Guerre en Ukraine (4/5) | les Églises orthodoxes en position délicate

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Toutes les Églises balkaniques condamnent la guerre en Ukraine, mais certaines hésitent à dénoncer explicitement l’agression russe, comme l’Église serbe, écartelée entre Moscou et Kiev. Sans oublier l’attitude incertaine des fidèles, parfois encore tentés par le soutien au « grand frère russe ».

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Traduit par Chloé Billon (article original) et adapté par la rédaction

Le 18 janvier 2019, Vladimir Poutine visitait la basilique Saint Sava de Belgrade en compagnie du feu patriarche Irinej
© Twitter / Kremlin

« Cette guerre provoque des morts et des divisions, et pas seulement entre nos frères russes et les Ukrainiens, elle risque de provoquer des morts et des divisions dans toute l’Europe, où nous pressentons une tragédie. » Dans son homélie prononcée le 6 mars en la cathédrale Saint-Sava de Belgrade, le chef de l’Église orthodoxe serbe Porfirije a mis en garde les fidèles orthodoxes, en répétant que tous les chrétiens priaient pour la fin de la guerre en Ukraine. Le patriarche a aussi rappelé que l’Église organisait une collecte de soutien, dont le fruit serait envoyé à l’Église orthodoxe ukrainienne rattaché au patriarcat de Moscou et à son chef, le métropolite Onufriy de Kiev.

De même, le métropolite Joanikije du Monténégro et du littoral, chef de l’Église orthodoxe serbe dans le petit pays, a souhaité le 27 février que cessent les opérations guerrières en Ukraine et que revienne « une paix fraternelle ». Joanikije a toutefois souligné combien le métropolite Onufriy était « écartelé », et lui a souhaité d’avoir la force « de conserver l’unité de son peuple et l’unité de l’Église orthodoxe ukrainienne, en communauté avec toutes les saintes Églises de Dieu ». Le métropolite Onufriy est à la tête de l’Église orthodoxe ukrainienne de Kiev, qui est restée loyale à l’Église russe, quand le patriarcat oecuménique de Constantinople a reconnu une Église orthodoxe d’Ukraine autocéphale en janvier 2019.

Les peuples ukrainien et russe sont issus des mêmes fonds baptismaux du Dniepr, et une guerre entre ces deux peuples est une répétition du péché de Caïn, qui a tué son propre frère par envie.

Il y a deux ans, le métropolite Onufriy a séjourné au Monténégro, prenant part aux processions organisées contre la loi sur les religions que le gouvernement de l’époque voulait imposer. Des relations étroites unissaient Onufriy et l’ancien métropolite serbe du Monténégro, feu Amfilohije. À l’inverse, avant sa reconnaissance canonique, l’Église orthodoxe ukrainienne autocéphale entretenait des relations avec l’Église monténégrine autocéphale qui, elle, n’est toujours pas reconnue par la communion des Églises orthodoxes.

« Défendant la souveraineté et l’intégrité de l’Ukraine, nous en appelons au président de la Russie et demandons que cesse immédiatement cette guerre fratricide. Les peuples ukrainien et russe sont issus des mêmes fonds baptismaux du Dniepr, et une guerre entre ces deux peuples est une répétition du péché de Caïn, qui a tué son propre frère par envie. Cette guerre n’est justifiée ni par Dieu, ni par les hommes », a déclaré le métropolite Onufriy dès le 24 février, prenant ses distance avec Moscou et appelant Vladimir Poutine à arrêter la guerre.

À l’inverse, le patriarche Cyrille de Moscou et de toute la Russie a ouvertement soutenu l’invasion russe dans son homélie du 6 mars à la cathédrale moscovite du Christ-Sauveur, citant comme raison la Marche des fiertés. Il a déclaré que s’il y avait la guerre, c’était parce que le Donbass et Louhansk ne voulaient pas de la Gay pride, « une valeur du monde occidental que nous imposent aujourd’hui ceux qui détiennent le pouvoir mondial ».

De son côté, le patriarche oecuménique de Constantinople, la plus haute figure de l’orthodoxie, a condamné sans appel l’invasion russe en Ukraine, la qualifiant de « violation des droits humains fondamentaux ». Cette position est partagée par les Églises orthodoxes de Finlande et même de Géorgie, cette dernière étant pourtant traditionnellement beaucoup plus proche de Moscou que de Constantinople.

Finir le boulot en Ukraine et détruire l’Otan et l’UE.

De même, le chef de l’Église orthodoxe roumaine a catégoriquement condamné la guerre menée par le Kremlin contre l’Ukraine. « Dès le début, le Patriarcat roumain a pris acte avec la plus grande inquiétude du début de la guerre en Ukraine, une guerre lancée par la Russie contre un État souverain et indépendant », a déclaré le patriarche Daniel. L’Église orthodoxe de Grèce, qui a été parmi les premières à reconnaître l’autocéphalie de l’Église ukrainienne, a également condamné sans ambiguïté l’invasion russe, alors que la Grèce accueille de nombreux réfugiés grecs de la région de Marioupol.

À l’inverse, le patriarche Teophilos III de Jérusalem et le patriarche Neofit de Bulgarie ont évité de condamner l’invasion, se contentant de déplorer « le conflit militaire en Ukraine ». L’Église orthodoxe d’Albanie, qui n’a pas reconnu l’Église ukrainienne, s’en tient également à une position prudente, appelant à la paix sans condamner l’invasion.

Ces divisions qui déchirent l’orthodoxie mondiale placent l’Église serbe dans une position délicate. Ses dirigeants évitent soigneusement de prononcer le terme d’« invasion » et tentent de conserver une difficile neutralité. Cependant, des organisations considérés comme proches de l’Église serbe au Monténégro ont organisé des rassemblements soutenant ouvertement la Russie et son président Vladimir Poutine. À Nikšić, le 6 mars, les participants ont appelé Vladimir Poutine à « finir le boulot en Ukraine et détruire l’Otan et l’UE ». Des manifestations semblables, encore plus massives, ont été organisées à Belgrade par des groupes d’extrême-droite.

C’est au nom de cette ‘solidarité orthodoxe’ que, malgré tout ce qui se passe en Ukraine, les destructions et les nombreuses victimes, beaucoup de Serbes et de Monténégrins prennent ouvertement le parti du ‘frère russe’.

Si l’Église orthodoxe serbe s’en tient officiellement à la neutralité, comme celle décidée par le chef de l’État, la majorité des Serbes et une partie des Monténégrins soutiendraient ouvertement la Russie, estime Draško Đenović, analyste des religions à Belgrade. Pour lui, les motivations des organisateurs des rassemblements en faveur de Poutine et de l’invasion russe en Ukraine sont la « défense de l’orthodoxie » contre « l’attaque de l’ennemi occidental », c’est-à-dire l’Union européenne et les États-Unis.

« L’atmosphère est similaire dans les rassemblements au Monténégro et à Belgrade, l’idée principale étant que la Russie serait la cible de sanctions occidentales pour la seule et unique raison que c’est un pays orthodoxe, à la différence de l’Ukraine, qui a une importante Église grecque-catholique. C’est au nom de cette ‘solidarité orthodoxe’ que, malgré tout ce qui se passe en Ukraine, les destructions et les nombreuses victimes, beaucoup de Serbes et de Monténégrins prennent ouvertement le parti du ‘frère russe’ », avance Draško Đenović.

Selon lui, il est difficile de prévoir si l’Église maintiendra sa position neutre au fil de l’évolution du conflit russo-ukrainien, car cela dépendra largement de la position des autorités politiques de Belgrade. « Si l’État serbe n’avait pas interdit le départ d’engagés volontaires, je suis relativement convaincu que de nombreux combattants seraient déjà partis se battre du côté russe, avec le soutien de l’Église. Comme l’État a fait savoir qu’il ne permettrait pas le départ de Serbes au combat, j’imagine que l’Église va se faire un peu plus discrète dans son soutien à la Russie. »

Représentant juridique du siège métropolitain du Monténégro et du littoral de l’Église orthodoxe serbe, l’avocat Dalibor Kavarić rappelle que la position officielle de l’Église sur la guerre a été communiquée par le patriarche Porfirije et le métropolite Joanikije du Monténégro, qui ont appelé à la paix et à la fin des combats et des destructions.

Pourtant, différents groupes proches de l’Église au Monténégro soutiennent ouvertement la Russie, comme Tvrdoš, les Stupovi, les Zavjetnici ou les Loups de la nuit, ainsi que les vétérans du Septième bataillon, une formation paramilitaire qui agissait sur le territoire monténégrin à la fin des années 1990 comme police militaire de Slobodan Milošević. « Les organisations que vous mentionnez, mais également les individus qui se présentent ou sont perçus dans l’opinion publique comme ‘proches de l’Église’, ne peuvent être proches de celle-ci que dans la mesure où ils respectent sa mission évangélique, ses positions clairement exprimées sur des questions importantes et qu’ils suivent ses enseignements de pardon et d’amour, de paix, de réconciliation et de fin de la guerre, ce qui est nécessaire non seulement en Ukraine et en Russie, mais également dans le monde entier », conclut Dalibor Kavarić.