Guerre en Ukraine (1/5) | À Tchernivtsi, la résistance s’organise partout

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Située au sud-ouest de l’Ukraine, à 40 km au nord de la Roumanie, au cœur de la Bucovine, la ville de Tchernivtsi est devenue un hub pour l’aide humanitaire et le transit des réfugiés. Dans cette zone pour l’instant épargnée par les combats, la mobilisation est partout, des initiatives personnelles aux groupes informels en passant par les familles et les entreprises. Reportage.

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Par Florentin Cassonnet

Au « Bureau des volontaires pour la défense de l’Ukraine ».
© Courrier des Balkans

On pense tout de suite à une fourmilière. Le rez-de-chaussée de ce vieil immeuble du centre de Tchernivtsi grouille de volontaires. Hommes et femmes de tous âges circulent difficilement entre les pièces et dans les couloirs étroits. Certains font rentrer des sacs, d’autres en sortent. Il s’agit de matériel humanitaire en provenance de Roumanie et des citoyens ukrainiens. Le long du couloir d’entrée, des herses et des étoiles crève-pneu en métal attendent dans des cagettes d’être emmenés aux check-points qui se multiplient de jour en jour le long des routes et à l’entrée des villes d’Ukraine.

Au fond d’un autre couloir, une vaste pièce où des femmes s’activent au milieu d’imposants tas d’affaires. Elles font du tri parmi les couvertures, les vêtements, les médicaments, la nourriture, les reconditionnent en paquets qui seront ensuite envoyés à Kiev, Jytomyr, Kharkiv, partout où il y en a besoin. Sur une table, des bottes militaires et des vêtements de camouflage. Une jeune femme fait une photo pour la poster sur une des nombreuses chaînes Telegram par lesquelles les Ukrainiens communiquent malgré la guerre. Pour dire à ceux qui sont au front : tenez bon, du matériel arrive. Devant le bâtiment, une voiture est en train d’être chargée. Elle ira à Kharkiv, sur le front est, où la guerre fait rage et où plus d’un million d’habitants luttent pour survivre.

L’endroit a été renommé « Bureau des volontaires pour la défense de l’Ukraine ». Le bâtiment a été construit il y a 130 ans, quand Tchernivtsi était la capitale de la Bucovine, une région aujourd’hui à cheval entre la Roumanie et l’Ukraine, qui faisait alors partie de l’Empire des Habsbourg. Certaines pièces du bâtiment dépérissaient depuis de longues années, il faut donc les remettre en état. Surtout le sous-sol. Car quand les sirènes retentissent, c’est là qu’il faut aller se réfugier, pour se mettre à l’abri d’éventuels bombardements.

Max, 28 ans, remonte de l’un des deux escaliers qui y mènent. Avec d’autres volontaires, il vient de finir d’installer les toilettes et un routeur wifi. « Ces sous-sols n’ont pas été utilisés depuis des années. Il faut qu’on rende le lieu habitable », explique-t-il. Il y a deux jours, la lumière et une arrivée d’eau ont été installées. Bientôt, une petite citerne d’eau potable sera mise en place. Dans la cour intérieure, on fabrique des bancs avec des palettes. Passer la nuit dans ce sous-sol bas de plafond et au sol en terre ne fait vraiment pas envie. Combien de personnes peuvent-elles y tenir ? « Autant qu’on pourra. S’il y a des bombes, on ne va pas compter. »

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Max travaillait dans un restaurant de Kiev, mais il a dû fuir le 2 mars. « Quand j’ai entendu les coups de feu près de chez moi, j’ai su que je devais partir pour mettre ma famille en sécurité. » Il a roulé jusqu’à Tchernivtsi avec sa compagne, leurs deux enfants de 6 et 18 mois et d’autres membres de sa famille. Douze personnes au total, dans un convoi de cinq voitures. « On est hébergés ici par des amis d’amis qui ne nous connaissaient même pas. » De nombreux habitants des régions pour l’instant épargnées par l’invasion russe ont fait de la place chez eux pour les moins chanceux, dans une entreprise collective de solidarité à la hauteur de l’enjeu, immense. « Je n’ai jamais vu autant d’unité entre les Ukrainiens », résume Max.

On ne se cache pas, on ne fuit pas, on attend l’appel.

Cette union nationale en surprend beaucoup. « Maintenant, on est hors de la politique », dit Misha, 40 ans, qui a quitté Jytomyr et se retrouve ici comme Max pour aider comme il peut. « Normalement, on déteste les policiers, aujourd’hui on leur dit bonjour », dit-il pour illustrer son propos. C’est dans cette concorde nationale et le large soutien international que les Ukrainiens puisent une grande partie de leur force pour résister. Comme beaucoup d’autres hommes et certaines femmes, Max se dit prêt à se battre. Il a encore beaucoup d’amis à Kiev, il voudrait les rejoindre. « On ne se cache pas, on ne fuit pas, on attend l’appel », dit-il d’un calme plat où se mêlent la détermination, la tristesse et la résignation de devoir faire quelque-chose à contre-coeur. « Je n’arrive pas à y croire, on vivait une vie moderne et on se retrouve pris dans une guerre d’un autre temps. »

Comme beaucoup d’Ukrainiens, il a de la famille en Russie, du côté de sa mère, des cousins dont certains ont son âge. « On leur envoie des photos, des vidéos de ce qu’il se passe ici, les destructions, les morts, ils ne nous croient pas. Ils pensent que ce sont des banderas [1] qui nous tirent dessus », confie-t-il, illustrant le fossé entre les réalités des gens en Ukraine et ceux vivant en Russie. L’information circule dans les cercles familiaux entre l’Ukraine et la Russie via les applications de messagerie, mais la désinformation est telle côté russe que, pour l’instant, les familles établies dans les deux pays restent divisées.

Ce bureau des volontaires n’est pas le seul de Tchernivtsi, il y en a un autre géré par les autorités municipales. « Mais il est moins efficace, c’est beaucoup de paperasse, car il est géré par les autorités de la ville », explique Sasha. C’est pour ça qu’elle a préféré venir ici, dans ce centre géré par la société civile qui compte 300 à 400 bénévoles. « Je suis choquée d’avoir seulement 20 ans et de devoir faire ça. » Cette étudiante en médecine à Tchernivtsi est en vacances, les cours doivent reprendre la semaine prochaine, mais elle va demander à son université la permission de suspendre ses études pour continuer à aider. « J’ai de nombreux contacts à l’étranger, donc j’ai pensé que je pouvais être utile ici », explique-t-elle. La majeure partie de l’activité de ces volontaires relève effectivement de la logistique et c’est en grande partie de l’étranger qu’ils peuvent recevoir ce dont ils ont besoin, quand toutes les chaines d’approvisionnement en Ukraine sont perturbées, si ce n’est pas interrompues.

Ce dont on a le plus besoin, ce sont des gilets par-balle et des casques.

« Des gens de toute l’Ukraine appellent pour nous dire de quoi ils ont besoins », explique Ruslan, 51 ans, assis devant un ordinateur, avec tableur et feuilles de papier pour prendre des notes. « Aujourd’hui, on envoie des médicaments à Kiev et de la nourriture à Kharkiv. » Les chauffeurs vont risquer leur vie quand ils approcheront des combats, mais il s’agit de suppléer au ravitaillement de zones encerclées par l’armée russe à l’heure où beaucoup de choses commencent à manquer. « Ce dont on a le plus besoin, ce sont des gilets pare-balles et des casques. » Ruslan aimerait aussi voir mis en place une zone d’exclusion aérienne, ce que se refuse à faire l’Otan, craignant que cela mène à une internationalisation du conflit.

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Dans la cour intérieure, des sacs de patates et des centaines de cagettes de tomates cerises sont entreposées, recouvertes d’une bâche pour les protéger de la neige qui tombe par intermittence. « Les tomates ont été confisquées d’un camion à destination de la Russie », confie Roman, avant d’être interrompu par un homme apparemment plus élevé dans la hiérarchie informelle qui s’est créée au fil des jours : « Il ne faut pas le dire, ça, tu dis juste qu’on va les emmener à la cantine qui fait à manger aux réfugiés ».

Roman, 53 ans, possède un garage à Tchernivtsi. Il a mis ses véhicules à disposition de ce centre d’aide pour emmener le matériel humanitaire dans les villes d’Ukraine. Et il « aide tout le monde », sans forcément facturer les réparations, les voitures étant aujourd’hui un instrument essentiel de survie pour la population. « Si les gens viennent avec des voitures chères, ils paient, s’ils sont pauvres, ils ne paient pas », dit-il.

Maintenant, on comprend les Syriens.

Comme le garage de Roman, de nombreuses entreprises ont réorienté leur activité pour se consacrer à la défense du pays, venir en aide aux Ukrainiens touchés par la guerre et soutenir les combattants. Direction la banlieue de Tchernivtsi, où une entreprise de matériel agricole a arrêté son activité, caché ses tracteurs et mis trois de ses camions poids lourds à disposition des autorités, « pour transporter ce qu’elles veulent », explique Alexandr, 36 ans, l’un des gérants.

La cantine de l’entreprise nourrit gratuitement environ 150 réfugiés qu’ils abritent dans un bâtiment transformé en centre d’hébergement. Un autre bâtiment qui était en chantier a été aménagé pour servir d’entrepôt de stockage des produits alimentaires en provenance d’Allemagne, de Roumanie, etc. Le chef de l’entreprise est un chrétien évangéliste et fait jouer ses réseaux internationaux pour attirer de l’aide de l’étranger.

Là aussi, c’est le matériel de protection qui manque le plus. « J’ai des amis au front et ils demandent des gilets pare-balles, des casques, des lunettes de vision nocturne », rapporte Alexandr. « L’État a donné des fusils, mais il faut plus d’équipement pour pouvoir combattre efficacement. » Il espère que ça ne durera pas trop longtemps, parce que l’activité étant suspendue, il n’y a plus de rentrées d’argent. Le fait que sa femme et son enfant soient en sécurité en Roumanie lui ôte un poids. Son collègue Volodymyr, lui, est plus inquiet, car sa femme ne veut pas partir sans lui, et ils ont deux enfants. C’est le déchirant dilemme auquel font fasse toutes les familles ukrainiennes aujourd’hui.

Dan Andreyko, 36 ans, était sur le point de terminer sa nouvelle boulangerie à Irpin, ville de l’agglomération de Kiev, quand la guerre a éclaté. Après avoir évacué sa famille à Khotin, ville à 50 km de Tchernivtsi, il est devenu transporteur. Avec son monospace de sept places, il a déjà fait deux allers-retours vers Irpin pour amener des vivres achetés sur le trajet et sortir des gens de cette ville bombardée par l’armée russe. L’armée ukrainienne a également fait sauter le pont d’accès à Kiev, pour ralentir la progression des forces russes vers la capitale.

Avec son frère Taras et trois autres chauffeurs, soit cinq véhicules au total, ils ont réussi à faire sortir 17 personnes au premier voyage, 30 au deuxième, des gens qui voulaient fuir les combats ou qui ont déjà vu leur immeuble touché par un bombardement. Le 4 mars, un immeuble d’habitation de 10 étages a été bombardé. « Maintenant, on comprend les Syriens », dit Dan. « Au premier voyage, nos voisins ne voulaient pas venir avec nous. Maintenant ils regrettent. Je ne suis même pas sûr qu’on arrivera à les évacuer à un prochain voyage, car il y a de moins en moins de voies de sortie et certains quartiers sont désormais quasiment impossible d’accès. »

Je sens que ce sera une épreuve d’endurance, car des gens qui au début voulaient rester finissent par vouloir partir.

Pendant qu’il raconte, le téléphone de Dan ne cesse de vibrer. Des centaines d’appels et de messages par jour, des gens qui lui demandent de l’aide. « Maintenant que mon numéro de téléphone circule, beaucoup de gens que je ne connais pas forcément m’appellent pour me demander des conseils, des infos sur les possibilités de transport. Hier, un père de famille a même pleuré au téléphone. J’ai l’impression de m’être transformé en psychologue. »

Dan est devenu à lui seul un centre d’appels, ce qui pose problème quand on conduit. Il est tellement pris qu’il a dû demander à sa famille d’arrêter de l’appeler pour pouvoir mieux se concentrer. Mais même en consacrant 100% de son attention, il y a trop à faire. « Tu te rends compte que tu ne peux pas aider tout le monde. C’est dur. Il y a des gens qui me demandent de les faire sortir, mais je ne peux pas. »

Pour l’instant, le moral est bon. « C’est le fait d’être ensemble et que nos soldats se battent, même si je ne sais pas combien de propagande il y a de notre côté pour que les gens ne se démoralisent pas. Mais je suis confiant, je sais que la situation intérieure en Russie va se dégrader », dit-il. « Je sens que ce sera une épreuve d’endurance, car des gens qui au début voulaient rester finissent par vouloir partir. » Pour l’instant, c’est cette force morale des Ukrainiens qui leur permet de tenir : toute la nation participe à la défense du pays, des civils répondent par milliers à l’appel de l’armée, que chacun travaille en bonne entente, mettant de côté les anciennes divisions, dans un but commun. Mais combien de temps cette énergie pourra-t-elle résister face au rouleau compresseur de l’armée de Vladimir Poutine ?

Ce jour-là, Dan est de repos. Son frère Taras est reparti avec quatre autres véhicules à Irpin pour évacuer d’autres gens qu’il amènera à la frontière roumaine. Trois jours plus tard, la mission est accomplie. « Ça nous a pris 15 heures pour revenir, c’est de plus en plus long avec les check-points et le danger à Irpin », confie-t-il après avoir déposé les gens qu’ils transportaient au poste-frontière, où des milliers de voitures font la queue jour et nuit pour fuir le pays, dans une fil qui s’étend sur sept kilomètres, soit 24 heures d’attente. Taras fera sa pause le lendemain. « C’est très dangereux maintenant. Un chauffeur de notre convoi a été blessé par un tir dans sa voiture. » En Ukraine, l’équation entre solidarité et sécurité devient chaque jour de plus en plus difficile à tenir.

Notes

[1Militants d’extrême-droite qui ont élevé en héros l’idéologue nationaliste ukrainien Stepan Bandera, collaborateur de l’Allemagne nazi, assassiné par les services secrets soviétiques en 1959. C’est cette poignée de militants que Poutine instrumentalise quand il dit qu’il vient « dénazifier » l’Ukraine.

[2Militants d’extrême-droite qui ont élevé en héros l’idéologue nationaliste ukrainien Stepan Bandera, collaborateur de l’Allemagne nazi, assassiné par les services secrets soviétiques en 1959. C’est cette poignée de militants que Poutine instrumentalise quand il dit qu’il vient « dénazifier » l’Ukraine.