Blog • Eugène Ionesco : un remède contre les totalitarismes, hystéries, épidémies...

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La troupe du Théâtre de la Ville de Paris a repris, début février, la pièce Rhinocéros de Ionesco dans une mise en scène d’Emmanuel Demarcy-Mota, qui l’avait montée pour la première fois quinze ans plus tôt. Sans que le spectacle ne prenne aucune ride, le texte continue d’interroger, générations après générations, non seulement la montée du nazisme mais aussi les hystéries collectives et les épidémies qui secouent nos sociétés, comme le soulignait déjà le célèbre dramaturge né en 1909 en Roumanie.

Eugène Ionesco
DR

Au théâtre du 13è Art, les représentations de Rhinocéros se succèdent accompagnées d’une multitude d’événements dans le 13ème arrondissement de Paris : « consultations poétiques » dans des lieux probables et improbables -comme une bibliothèque ou une libraire ou encore un centre commercial, un café, etc.-, lectures, rencontres et ateliers destinés à « se donner le temps de la réflexion ». Notamment sur l’appartenance de l’espèce humaine au règne animal et les rapports entre les hommes et les animaux qui n’ont pas cessé d’évoluer ces dernières décennies.

Le programme « Arts & Sciences » du Théâtre de la Ville, fruit de la collaboration entre un scientifique et un artiste, propose des rencontres autour de nombreux thèmes liés aux enjeux de notre planète et à nos interrogations sur l’environnement.

L’homme et l’animal vivent-ils sur la même planète ?

Spectacle mis en scène par Emmanuel Demarcy-Mota
© Théâtre de la ville

A la fin d’une des représentations, le metteur en scène Demarcy-Mota convie deux scientifiques à échanger avec le public autour de « L’homme et l’animal » dans un débat mêlant arts et sciences. L’occasion d’une belle joute entre trois orateurs inspirés...

Depuis plusieurs années, le Théâtre de la Ville a tissé une relation particulière avec Jean Audouze, astrophysicien et président de l’association Prévenance. Cette rencontre entre l’art et la science pourrait sembler artificielle mais elle est plus profonde que ça !

Comme il le précise derechef, les scientifiques et les artistes travaillent de la même façon : la vertu des créateurs passant à ses yeux par leur curiosité pour mieux apprendre, comprendre, imiter... Selon l’astrophysicien, Ionesco fait ainsi montre d’une démarche scientifique avec la volonté d’explorer et de comprendre l’environnement des êtres humains.

Chaque rencontre sur des thématiques différentes est l’occasion pour J. Audouze d’inviter à son tour d’autres scientifiques qui pratiquent ce « pont » entre l’art et la science. C’est donc Georges Chapouthier, biologiste et philosophe, directeur de recherche émérite au CNRS, qui partage avec l’assistance ses réflexions sur la question de savoir si l’homme et l’animal vivent ou non sur des planètes différentes.

Au cours de la soirée, il passe en revue trois thèses apparues au cours de l’histoire de l’humanité. La première, et la mieux partagée par les civilisations et les religions, est celle de l’animal-homme « humanisé ». On retrouve ce concept dans la tradition de la littérature des procès d’animaux. En effet, dans les fables et les contes, les animaux sont souvent humanisés.

Dans l’Egypte ancienne, dans la Grèce antique aussi, il n’est pas rare que des dieux se transforment en animaux pour séduire les hommes. Dans les religions polythéistes, on considère par ailleurs que l’âme de l’homme se réincarner dans des animaux.

En revanche, dans les religions du Livre avec un seul dieu, l’universitaire relève une coupure très claire entre l’homme et l’animal. Selon Descartes, l’animal est une machine pure, un objet, un automate. L’homme se différencie des animaux par son âme.

Spectacle mis en scène par Emmanuel Demarcy-Mota
© Théâtre de la ville

Enfin, notre époque considère l’animal comme un être sensible. Proche de l’homme sans être totalement identique. L’homme est comme les animaux dans le sens où il mange, dort, se comporte plus ou moins comme eux. En revanche, sur le plan de l’intelligence, la coupure n’est pas aussi nette qu’il pourrait le paraître.

En effet, selon l’éthologie qui étudie les comportements des espèces animales dans leur milieu naturel, les animaux font des choix esthétiques, utilisent des moyens de communication, etc.

Le biologiste et philosophe décrit l’espèce humaine comme très proche des animaux avec des caractéristiques qui lui sont propres : un cerveau particulièrement juvénile et des technologies que les animaux n’ont pas. L’homme est très joueur -et pas uniquement pendant son enfance- et donc très adaptable et modifiable, en bien ou en mal !

La plupart des espèces animales ne jouent que lorsqu’ils sont jeunes. A l’âge adulte, leur comportement devient rigide. Les hommes, eux, jouent à tous les âges ...

Le biologiste note néanmoins que deux espèces animales sont aussi juvéniles que les hommes : les chiens et les chats qui s’amusent jusqu’à la fin de leur vie !

Chaque espèce sur terre a développé un mode d’action pour subsister et les vertébrés, qui ont un gros cerveau, vont survivre par une intelligence magistrale. Parmi ces derniers, les hommes ont développé une intelligence intellectuelle qui leur permet de concevoir la théorie, de transmettre par un langage, de fabriquer des outils. L’être humain est, a priori, la seule espèce à essayer de transcrire ce qu’il conçoit dans des mémoires artificielles : l’écriture, l’imprimerie, l’ordinateur, etc.

Mais le temps où les scientifiques prenaient l’homme pour un être supérieur est dépassé. G. Chapouthier souligne combien les aspects moraux de l’humain sont peu brillants et son extrême plasticité l’entraîne dans un va-et-vient incessant d’un côté à un autre de la morale...

L’homme est-il un animal raté qui va vers sa perte ?

Dans sa pièce, Ionesco pose la question de la place de l’homme par rapport à l’animal. L’homme est-il capable de détruire la planète ? De ce fait, il ne serait pas éternel...

L’homme est-il la seule espèce capable de détruire beaucoup d’espèces animales ?

L’homme a un cerveau extrêmement plus fort que celui des animaux qui n’ont pas la puissance cérébrale (sauf à de très rares exceptions) nécessaire pour créer des œuvres artistiques. La notion de l’art peut donc s’appréhender par ce qui peut être conceptualisé par l’homme pour en faire une chose artistique.

La pièce, écrite en 1958, aborde la question de l’indicible et de la capacité de destruction de l’homme qui n’a fait que s’accroître depuis la Seconde guerre mondiale. Plus de soixante ans plus tard, elle résonne terriblement contemporaine à un moment où la rapidité de destruction des espèces est manifeste et mesurée par les scientifiques. Le germe de la destruction de l’être humain, devenu l’espèce dominante, va peut-être de paire avec la courbe exponentielle du nombre d’hommes sur terre.

L’oeuvre de Ionesco, inscrite dans le XXe siècle, témoigne de ses horreurs et appelle à la vigilance, la résistance pour le siècle présent, comme le souligne E. Demarcy-Mota. Depuis plus de vingt ans, le metteur en scène continue avec la troupe et les comédiens qui l’accompagnent à chercher et expérimenter des formes artistiques et des œuvres, à questionner le rapport entre la vie, l’humanité et le théâtre.