Guerre en Ukraine : en Moldavie, la solidarité et la peur d’une invasion russe

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Les Moldaves montrent une solidarité sans bornes à l’égard des réfugiés ukrainiens, qui arrivent par dizaines de milliers dans leur pays. Malgré la peur d’être les prochains sur la liste de Poutine, qui pourrait ne faire qu’une bouchée de ce petit pays du Partenariat oriental de l’UE. Reportage.

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Par Florentin Cassonnet

Le poste frontière de Palanca
© Courrier des Balkans

La Moldavie n’est pas en guerre, mais il règne déjà un air de mobilisation générale dans ce petit pays voisin de l’Ukraine. Le centre Covid installé dans le Parc des expositions de Chișinău a été transformé en centre de triage et d’assistance aux réfugiés ukrainiens. Comme s’il était clair dans l’esprit de tous que la pandémie avait été chassée par la guerre.

C’est là qu’est arrivée Yaroslava, 30 ans, avec ses deux enfants, son mari allemand et quatre valises. Le 25 février à 19h, elle a quitté en urgence sa maison de Vinnytsia, à 250 km au sud-ouest de Kiev, pour rejoindre la frontière moldave. Elle a les nerfs à vif car elle n’a pas dormi depuis deux jours et a dû passer la frontière à pied après avoir marché des kilomètres. « C’était la panique pour arriver jusqu’à la frontière avec les enfants... Ensuite, les Moldaves nous ont aidés, je ne sais pas comment les remercier. » Elle a dû laisser ses parents en Ukraine. « Ma mère a un cancer, elle ne pouvait pas venir avec nous. Mon père a dit qu’il irait nulle part, il reste chez lui. » Dans son malheur, Yaroslava a de la chance, elle sait où aller, son mari a une maison pour les accueillir en Allemagne. C’est là qu’ils souhaitent aller.

Comme Yaroslava, ils étaient déjà près de 30 000 Ukrainiens à être arrivés en Moldavie le 26 février au matin, deux jours après le début de l’invasion russe. Vingt-quatre heures plus tard, ce chiffre passait à près de 70 000, laissant augurer un afflux massif d’Ukrainiens dans ce pays de trois millions d’habitants. Premier problème : où les loger ? Le Parc des expositions ne peut pas accueillir plus de 500 personnes. Heureusement, les Moldaves n’ont pas attendu pour se mobiliser et exprimer leur solidarité, ils sont des dizaines à être venus en personne donner leur numéro de téléphone et le nombre de personnes qu’ils sont en mesure d’héberger chez eux. Une bénévole transcrit ces informations sur des feuilles A4 et va les scotcher sur une cloison qui se remplit très vite de petites annonces. Les offres se multiplient aussi sur les réseaux sociaux. Les autorités moldaves ont également mis en place un numéro vert pour éviter aux gens de venir sur place. Le Parc des expositions est déjà bien rempli entre les bénévoles, les gens venant offrir leur aide ou faire des dons, les réfugiés ukrainiens qui tentent de se reposer malgré l’angoisse de ce qui les attend et leurs enfants qui jouent dans les allées pour passer le temps.

En Moldavie, tout le monde a un cousin, un ami ukrainien.

Dans le bâtiment adjacent, lui aussi aménagé pour la pandémie de Covid-19, Nicoletta, 19 ans, et des dizaines de jeunes bénévoles s’occupent de la logistique, coordonnés par deux cadres de l’association de jeunesse de la mairie de Chișinău. Ils déchargent les voitures, les vans et les camionnettes qui arrivent les uns après les autres. Avec entrain et un peu de confusion, ils trient et répartissent cette aide matérielle envoyée par les Moldaves dans différents compartiments : ici le pain, là les fruits et les légumes, ici les boîtes de conserve, là les vêtements pour enfants, ici les couches, là les jouets, ici le matériel de couchage, là les chaussures... Nicoletta s’est engagée hier matin, elle a passé la nuit sur place. Tout le monde s’active pour transformer l’énergie du choc émotionnel en actions. « En Moldavie, on connaît tous un cousin ou un ami ukrainien », confie Alexandra, 41 ans, pour expliquer cet élan de solidarité impressionnant. Facile, donc, de s’identifier à ceux qui arrivent.

Le centre des expositions de Chișinău

Combien d’habitants la paisible capitale moldave va-t-elle gagner dans les prochains mois ? Aujourd’hui, elle en compte 700 000, mais le flux de voitures immatriculées « UA » arrivant des postes-frontières au nord et au sud du pays ne s’arrête pas. Sur la route qui mène à Palanca et Tudora, à la pointe sud-est du pays, en-dessous de la province sécessionniste de Transnistrie, le trafic est particulièrement dense. Dans les deux sens, car beaucoup de Moldaves descendent avec leur voiture personnelle pour aller chercher les Ukrainiens qui ont passé la frontière à pied.

Ces gens sont souvent exténués, après des heures passées dans le froid : à Palanca, il faut compter six heures d’attente pour ceux qui passent à pied, et 24 heures pour les voitures. Les Moldaves ont installé une grande table avec des boissons chaudes et de la nourriture, ils fournissent aussi quelques couvertures. Beaucoup de femmes avec des enfants, les hommes de 18 à 60 ans n’étant pas autorisés à sortir du pays, car ils sont réquisitionnés pour se battre. Diana, 23 ans, vient d’arriver d’Odessa avec sa mère et sa tante, laissant le père chez eux. L’armée russe n’est pas encore entrée dans cette ville d’un million d’habitants située au bord de la mer Noire, à 30 km de Palanca, mais elle a bombardé le port de la « Marseille d’Ukraine », la troisième plus grande ville du pays. Elles ont des amis en Moldavie qui vont les héberger.

On ne s’y attendait pas. En général, les gens ne sont pas forcément accueillants envers les réfugiés. On a des choses à apprendre de cette réaction des Moldaves.

Il n’y a pas que des Ukrainiens qui fuient l’invasion de l’armée russe. Maram, Nour et Ahmed sont trois jeunes Tunisiens, étudiants en deuxième année de médecine à Odessa. Ils étaient habitués à voir les Ukrainiens « forts », accoutumés à la menace russe qui pèse sur eux depuis 2014. « Quand on a vu la peur sur leur visage, on a compris qu’on était dans la merde », avoue Nour, 22 ans. En entendant les premiers bombardements le 24, les trois amis ont paniqué, fait leurs sacs et se sont regroupés. « On a tout de suite cherché à retirer de l’argent, c’était la queue aux distributeurs. Les supermarchés se sont rapidement vidés. Les prix du pain et de certains produits ont explosé. Heureusement, Maram avait des réserves de nourriture », poursuit Nour.

Après deux nuits passées dans une cave, « deux jours comme une éternité », les trois étudiants ont décidé le 26 février de quitter Odessa. Ils ont pris un taxi à 10h du matin, mais ont dû terminer à pied les cinq derniers kilomètres jusqu’à la frontière : c’est la longueur de la file de voitures au poste-frontière, qui s’est encore allongée depuis. Ils ont mis six heures pour passer côté moldave. Ils ont pu manger un peu et commencent enfin à se détendre, même si la route est encore longue jusqu’à Tunis. Ils attendent une vingtaine d’autres camarades tunisiens qui étudiaient avec eux. Ils ne savent pas où ils vont dormir ce soir. S’il n’est pas plein, ils pourront passer la nuit dans une tente du camp d’accueil monté par les autorités moldaves à Palanca, que des électriciens finissent de rallier au réseau électrique du village.

Volontaires moldaves à Chișinău
© Courrier des Balkans

Le 24 février, Dima, commerçant ukrainien de 34 ans, a entendu la même explosion que Maram, Nour et Ahmed. « Mes enfants se sont mis à trembler et à pleurer, alors on a fait les valises et on est parti. » Il est sorti de son pays juste avant qu’il soit ordonné aux gardes-frontières de ne plus laisser passer les hommes en âge de se battre. Il assume. « Je suis chrétien, je ne suis pas prêt à tuer des gens. Et on peut aider différemment. » Il s’est installé à Chișinău avec sa femme et ses enfants, il fait un aller-retour par jour pour conduire les réfugiés qui en ont besoin. Il s’émerveille de l’hospitalité des Moldaves. « On ne s’y attendait pas. En général, les gens ne sont pas forcément accueillants envers les réfugiés. On a des choses à apprendre de cette réaction des Moldaves », estime-t-il. « C’est terrible, mais je suis quand même un peu optimiste. Avec l’aide de l’Europe, on va avoir des armes et nos hommes sont plus motivés que jamais. On est tellement fatigués du régime Poutine, de ce nuage noir au-dessus de nos têtes, on veut être libres. Certains habitants à Odessa attendent positivement les Russes, la propagande de Poutine a malheureusement fonctionné sur eux. C’est fou mais sur le groupe WhatsApp des habitants de mon immeuble, il y a des gens qui dansent en ce moment au son des chansons soviétiques. »

Fragile Moldavie

Nik, ingénieur informatique ukrainien de 40 ans, est arrivé d’Odessa avec sa femme le 23 février. Comme Dima, il n’aurait pas été autorisé à sortir de son pays 24 heures plus tard. « C’est terrible, je ne sais pas ce qui va se passer. Je ne veux pas analyser, je veux juste ne pas être mort. » Il est venu à la frontière pour attendre son père, qui va essayer de passer, sans garantie car il a 58 ans. « Il est handicapé, donc ils vont peut-être le laisser sortir. Je ne sais pas... » Il va ensuite chercher un logement en Roumanie car, pour lui, « la Moldavie n’est pas beaucoup plus sûre que l’Ukraine ».

À l’heure où personne ne peut savoir où s’arrêtera Vladimir Poutine, la Moldavie est en effet le pays le plus vulnérable face à un débordement de l’invasion russe hors d’Ukraine. Si elle a inscrit son statut de neutralité géopolitique dans sa Constitution et n’a jamais demandé à rejoindre l’Otan, la Moldavie est membre du Partenariat oriental de l’UE avec l’Ukraine et la Géorgie, elle a élu comme présidente Maia Sandu, une pro-européenne convaincue qui a fait une partie de ses études à Harvard (États-Unis), et c’est son Parti Action et Solidarité (PAS) qui a la majorité absolue au Parlement et qui contrôle le gouvernement. Dans la logique poutinienne, cela peut être vue comme une « dérive occidentale » inacceptable pour cette ancienne République soviétique, et une « erreur historique à corriger » au titre même titre que l’Ukraine.

Si l’armée russe prend Odessa, elle ira immédiatement faire la liaison avec la Transnistrie.

De fait, le Kremlin contrôle déjà la Transnistrie, région sécessionniste protégée depuis 1992 par la Russie, où stationnent 1500 soldats russes, officiellement en mission de « maintien de la paix », en réalité pour maintenir ce conflit gelé et garder la Transnistrie comme carte géopolitique et trou noir économique. Certains Moldaves comme Vlad, 36 ans, sont persuadés que si l’armée russe prend Odessa, « elle ira immédiatement faire la liaison avec la Transnistrie ».

Le 26 février était un samedi et Ion est allé au cinéma avec son fils de 15 ans, dont c’était l’anniversaire. Mais il avait emporté son passeport avec lui, « au cas où ». « Tous ceux que je connais ont déjà un pied dehors, prêts à quitter le pays si les Russes viennent jusqu’ici », confie-t-il. Comme lui, un million de Moldaves a le passeport roumain, donc de l’UE, et peuvent voyager et travailler en Europe. « Ici, personne ne se battra pour ce pays, on n’a pas d’armée, il n’y aura aucune résistance », estime-t-il. Les habitants et les autorités moldaves ont donc les yeux rivés sur Odessa, avec cette question stressante qui en empêche beaucoup de dormir : « Après les Ukrainiens, sommes-nous les prochains sur la liste ? »