Blog • Fake news : Sputnik prendrait-il le relais de Radio Free Europe ?

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En règle générale, pour ne pas perdre son temps, mieux vaut éviter les informations véhiculées par Sputnik. On est cependant amené parfois à le faire quand on ne se satisfait pas de l’impression qui semble s’imposer d’office. Ce fut mon cas récemment à propos d’un fait divers qui a enflammé les esprits en Roumanie...

Il s’agit de l’incident qui a eu lieu dans un cimetière des soldats de plusieurs nationalités tombés pendant la Première Guerre mondiale situé sur la vallée de l’Uz, à la frontière d’un département à majorité hongroise (Harghita) et d’un autre à majorité roumaine (Bacău). Le Courrier des Balkans l’a présenté, tel qu’il se donnait à voir : un enchainement de provocations de nationalistes bornés des deux bords désireux d’en découdre. Le lien proposé vers la vidéo du film des événements m’a permis de suivre en direct les invectives proférées par ces personnages parés du costume traditionnel paysan encadrés par des gros bras et autres popes aux barbes fleuries. Cela pour ce qui est des roumanophones puisque je ne comprends pas le hongrois, mais à regarder la mine des magyarophones qui entonnaient Notre Père dans leur langue il n’y avait pas d’illusion à se faire sur leur détermination. Bref, tout était vraiment réuni pour dégénérer... Du coup, en cherchant ailleurs, je suis tombé sur la couverture proposée par le canal en roumain de l’agence de presse officielle russe Sputnik. « Les patriotes roumains ont cassé le cadenas et ont forcé l’entrée [dans le cimetière] » titrait la dépêche datée du 6 juin. « Le jour sacré de l’Ascension a été marqué par un scandale monstre au cimetière-monument de la vallée de l’Uz (…) La mobilisation des Roumains [pour commémorer leurs héros] a dépassé toutes les attentes », concluait Dragoş Dumitru. « Cimetière profané avec l’argent de Hongrie » , renchérissait quelques jours plus tard l’auteur de l’enquête dans une autre correspondance.

Pour un observateur familiarisé avec la région, ce n’est pas très compliqué de deviner les raisons du parti pris favorable aux « patriotes roumains » des journalistes de l’édition en langue roumaine de Spoutnik. Cette édition est destinée au public de la République de Moldavie et, depuis février 2016, également au public de Roumanie, public qui est plus difficile à conquérir à cause du poids de l’anti-russisme dans le corpus national de ce pays. Formés dans la hantise des velléités de sécession de l’« ennemi de l’intérieur » hongrois, les Roumains ne sauraient rester indifférents à une telle marque de sympathie. A cela se limite l’effet recherché par la couverture des incidents de la vallée de l’Uz. En effet, la même Hongrie, accusée ici d’avoir financé la profanation du cimetière, bénéficie dans les éditions française et roumaine du même Sputnik, puisqu’il n’y a pas d’édition en hongrois, d’un traitement très favorable dès lorsqu’il est question de l’illibéralisme de Victor Orban, des positions « courageuses » adoptées contre Bruxelles et l’invasion des migrants, des bons rapports avec Poutine, des interventions au secours de la petite minorité hongroise de la Transcarpathie ukrainienne présentée comme victime, à l’instar de tant de russophones, des « fascistes » de Kiev. A vrai dire, ce traitement est du même ordre que celui réservé à la politique roumaine, quand bien même les relations avec ce pays sont plus problématiques. Les clins d’œil complices à tel ou tel ponte du Parti social-démocrate confronté aux libéraux prêts à vendre leur pays aux étrangers, la dénonciation des agissements des intellectuels à la solde de Soros, les hommages rendus à l’Eglise orthodoxe gardienne des valeurs contre l’Occident décadent sont des signes qui ne trompent pas. Certes, il faut un peu plus pour surmonter les réticences du public roumain mais force est de constater que Sputnik est déjà en train de marquer des points. La façon bienveillante avec laquelle l’agence russe a couvert le fameux incident de la vallée de l’Uz n’est pas passée inaperçue en Roumanie, même si le quotidien Adevărul a pointé le « ton unilatéral » du reportage qui a privilégié le point de vue des « associations d’extrême droite » roumaines.

Le nouveau profil de Radio Free Europe

Evidemment, me dira-t-on, dans « fake news » il y a aussi « news », dans « désinformation » il y a « information », autant dire que Sputnik occupe un créneau et pour cause. Tout récemment, on a d’ailleurs pu le constater grâce au succès de son édition française auprès de certains « gilets jaunes ». Aussi, les raisons ne manquent pas pour se demander si Sputnik n’était pas en train de prendre en quelque sorte le relais de la Radio Free Europe d’antan ?

La lutte contre le communisme fut l’objectif initial de cette radio financée par le Congrès nord-américain dès sa fondation au tout début des années 1950. Après les accords d’Helsinki, en 1975, l’accent fut davantage mis sur le respect des droits de l’homme. Si elle n’a pas inauguré ni eu le monopole pendant la guerre froide et ses relances ultérieures de ce que l’on peut appeler au sens large aujourd’hui les fake news, cette radio en a émis à son tour en profusion de différentes manières, en critiquant par exemple à volonté les tares du camp communiste tout en taisant celles du monde non communiste présenté souvent abusivement comme démocratique. La rumeur assurait autrefois avec autant de rapidité que les médias dits sociaux d’aujourd’hui la propagation d’informations qui pouvaient prendre en bout de course des formes méconnaissables. Avec l’écrasement de la révolution hongroise de 1956, la déception fut grande parmi ses auditeurs auxquels on avait auparavant instillé subrepticement l’espoir d’une intervention militaire occidentale. Les stratégies adoptées au fil du temps et des pays eurent parfois des effets retors dont les conséquences se font sentir jusqu’à nos jours. En montant en épingle les bravades d’un Ceauşescu contre Moscou dans la foulée de sa condamnation de l’invasion de la Tchécoslovaquie, Radio Free Europe a contribué à sa façon à la relance durable d’un nationalisme roumain à peine caché par le verbiage communiste, ce qui facilitera le retour brutal à l’orthodoxie stalinienne et tuera dans l’œuf les tentatives de contestation.

Après l’inévitable déclin entrainé par les changements survenus en 1990, Radio Free Europe finira par acquérir un profil quelque peu paradoxal. Dans le paysage médiatique postcommuniste où le fait divers règne en maître et dont les invectives échangés entre politiciens corrompus constituent les moments forts, la radio qui au départ se faisait volontiers le porte-voix d’un anticommunisme primaire tous azimuts fait aujourd’hui plutôt figure de gardienne de valeurs peu ou prou progressistes et même de modèle en matière d’éthique professionnelle. Certes, ceci ne saurait porter à conséquence en raison de son audience limitée. De toute évidence, avec Radio Free Europe et ses consœurs nous sommes à la fin d’un cycle dont on connaît les tenants et les aboutissants. La vraie question porte sur le cycle qui commence, celui des perdants de jadis, un cycle qui risque de nous réserver des surprises et qui appelle à la vigilance…