Exilés bloqués en Bosnie-Herzégovine : terminus Bosanska Bojna

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Plusieurs milliers d’exilés s’entassent toujours dans le canton d’Una-Sana, à la pointe nord-ouest de la Bosnie-Herzégovine, malgré la fermeture des frontières et l’apparition de routes alternatives par la Serbie et la Roumanie. Un calme précaire prévaut à Bihać.

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Par Jean-Arnault Dérens et Simon Rico

La frontière de l’Union européenne, au bout du village de Bosanska Bojna
© Simon Rico / CdB

Cet article est publié avec le soutien de la Fondation Heinrich Böll (Paris)


Des familles entières marchent sur la route écrasée de chaleur. Une femme avance en tentant de se protéger du mordant soleil avec un parapluie, un garçonnet accroché à sa main. En cet après-midi d’été caniculaire, les températures frôlent les 40°C. Certains font la pause assis sous les arbres, cherchant un peu d’ombre. À côté d’eux, de lourds packs d’eau minérale ramenés de Vrnograč, la bourgade la plus proche, à plus de cinq kilomètres, où subsistent quelques commerces leur permettant de se ravitailler.

Sur les collines de Bosanska Bojna, la plupart des maisons sont abandonnées. Les habitants ont fui durant la guerre de 1992-95, quand les combats faisaient rage dans cette zone voisine de la Croatie, déchirée par les affrontements entre factions bosniaques rivales. Ici, l’approche de la frontière de l’Union européenne a des allures de fin du monde. Après une dernière montée, la route est coupée par une barrière rouillée et une motte de gravas. À côté, une guérite abandonnée surplombée du drapeau bosnien. De l’autre côté, c’est la Croatie, dont l’entrée est à peine protégée par une camionnette de la police.

Le village de Bosanska Bojna est devenu l’un des points de ralliement des exilés qui veulent tenter le « game », essayer de passer en Croatie. Selon Laura Lungarotti, la cheffe de l’Organisation internationale des migrations (OIM) en Bosnie-Herzégovine, 300 personnes vivraient dans ce village isolé du canton d’Una-Sana, tout à la pointe nord-ouest de la Bosnie-Herzégovine. En majorité des familles à qui l’on a refusé l’accès aux camps officiels.

Ici, rien n’est prévu pour accueillir les exilés, dont beaucoup d’enfants en bas âge, qui doivent survivre dans les maisons en piteux état, depuis longtemps vidées de leurs habitants. « Les migrants veulent être proches des frontières, ils préfèrent rester libres de leurs mouvements », avance Laura Lungarotti. L’OIM enverrait régulièrement des équipes mobiles à Bosanska Bojna, mais la zone est officiellement placée sous la gestion du Service pour les étrangers (Sluzba za poslove sa strancima, Service for Foreigners Affairs, SFA), qui dépend du ministère de la Sécurité de Bosnie-Herzégovine. En cet après-midi torride, aucun fonctionnaire n’est visible.

La mécanique perverse des camps

Les quelques ONG qui opèrent encore dans le canton d’Una-Sana viennent aussi apporter un peu d’aide aux familles de Bosanska Bojna. Les volontaires de No Name Kitchen distribuent des vivres et de la nourriture, tentant de pallier les carences des pouvoirs publics bosniens. Un médecin allemand habitué des missions humanitaires raconte à Info Migrants que de nombreux enfants de Bosanska Bajna souffrent de syndromes dépressifs. « Ils sont hyperactifs ou reclus, certains ne parlent pas et ne regardent jamais dans les yeux. Ces symptômes sont des signes de traumatismes psychologiques », note Gerhard Trabert.

Ces derniers mois, la police de Bosnie-Herzégovine a procédé à de nombreuses rafles dans le village, pour vider les squats et « relocaliser » les familles dans les camps de Sedra et Borići, près de Bihać. Mais avec la fermeture annoncée fin juillet du camp de Sedra, plus aucune entrée n’est possible dans ces deux centres d’accueil. De toute façon, ces actions ne poursuivaient aucun objectif humanitaire : il s’agissait avant tout de rassurer les riverains. L’OIM propose des « retours volontaires », permettant aux exilés qui renonceraient à leur projet de départ de revenir chez eux, mais les résultats sont faibles, malgré l’importante communication déployée dans les camps officiels. « Depuis 2018, il y en a eu un peu plus de mille, dont environ 200 en 2021 », reconnaît Laura Lungarotti.

Juste en face de Bosanska Bojna, côté croate, se trouve la ville thermale de Topusko. C’est là, dans un vieil hôtel de l’époque socialiste, que se trouve la base de la mission Koridor, cette unité secrète mise en place par Zagreb pour protéger la frontière de l’Union européenne. « On constate une présence policière massive dans la station, ainsi que dans le village de Donji Lapac, plus au sud », explique Maja Osmančević, de l’Initiative Dobrodošli (« Bienvenue »). Les policiers impliqués dans Koridor seraient les principaux responsables des mauvais traitements infligés aux exilés lors des pushbacks illégaux.

Fragile accalmie

Ces derniers mois, tous les témoignages confirment néanmoins que l’on passe « un peu mieux » que précédemment. Une situation qui s’explique par deux raisons : désireuse d’adhérer à l’espace Schengen, la Croatie aurait fini par prendre en considération les rapports accablants des ONG et de nombreuses organisations internationales et semble donc « modérer » quelque peu la violence de sa police. De plus, la convention bilatérale de réadmission entre l’Italie et la Slovénie a été suspendue. Ce texte de 1996 permettait le renvoi rapide des exilés d’un pays à l’autre, sans tenir compte des règles européennes de Dublin III, ni même des conventions internationales sur le droit d’asile.

Ces derniers mois, une véritable « chaîne » s’était mise en place, les réfugiés étant renvoyés sans autre forme de procès d’Italie en Slovénie, puis de Slovénie en Croatie et enfin de ce dernier pays vers la Bosnie-Herzégovine. Saisie en procédure d’urgence par des ONG, la justice italienne a fini par reconnaître que ces pratiques étaient illégales et a même condamné l’État à faire revenir en Italie à ses frais un réfugié renvoyé en Bosnie-Herzégovine. « En ce moment, les arrivées sont à la hausse », confirme Gianfranco Schiavone, président du Consortium italien de solidarité (ICS) de Trieste. « Mais le gouvernement menace toujours de réactiver la convention bilatérale et de redéployer des patrouilles mixtes italo-slovènes, ce qui devrait durcir la situation à la frontière. » Selon la mécanique bien connue des dominos, si l’issue italienne se ferme davantage, la situation se tendra rapidement sur l’ensemble de la route des Balkans.

« En ce moment, il y a environ 3000 exilés dans le canton d’Una Sana, dont les deux tiers dans les squats et les jungles », explique Roberta Gentili, du Border Violence Monitoring Network. Depuis que le SFA a repris le contrôle des camps officiels à l’automne 2020, l’objectif est de les vider et d’éloigner les exilés des centres urbains pour les invisibiliser. « L’ouverture de Lipa s’inscrit dans cette logique », poursuit Roberta Gentili. Ce camp a été installé dans un ancien village serbe, déserté de sa population depuis la guerre, à 25 km de Bihać et de Bosanski Petrovac. Ici aussi il n’y a rien, et les exilés doivent marcher des kilomètres pour trouver le moindre commerce. Après l’incendie de cet hiver, les autorités bosniennes construisent des installations en dur. « Quand l’OIM l’a ouvert durant le premier confinement, c’était pourtant censé être temporaire », rappelle l’activiste italienne.

Un sas à peine entrouvert

Sous la canicule, les jeunes Afghans et Pakistanais sont les seuls à oser s’aventurer à pied dans les rues de Bihać et le long des routes. Ils n’ont guère le choix : l’accès aux transports publics leur est interdit dans le canton d’Una-Sana et les taxis menacés de lourdes amendes en cas de contrôle policier avec l’un d’eux à bord. Ce début d’été, pourtant, la situation semble calme, s’étonne presque Marine Corre, une volontaire bretonne installée à Bihać depuis plusieurs années. Le principal organisateur des manifestations de riverains opposés aux migrants a été victime d’un AVC quelques mois après avoir pris une lourde claque aux élections municipales de l’automne 2020.

Dans le canton d’Una-Sana, les volontaires redoutent cependant qu’il ne s’agisse que d’un calme temporaire, « avant la tempête ». « À Bihać, beaucoup de gens ont une attitude négative envers les exilés, alors qu’eux-mêmes ne songent qu’à partir à l’étranger », poursuit Marine Corre, qui a monté une organisation visant à impliquer les jeunes habitants de la ville dans des projets culturels, avec l’espoir aussi de créer au sein du lien social avec les exilés. Coincée à la pointe nord-ouest de la Bosnie-Herzégovine, Bihać semble une ville oubliée, et il est plus long de se rendre à Sarajevo qu’à Zagreb ou Ljubljana.

Ici, la situation dépend toujours des complexes jeux politiques bosniens. Les autorités de Republika Srpska (RS), l’entité serbe, refusent toujours l’ouverture de centres d’accueil et « l’installation » de réfugiés sur leur territoire. C’est pourtant par là qu’arrivent tous les exilés, essentiellement de Serbie. Négligente ou corrompue, la police de RS laisse souvent faire – sauf dans le secteur de Čajniče, où de nombreux et violents renvois illégaux sont attestés vers le nord du Monténégro.

« Il est de notoriété publique que la police de RS renvoie systématiquement les réfugiés vers le territoire de la Fédération », explique Laura Lungarotti. Sans que les autorités de l’entité croato-bosniaque ne s’en indignent, et les candidats à l’exil s’empressent de rejoindre le canton d’Una-Sana, qui demeure toujours le principal sas, à peine entrouvert, de la route des Balkans vers l’Union européenne.