Photos : Marija Janković / Texte : Philippe Bertinchamps

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29 juillet 2017. Sanja Kavaz est l’auteure du blog de course à pied Trcim jer strcim. Depuis 2015, avec le comité national olympique de Bosnie-Herzégovine, elle organise le Jahorina Ultra-Trail, une course de 104 km en 29 heures, par les collines et sommets entourant la vallée de Sarajevo : Jahorina, Ravna Planina, Romanija et Trebević.
À moins d’une demi-heure de route au sud-est de la capitale de la Bosnie-Herzégovine, Trebević, le mont autrefois redoutable à cause des pilonnages par l’artillerie serbe, puis des bombardements aériens de l’Otan, a pansé ses blessures de guerre et s’est adouci. Plus de vingt ans après le siège de 1992-1995, le terrain a été déminé. Barbecue, virée sportive, échappée en amoureux : la paix est là, de nouveau, semble-t-il. Les pentes ombreuses et leurs sentiers frayés, sillonnés par une ligne presque imperceptible de démarcation entre deux entités, la Fédération croato-bosniaque et la Republika Srpska (RS), sont redevenus un lieu favori de promenade des Bosniaques de la ville de Sarajevo et des Serbes de Sarajevo-Est.
29 juillet 2017. Fin juillet, 400 coureurs de 23 pays ont participé à l’ultra-trail. « L’idée est de relier la ville et la montagne. Un des parcours les plus populaires part de la Baščaršija, le vieux bazar ottoman dans le quartier touristique du centre, et se termine à l’hôtel olympique Bistrica, à Jahorina, en RS, via Trebević et sa piste combinée de bobsleigh et de luge. »
Au beau milieu des Alpes dinariques, les « montagnes olympiques » des Jeux d’hiver Sarajevo 1984, à l’apogée de la Yougoslavie non-alignée, aspirent à redorer leur blason. Trebevic possède bien des atouts : lugeurs, cyclistes, bikers, trekkeurs, marathoniens et autres piqués de sensations fortes en plein air se sont passé le mot, déboulant des quatre coins de l’Europe, et un peu d’ailleurs, à l’assaut de ce « spot » pas comme les autres.
16 décembre 2017. La piste de bobsleigh a été détruite par l’armée de la République serbe de Bosnie pendant la guerre. Elle est aujourd’hui réparée par des bénévoles.
16 décembre 2017. Les ruines du 8, un restaurant autrefois très populaire. Durant le siège de Sarajevo (du 5 avril 1992 au 14 février 1996), il servait de base à l’armée serbe et a été bombardé par l’Otan.
« Il y a quatre ou cinq ans, nous sommes allés voir l’agence d’État chargée du déminage, BHMAC, raconte Sanja Kavaz. Le terrain avait été nettoyé. Avec des passionnés de nature, nous avons exploré, sondé et fureté partout dans toute la forêt. » Née à la fin des années 1970 à Ilidža, un faubourg de Sarajevo, elle se souvient du mont Trebević et des pique-niques des beaux dimanches d’avant-guerre. « Il a fallu du temps pour réparer les plaies. »
29 juillet 2017. Les ruines d’un club de montagne du Trebević, aujourd’hui occupées par des chevaux sauvages.
27 juillet 2017. « Même cabossée, la piste est formidable pour s’entraîner. » Le coach Marek Skowronski, la cinquantaine sonnée, roule une cigarette. Mateus, de l’équipe junior, traduit. Dans les chambres aux volets mi-clos du Napretkov dom (« Foyer du Cercle du progrès »), à 1160 m d’altitude, les lugeurs de l’équipe olympique de Pologne font la sieste. Âgés de 17 à 31 ans, ils sont venus pour le deuxième été consécutif s’exercer à Trebević en vue de la prochaine saison de la Coupe du monde.
Les petits traîneaux à roulettes sont alignés contre un mur. Mateus piaffe d’impatience : « On dévale à un train d’enfer ! Un shoot d’adrénaline. » En contrebas, sous la verdure, la « vieille gloire » des JO renaît de ses cendres, plus admirée que jamais. Perforée et lézardée, couverte de graffitis, sa carcasse incurvée en ciment armé déroule ses méandres : treize virages sur une longueur de 1532 m, avec une inclinaison constante de 10,2 %. Une piste sûre, rapide, techniquement intéressante, requérant une concentration extrême, selon les experts.
Jan, un jeune flamand « à la découverte de Sarajevo », écarquille les yeux. « Waouh ! Blade Runner ! » La brise est tiède, mais si vivifiante qu’elle semble fraîche.
29 juillet 2017. La piste de bobsleigh.
29 juillet 2017. Pendant le siège de Sarajevo, la piste de bobsleigh et de luge, construite en 1981-1982 par la jeunesse yougoslave « dans un esprit de volontariat », a servi de rempart aux tireurs de l’armée de la République serbe de Bosnie, commandée par le général Ratko Mladić. En ligne de mire, le cœur de la ville. Une vue plongeante, imprenable. « 78 meurtrières. On les a toutes rebouchées, sauf une, pour mémoire. » Senad Omanović est le président de la Fédération olympique bosnienne de luge. Son mantra : redonner vie à Sarajevo, au sport, à la montagne. En février 1984, « manque de pot », il était bon pour le service ; les XIVe Jeux d’hiver, il les a regardés à la télé.
Trente ans plus tard, blanchi sous le harnais, il a entrepris avec un groupe d’amateurs bénévoles de « retaper » la piste de bob. « Pour les outils, on s’est cotisés. Débroussailler, désherber, cimenter, rejointoyer… Au retour du printemps, c’est toujours la même chanson. Mais la piste est absolument fantastique, et si près de la ville. Alors, si on veut s’entraîner, on retrousse ses manches. »
17 décembre 2017. Les ruines du club de montagne Dobre vode sur le Trebević.
17 décembre 2017. Au milieu du silence de la forêt, on entend le vrombissement lointain des tronçonneuses. Là-haut, en direction de Jahorina, des coupes de bois illégales sont opérées toute l’année, malgré les amendes et peines de prison encourues.
17 décembre 2017. Sunnyland, Pino Nature, Brus. Hôtels, cafés-restaurants, aires de jeux pour enfants… Le week-end, il y a foule. Les parkings sont pleins. Qataris, Dubaïotes, Bahreïniens : depuis 2010, les procédures de visa ont été simplifiées pour les ressortissants de la plupart des pays du Golfe persique. Un vol direct Fly Dubaï, ou via Istanbul, et les voilà à Butmir, l’aéroport international de Sarajevo.
« En août, Sunnyland a fêté son premier anniversaire », se félicite Dragana Kurtagić, gérante du parc de loisirs. L’un des trois propriétaires est Son Altesse royale le cheik émirati Mohammed ben Saqr al-Qasimi. À mi-flanc de Trebević, le domaine s’étend sur 19 000 m2 et emploie 80 personnes. Un coût d’environ sept millions d’euros. Le centre d’intérêt : une luge sur rail, hybride des montagnes russes et de la luge d’été. « Sunnyland n’est qu’une première étape, assure Dragana Kurtagić. On prévoit de s’agrandir sur 36 000 m2 et de lancer de nouvelles activités récréatives. »
16 décembre 2017. Vue de Trebević depuis le centre de Sarajevo. À 31 ans, polyglotte et féru de géographie, Enes Popara est un guide expérimenté. Il organise un tour très couru, « Sarajevo sous le siège ». En période estivale, les visiteurs affluent. « Émirats arabes unis, Pologne, Turquie, Arabie saoudite, Serbie, Croatie, Oman... », Sarajevo est devenue un pôle touristique. Lors de la saison 2017, le nombre de vacanciers a bondi de 26% par rapport à 2016.
« Les gens veulent comprendre, je leur donne des explications. » Au début du siège, Enes Popara avait 7 ans. « J’occupe un deux-pièces avec mon père. Il souffre de troubles de stress post-traumatique. La guerre, c’était le chaos. On préfère ne pas en parler. Mais Sarajevo, c’est ma ville et je l’aime. » En Bosnie-Herzégovine, pays d’émigration de masse, plus de deux-tiers des jeunes sont sans emploi.
16 décembre 2017. Dans le Musée des crimes contre l’humanité et du génocide, une pièce contient les messages de paix des visiteurs.
« Il y a beaucoup d’amour à Trebević… » Midheta Soljić est commissaire d’exposition au musée. Le siège a duré 44 mois. 11 541 tués. « Chaque rue, chaque immeuble… Les habitants pris au piège dans cette cuvette. Donc oui, il y a des traumatismes. Trebević faisait peur. On ne l’oublie pas. Mais il faut regarder en avant. Il y a aussi des bons souvenirs. »
Le 22 novembre 2017, Ratko Mladić, 74 ans, a été condamné à perpétuité par le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY), à La Haye aux Pays-Bas, pour génocide, crimes de guerre et crimes contre l’humanité. Avant l’annonce de la peine, il a proféré des paroles incohérentes sur le ton de la protestation. Le juge l’a expulsé de la salle d’audience.
16 décembre 2017. Portefeuille de Ramo Biber, première victime bosniaque du siège de Sarajevo, tué par l’armée serbe le 2 mars 1992 alors qu’il rejoignait son poste au funiculaire de Trebević. Ce portefeuille est exposé au Musée des crimes contre l’humanité et du génocide de Sarajevo.
Le 3 mai 1959, la rue Hrvatin, dans le quartier Bistrik, sur la rive gauche de la Miljacka, est noire de monde. Au début de l’après-midi, les édiles communistes de la ville inaugurent solennellement le funiculaire. Douze minutes au-dessus du vide… et la cabine, suspendue à un câble, atteint la station de Vidikovac, 600 mètres plus haut. Sarajevo et Trebević sont raccordés. Tonnerre d’applaudissements. Le samedi et le dimanche, la file au guichet est longue, malgré le prix du ticket un peu cher.
Le 2 mars 1992, un mois avant le début des hostilités, le cadavre de Ramo Biber, un employé du téléphérique, a été découvert à hauteur du troisième pilier de la remontée mécanique, le dos et l’abdomen criblés de balles, abattu par une unité militaire serbe. Il s’enfuyait vers la ville. Un an plus tôt, au printemps 1991, Edmond Offermann, chercheur néerlandais en physique nucléaire à l’université d’Illinois, aux États-Unis, donnait rendez-vous à sa future épouse, Maja Serdarević, au pied du funiculaire. Une photo en a immortalisé la mémoire.
En 1998, ayant fait fortune à Wall Street, il offrira quatre millions de dollars à titre de don pour la reconstruction du téléphérique, détruit lors des combats. « La vue d’une beauté fascinante a bouleversé le cours de ma vie », déclarera-t-il. Après vingt ans de tribulations administratives, son rêve est sur le point de se réaliser grâce à une aide de la Suisse. Un budget de neuf millions de dollars.
18 décembre 2017. Les télécabines du nouveau funiculaire, flambant neuves, aux couleurs olympiques, sont fin prêtes. « Le tracé sera le même à 99 %, mais le trajet plus court, huit minutes », assure Adnan Selmanović, ingénieur de Sarajevska Žičara, l’entreprise de montage et de maintien de la nouvelle ligne. Les travaux seront terminés à temps. Cela donnera un coup de fouet au tourisme. » Un retour à la normale longuement espéré. Le maire Abdulah Skaka l’a promis, juré : le 6 avril 2018, Jour de Sarajevo, sera le jour J. Le clou du spectacle, à six mois des élections générales.
17 décembre 2017. Des airs d’accordéon s’échappent du Cercle des montagnards. La neige tombe sur les arbres. Un tapis moelleux et blanc recouvre les chemins. Edin Ibrulj, la moustache grisonnante, est le président de l’association fondée en 2006. Dans la salle enfumée, on rit très fort. On fait le plein d’énergie. On écoute les goualantes des copains qui ont une belle voix. Les vieux de la vieille chantent le sevdah, le fado du passé. La rakija, on vous la sert bien avant qu’on en redemande. « L’esprit de Trebević, c’est ça : l’amour de la nature, l’amitié, les nouvelles rencontres… » Sur le papier, le cercle compte 186 membres.
« Ce chalet, nous l’avons bâti nous-mêmes sur les ruines d’une étable. Autrefois, à Trebević, il y en avait dix comme ça. La guerre les a tous fait disparaître. » Edin Ibrulj tend le bras. « Là-bas, de l’autre côté, en RS, il y a aussi un club alpin. On se voit, on se parle… Chacun marque ses pistes. Eux depuis Lukavica, à Sarajevo-Est. Nous, depuis la Vijećnica [la bibliothèque nationale incendiée en 1992 – ndlr]. Au beau temps, on a prévu de se rejoindre au sommet. Une accolade amicale et fraternelle. » Dino, le boute-en-train de la bande, fait racler sa guitare. Un compère lui éponge le front avec un mouchoir. « Il y a longtemps, et pas si longtemps à la fois, c’était la guerre. Tchetniks serbes, oustachis croates, balija bosniaques… Nous, les montagnards, la politique, tout ça, ce n’est pas notre affaire. Trebević, c’est, comment dire ? Que j’explique… »
29 juillet 2017. Dans la forêt, une borne de démarcation de la frontière entre Sarajevo-Est, en Republika Srpska, et le canton de Sarajevo, de la Fédération de Bosnie-et-Herzégovine. Il est indiqué sur cette borne que sa destruction ou son déplacement est passible de sanctions.