Blog • Jasna Šamić : « Nous, il est partout ce fameux ‘nous’ qui crée tant d’ennuis… »

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Au Salon du livre des Balkans, Ömer Kaleşi, Luan Starova et Jasna Šamić furent les trois invités du café littéraire sur le thème « Aller-retour Paris-Balkans ». Les deux premiers à l’occasion du livre du romancier Luan Starova, Le Paris d’Ömer Kaleşi publié par l’Académie macédonienne des sciences et des arts cette année, Jasna Šamić pour son roman Les contrées des âmes errantes.

Peinture du cycle Drame balkanique.
© omerkalesi.com

En réalité c’est bel et bien d’aller-retour au pluriel, et, parfois, d’allers sans retours possibles, qu’il a été question, puisqu’il s’agissait de trois genres de voyages bien distincts. Le premier, sans doute le plus heureux, est celui du peintre Ömer Kaleşi. Fils d’un imam, petit-fils d’un cadi, celui-ci est né en 1932, en Macédoine, dans ce que l’on appelait la Serbie du Sud au sein de la Yougoslavie de l’époque, qu’il sera amené à quitter avec sa famille au milieu des années 1950 pour la Turquie, où il étudie les beaux-arts. C’est en Anatolie, avant de s’installer à Paris au milieu des années 1960, qu’il entreprendra le voyage qui marquera tout son œuvre peint ultérieur représentant sans relâche des têtes de derviches et de bergers en référence à l’ordre mystique chanté par Djalâl ad-Dîn Rûmî à Konya au XIIIe siècle mais aussi aux « fantômes humains immobiles » accompagnés de leurs troupeaux croisés par l’artiste dans la steppe anatolienne ou encore aux victimes des récents conflits dans le pays où il est né si l’on pense aux personnages de la série Drame balkanique.

Non, ce ne sont pas des « têtes coupées » mais des têtes « libres de toute appartenance à un corps et totalement autonomes », fait-il remarquer à Luan Starova dans l’ouvrage d’entretiens que ce dernier vient de faire paraître. « Seule la tête a une véritable valeur : elle représente la personne elle-même. Malheureusement, la tête ne retient notre attention que lorsqu’elle est coupée, ensanglantée », poursuit-il en déclarant par ailleurs : « Je peux dire que je peins avec mon « subconscient », mais dans la « conscience. » Enfin, à ceux qui se demandent s’il est Albanais, Macédonien ou Turc, il rétorque « Tous ont raison, personne n’a raison. Si j’avais su qui j’étais, peut-être n’aurais-je jamais peint ... » [1]

c’est en cheminant de par le labyrinthe et en ne cessant de s’y mouvoir que l’on se rapproche toujours davantage de l’essence de la vie.

Né à Pogradec en 1941, en Albanie, arrivé à trois ans dans une Macédoine bientôt membre à part entière de la Fédération yougoslave où il enseignera plus tard les lettres françaises à l’université de Skopje, Luan Starova n’évoque pas dans ses romans son « voyage » mais celui, autrement plus tourmenté, de son père. En effet, l’imposante saga historique et mythologique des Balkans de Luan Starova tourne autour de la figure du père et s’est avec les yeux de ce dernier qu’il reconstitue la mémorable traversée du lac Ohrid qui le marquera à jamais. A propos de son père - qui avait étudié le droit à Istanbul et allait puiser dans les archives au cours de ses recherches nombre de documents précieux sur le passé ottoman de la région - le romancier rappelle que « pour nombre d’intellectuels, revenir dans les Balkans au cours des premières années suivant la chute de l’Empire ottoman signifiait rebrousser le chemin de la fatalité, aller à contre-courant du destin ». Son père, écrit-il dans un de ses romans, Le Chemin des anguilles, avait embrassé « une philosophie de l’exil selon laquelle c’est en cheminant de par le labyrinthe et en ne cessant de s’y mouvoir que l’on se rapproche toujours davantage de l’essence de la vie » (p. 48) [2].

Jasna Šamić ou Le défi d’assumer le Je

Avec Jasna Šamić, nous avons droit non pas à un seul mais à une multitude de voyages. Désarçonnants à première vue, les trajets empruntés par les personnages du roman, souvent apparentés d’une manière ou d’une autre entre eux, finissent par devenir familiers au lecteur qui sait attendre et se laisser entraîner par leur histoire.

« Trois dieux uniques pour un seul pays qui peine à se reconnaître Etat, c’est beaucoup trop », s’exclame excédée Jasna Šamić à propos de la Bosnie en plein milieu de son roman fraîchement sorti des presses aux éditions M.E.O. sous le titre Les contrées des âmes errantes, présenté pour la première fois à l’occasion de la session 2019 du Salon du livre des Balkans. Plus précisément c’est Sarajevo, cette ville dans laquelle de nos jours « la guerre est à la fois omniprésente et parfaitement absente » (p. 362), qui constitue le point de départ et, souvent, de chute de la traversée desdites contrées à laquelle elle nous convie sur les traces des ascendants d’un être aimé énigmatique, prénommé Aliocha, avec lequel elle partage sa vie par intermittence.

Le premier Livre nous fait remonter aux controverses du père de Liza, la grand-mère d’Aliocha, avec Tolstoï au sujet du « socialisme sans frein » prôné par ce dernier, végétarien pacifiste endurci (p. 29). Le grand-père d’Aliocha, un Monténégrin originaire d’un village d’Herzégovine, recrue austro-hongroise démobilisée, fera son apparition au cours de la révolution russe. Avec Liza, qui enseignait à Grozny, ils embarqueront à Odessa pour Istanbul, afin de fuir les exactions des bolcheviks. Quelques mois après, ils arrivent à Sarajevo. Puis la fille de Liza, tombée amoureuse de Rudolf, le rejeton d’une famille autrichienne par la mère, allemande des Sudètes par le père, installée en Bosnie du temps de l’administration austro-hongroise, donnera naissance à Aliocha, à Aliocha-
Wolfgang plus précisément, le père de l’Aliocha de la troisième génération. La quête éperdue par ce dernier de son père enrôlé dans l’armée allemande aux derniers mois de la Seconde Guerre sera déclinée dans le troisième et dernier Livre du roman. Avait-il participé aux exactions contre les Juifs dans les camps ? Avait-il survécu ? A ces questions, notre « Bosno-Russo-Allemand, orthodoxe protestant et agnostique » (p. 310) peine à trouver la réponse…

« Mon intention n’est pas d’écrire un vrai roman, plutôt un document sur une famille », avoue l’auteure lors d’une discussion à bâtons rompus avec un ami de longue date de retour comme elle à Sarajevo qui lui fait remarquer qu’un « ouvrage littéraire n’a pas le droit de simplifier l’Histoire et encore moins de la falsifier » (379). C’est peut-être justement cette alternance à rebondissements imprévisibles entre le « vrai roman » et le « document de famille », ce changement fréquent de ton et de registre, qui stimule le lecteur et lui permet de s’immerger dans les situations particulièrement embrouillées qui ont pu se présenter au cours du siècle écoulé. Il en ressort notamment un portrait très vivant et parfois déroutant de la Yougoslavie de la narratrice et/ou auteure, plutôt fière d’être issue d’une de ces « grandes et riches familles de Sarajevo » (p. 175). Pour se présenter, elle s’en remet au journal de son père découvert après sa mort qui la décrit comme « égocentrique, égoïste, nerveuse et par moments si insolente têtue et provocante, jamais soumise ni obéissante… » (p. 360).

Pourtant, c’est ailleurs qu’il faut peut-être chercher ce qui donne sens et, en fin de compte, cohérence à ses diatribes contre Lénine, Hitler et Tito traités de tous les noms pour avoir causé d’une manière ou d’une autre le malheur d’êtres chers, contre « les punaises des mosquée » (p. 169), « les machos balkaniques » (p. 198) et les ingénus « infectés par la propagande des Valaques serbes » (p. 106), contre les « camarades révolutionnaires » et autres nouveaux riches entichés de décor Biedermeier (p. 247), les collègues qui participent aux réunions d’autogestion pour conserver leurs postes (p. 282), contre « les montagnards que Karadzic a chassés dans nos villes » et qui « ânonnent salam » ne sachant plus dire dobar dan (p. 363), contre « les enseignants outrageusement marxistes et rustres » (p. 193) et « les artistes dorlotés dès qu’ils adhèrent au Parti » (p. 183), contre « les philosophes et autres snobs parisiens » (p. 305), le lobby serbe de Paris (p. 262) et les requins de l’immobilier qui mettent les familles à la rue (p. 10) ou encore contre ceux qui entendent l’« obliger à aimer », la France par exemple (p. 321). En fait, ce qui fait la force de ce livre c’est le courage de Jasna Šamić de dire « Je » et de l’assumer quel qu’en soit le prix à payer, de ne pas se laisser embarquer dans un « Nous » qu’elle ressent comme autodestructeur :

« Vivre entourés des nôtres nous fait plus découvrir la Yougoslavie que le pays visité, s’exclame-t-elle lors d’un voyage avec des compatriotes en Russie. Dans nos oreilles bourdonne le nous, proféré à tout bout de champ par notre guide. Nous ne pouvons nous empêcher de répondre in petto : ‘Si tu savais, mon pauvre, ce que nous représentons, nous, par rapport à vous !’ Pour en venir à la sempiternelle conclusion : Nigdje naše zemlje ! On ne trouve nulle part un pays comme le nôtre ! » (p. 213).

« Nous, il est partout ce fameux ‘nous’ qui crée tant d’ennuis. Qui provoque les guerres », écrit-elle par ailleurs avant de conclure : « Définitivement, je ne vois pas mon reflet dans ce peuple. » (p. 362).

Notes

[1Sur cet artiste on peut également consulter l’ouvrage que Luan Rama lui a consacré sous le titre Ömer Kaleşi, la cigogne des Balkans aux éditions Globus R.

[2Paru aux Éditions de Syrtes en 2009, Le Chemin des anguilles
(trad. du macédonien Clément d’Içartéguy) a été précédé du Temps des chèvres, des Livres de mon père et du Musée de l’athéisme. La série s’est enrichie depuis de plusieurs volumes qui n’ont pas encore été traduits en français.