare. Même s’ils s’inscrivent dans d’autres littératures, il ne serait pas logique de les exclure de la communauté des auteurs bulgares. (Depuis la création de l’État bulgare et ce jusqu’au milieu du dix-neuvième siècle, de nombreux Bulgares ont aussi écrit en grec byzantin, sans que leurs œuvres soient forcément connues et traduites en bulgare de nos jours encore.) Inversement, il peut y avoir des auteurs n’ayant pas la nationalité bulgare, mais qui écrivent en bulgare, à l’instar de Varis Kalandarov. La bulgarité ne peut pas se réduire à la langue employée, c’est une évidence.
D’autre part, la Bulgarie est (assez) présente dans des œuvres de bons écrivains contemporains qui appartiennent à d’autres littératures, sans que ce fait soit toujours bien connu en Bulgarie. Les exemples récents ne manquent pas. Éric Naulleau a ainsi situé son premier roman [3] à Ruse, en Bulgarie, en faisant un (mauvais) jeu de mots entre « ruse » et « Ruse », ville bulgare appelée Rusčuk du temps où Elias Canetti, prix Nobel de littérature, y vivait enfant. Fait encore plus marquant, le grand écrivain contemporain Garth Greenwell a situé ses deux premiers romans en Bulgarie, où il a vécu et travaillé pendant quelques années. Autrement dit, la Bulgarie a inspiré et vu naître un grand écrivain américain qui décrit sans détours ni autocensure ses expériences érotiques homosexuelles dans un pays où l’homosexualité n’est tolérée qu’à condition d’être vécue discrètement, excepté pour quelques personnages médiatisés. Il faut le dire, dans toute la littérature bulgare, aucun auteur de langue bulgare n’a jamais osé inclure des scènes sexuelles torrides entre gays dans des œuvres en prose de qualité. Garth Greenwell le fait avec un immense talent, tel qu’il rend la description de l’érotisme gay esthétiquement attrayante pour le lecteur hétérosexuel, en qui il suscite empathie, compassion et bienveillance. C’est en cela qu’on reconnaît la grande littérature qui « ouvre à l’infini [la] possibilité d’interaction avec les autres et nous enrichit infiniment ; elle nous procure des sensations irremplaçables qui font que le monde réel devient plus chargé de sens et plus beau » [4].
Le roman autobiographique de Garth Greenwell Pureté (Cleanness), paru en français chez Grasset en 2021, n’est toujours pas paru en Bulgarie, alors qu’il constitue un remarquable enrichissement de la (très pauvre) littérature sur la sexualité en Bulgarie. Rien ne permet de supposer que le narrateur n’est pas le vrai Garth Greenwell, lequel raconte son tiraillement entre l’assouvissement de ses pulsions sexuelles et son désir de pureté morale et de reconnaissance sociale. Il y a peu de choses que Garth Greenwell n’ait pas essayé sur le plan sexuel, aussi bien en tant que passif qu’en tant qu’actif. Cela étant, sans qu’il y ait là la moindre contradiction ni opposition, en le lisant, on ne peut s’empêcher de penser que c’est un type bien. Il ne cache pas son orientation sexuelle à ses élèves de l’American College of Sofia. Lorsque l’un d’eux lui demande un conseil au sujet d’un chagrin d’amour envers un ami hétéro, Garth conseille à son élève de rechercher dans un premier temps la légèreté, pour ne pas souffrir inutilement. Lorsque son élève proteste, il se remet en question lui-même, en se demandant si ce n’est pas lui qui est un débauché. De même, lorsqu’il ne parvient pas à s’empêcher de peloter un ancien élève majeur au cours d’une soirée arrosée, il culpabilise à mort car même si l’ancien élève semble consentant, Garth n’est pas certain que son consentement n’ait pas été vicié par l’alcool. De plus, il se dit que cela reste un de ses anciens élèves. À sa place, un professeur hétérosexuel aurait eu moins de scrupules à sortir avec une ancienne élève majeure. Mais Garth recherche la pureté morale et décide de quitter l’enseignement, en raison de ses difficultés à contrôler ses pulsions dans de telles circonstances. Au passage, l’écrivain nous livre moult impressions et analyses fascinantes sur la culture et la politique bulgares.
LA GRANDEUR DE CERTAINS ÉCRITS RÉCENTS EN LANGUE BULGARE
Les développements qui précèdent n’ont pas du tout pour objectif de dévaluer les écrits en langue bulgare, mais bien de lutter contre le discours défaitiste bulgare, consistant à ressasser que la Bulgarie est et restera toujours méconnue et incomprise. C’est exagéré, étant donné que les Bulgares eux-mêmes ne connaissent pas forcément l’ensemble des œuvres de qualité sur leur pays.
Bien entendu, il faut aussi inciter les gens à lire en bulgare. De nombreuses personnes comprennent le bulgare, mais ont besoin d’être guidées dans leurs lectures. Se focaliser sur les rares traductions françaises à partir du bulgare n’a pas grand sens, car le marketing et la qualité sont deux choses différentes. Ce ne sont pas toujours les livres publiés en traduction qui constituent ce qui s’écrit de mieux en bulgare. Ainsi, Mission Turan (Sofia, Ciela), roman satirique d’Alek Popov [5], pas encore traduit en français, est l’un des plus grands livres des Balkans de l’année 2021. C’est le premier livre de la littérature bulgare qui s’attaque frontalement au protochronisme, endémique dans les Balkans, mais aussi ailleurs, ainsi qu’à l’ethno-kitsch et au culte écervelé des origines génétiques. L’auteur, qui ne manque pas d’imagination, imagine une Bulgarie qui va chercher des Bulgares ethniques loin, très loin du territoire bulgare actuel, afin d’offrir des passeports bulgares à une population à la recherche d’un sésame pour voyager librement au sein de l’UE. Le deal, c’est qu’en échange des passeports, les nouveaux citoyens bulgares votent pour le parti du Président qui les leur accorde (même si en Bulgarie le Président n’est pas le chef de l’exécutif). Mais le scénario vire en catastrophe, car les nouveaux citoyens bulgares quittent leur pays d’origine avant même d’avoir eu le temps de se déplacer jusqu’aux urnes, aménagées exprès dans leur pays. Par ailleurs, le Président bulgare et son éminence grise inspirée par un certain Božidar Dimitrov sont punis pour leur incartade pas un coup d’État au Turan, pays asiatique imaginaire, incartade consistant à avoir oublié d’avertir le grand frère russe du deal avec les passeports bulgares (et avec du cannabis en prime…). Le livre est en quelque sorte prémonitoire compte tenu de la situation géopolitique actuelle.
LA BIOGRAPHIE DE KONSTANTIN STOILOV PAR VESELIN METODIEV
L’un des meilleurs essais écrits en langue bulgare ces dernières années nous semble être la biographie de Konstantin Stoilov due à l’historien et ex-politicien Veselin Metodiev [6]. Veselin Metodiev est connu en tant que député de 1995 à 2013, ministre de l’Éducation de 1997 à 1999 et candidature du parti d’Ivan Kostov à la présidentielle de 2006. Son essai sur Konstantin Stoilov a été distingué par le prix Hristo G. Danov du meilleur livre en sciences humaines pour 2019. C’est un livre qui constitue à la fois une contribution historiographique sous la forme de la deuxième biographie existante du grand homme d’État Konstantin Stoilov, mais aussi sous la forme d’un essai en science politique. Le livre est à rapprocher de la biographie de Dimităr Pešev (1894-1973) due à Gabriele Nissim, dont la traduction bulgare a d’ailleurs été rééditée par la Nouvelle Université bulgare en 2018 [7]. Gabriele Nissim démontre, en s’appuyant sur les travaux de Primo Levi sur la « zone grise », que toute action humaine se situe toujours quelque part entre le bien et le mal et qu’on peut parler de « banalité du bien » aussi bien que de « banalité du mal » (à l’instar de Hannah Arendt) : chacun est capable du meilleur comme du pire, en fonction de la remise en question à laquelle il ou elle se livre à un moment donné. À suivre l’analyse de Veselin Metodiev sur les qualités morales de Konstantin Stoilov, celui-ci n’aurait jamais approuvé de lois comme l’a fait Dimităr Pešev, quitte à en contester l’application par la suite (toujours est-il que Giorgio Agamben démontre que les lois raciales – inspirées au demeurant par les lois ségrégationnistes américaines – ne débouchent pas directement sur la Shoah, car celle-ci constitue la suspension de toute protection au nom de l’état d’exception/d’urgence permanent [8]. Konstantin Stoilov défend d’ailleurs la communauté juive de Bulgarie en tant qu’avocat dans le cadre du premier procès antisémite, où celle-ci est accusée d’un prétendu meurtre rituel. Stoilov démontre que l’accusation ne repose que sur des fantasmes et calomnies.
Veselin Metodiev se situe sur un autre plan. Son héros Konstantin Stoilov (1853-1901) est un chrétien profondément croyant dont les intentions sont toujours bonnes, son niveau d’instruction étant extrêmement élevé, même pour l’époque actuelle (apprentissage du grec, du turc, du français, du russe, de l’anglais, de l’allemand ; études secondaires en langue anglaise au Robert College de Constantinople ; études de droit jusqu’en thèse en Allemagne ; spécialisation en droit à Paris ; divers voyages). Cela ne veut pas dire qu’il ne se trompe jamais, mais contrairement à Pešev, il n’attend pas qu’un cas de conscience tel que la déportation des juifs lui fasse remettre en cause son soutien au gouvernement. Chez lui, la remise en cause et l’ajustement de ses actes sont une constante. À 25 ans, il devient le principal conseiller du prince Alexandre Ier de Bulgarie ou Alexandre de Battenberg, premier souverain de la principauté de Bulgarie de 1879 à 1886, âgé de 22 ans en 1879. Nonobstant son ascendance familiale germano-russe, celui-ci trouve (sans doute influencé par Stoilov) injuste que la principauté de Bulgarie, vassale de l’Empire ottoman, privée de la plus grande partie des territoires majoritairement peuplés de Bulgares, soit en plus empêchée d’avoir une politique indépendante. De fait, la principauté n’est pas pleinement souveraine : elle est sous tutelle russe. La Russie envoie des généraux et nomme des ministres qui ne prennent même pas la peine d’apprendre le bulgare ; ceux-ci se comportent avec la Bulgarie de la même manière que, plus tard, l’URSS. Cette partie de l’histoire bulgare est mal comprise en mal enseignée. Les choses sont d’autant plus compliquées que la parti libéral, majoritaire à l’époque, est favorable à la tutelle russe car les Russes sont censés être de gentils libérateurs désintéressés. À cela, Stoilov rétorque dans son journal : « братушките станаха врагушки », autrement dit le « le grand frère est [en passe de devenir] l’ennemi ». Il désespère de la classe politique bulgare, incapable de distinguer le bien du mal, et est dans un premier temps favorable à un régime monarchique liberticide afin – espère-t-il – d’éduquer le peuple. Mais il comprend vite que cela ne mène nulle part, et le souverain bulgare, toujours conseillé par Stoilov, rétablit les libertés publiques et l’alternance politique. Néanmoins, les ennuis s’accumulent pour le souverain, jusqu’à ce qu’un coup d’État soit fomenté contre lui à l’instigation de la Russie. Mais le parti libéral a entretemps évolué et certains ci-devant russophiles, emmenés par Stefan Stambolov, ouvrent les yeux et rejoignent les thèses de Stoilov et du parti dit « conservateur » (Stoilov constitue son propre « Parti populaire » par la suite : où l’on voit que les étiquettes ne veulent strictement rien dire, surtout à l’époque). Dès lors, un contre-coup d’État est organisé contre les russophiles et l’institution monarchique rétablie (sans quoi la Bulgarie serait purement et simplement devenue une possession russe). Suite à quoi les relations diplomatiques avec la Russie sont rompues.
Stoilov devient le sauveur de la souveraineté bulgare en comprenant qu’il faut s’allier avec ses opposants politiques afin de trouver un autre monarque, acceptable aux yeux des grandes puissances. En effet, si la Bulgarie se retrouve sans roi, sa Constitution n’est plus respectée et n’a donc aucune valeur. Stoilov fait partie de la délégation de trois personnes parties chercher un autre roi en 1886, au lendemain de la fusion entre la Principauté de Bulgarie et de la Roumélie orientale (Stoilov étant originaire de cette dernière puisque né à Plovdiv), condamnée par les grandes puissances au nom de la théorie de l’équilibre des pouvoirs (le droit à l’autodétermination n’existant pas à l’époque). Cet épisode historique est généralement caricaturé : la Bulgarie veut se trouver un roi, mais n’en trouve pas. La réalité est tout autre : comme il n’y avait pas de dynastie régnante en Bulgarie, la démarche de la délégation bulgare est une victoire historique permettant d’entériner la souveraineté de la Bulgarie réunifiée.
Plus tard, devenu Premier ministre, Stoilov amnistie ses opposants politiques russophiles. Ces derniers l’appellent, lors de ses funérailles, un « homme éminemment bon ». C’est presque sans précédent dans la vie politique bulgare. Plus près de nous, c’est peut-être un Jeliou Jelev (1935-2015) qui est acclamé pour son intégrité et son incorruptibilité par l’ensemble de la classe politique.
À suivre l’analyse de V. Metodiev, Stoilov tente avant tout d’introduire le respect envers la règle de droit dans un pays habitué à l’arbitraire. La première Constitution bulgare réserve les mandats de députés aux hommes de plus de trente ans. Cela empêche Stoilov de devenir député dans un premier temps. Contrairement à Stefan Stambolov, l’homme fort de l’époque, brutal, grossier, qui n’hésite pas à mentir y compris au sujet de son âge pour parvenir à ses fins. Mais Stoilov réussit malgré tout à influer dans une certaine mesure sur la culture politique bulgare, à une époque où les gens croyaient encore en Dieu et adhéraient à la morale chrétienne, ainsi qu’à d’autres vertus civiques. En tant que ministre de la Justice de Stambolov, Stoilov essaie de faire passer la première loi pénale moderne, afin de remplacer les lois ottomanes encore en vigueur. Il échoue, tout comme il échoue à empêcher Stambolov de porter atteinte à l’indépendance du pouvoir judiciaire, raison pour laquelle il démissionne (comme il le fait à plusieurs reprises au cours de sa brillante carrière politique). Mais le fait de faire prévaloir les grands principes juridiques et moraux lui permet tout de même de devenir Premier ministre vers la fin de sa vie (il démissionne pour des raisons de santé et décède peu de temps après) ! La réforme du droit pénal aboutit à ce moment-là.
Stoilov enregistre d’importants succès en politique étrangère, en rétablissant les relations diplomatiques avec la Russie, mais en tant que partenaire et non pas en tant que « grand frère » contrôlant la politique du pays. Concernant la Macédoine, il refuse de céder à la pression des nationalistes qui le poussent à entrer en guerre pour agrandir le territoire de la Bulgarie, rejetant ainsi la vision du monde des milieux qui considèrent que les frontières nationales doivent être le souci premier de tout un chacun et correspondre plus ou moins aux frontières ethniques. Au contraire, pour Stoilov, c’est la prospérité du territoire national sous juridiction bulgare doit être le souci premier du gouvernement. Il a laissé de nombreux discours et autres écrits dans lesquels il va jusqu’à imaginer et anticipe la nécessaire unité européenne.
Ainsi, Velesin Metodiev entreprend de s’intéresser aux exemples positifs laissés par les grands hommes plutôt que de laisser ses compatriotes continuer à patauger dans la vase et à s’y complaire.