Blog • Être « social-hippy » dans la Roumanie de Ceauşescu

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Malgré le contrôle absolu qu’ils exerçaient sur le pays, les communistes roumains demeuraient isolés et inquiets devant la perspective de la perte de leur pouvoir à l’épreuve des réformes qui s’imposaient et d’une jeunesse de plus en plus éprise de liberté. Ainsi s’explique le retour à l’ordre moral prôné dans la fameuse campagne « pour la salubrité publique » de mars 1970.

Scène du film culte de Lucian Pintilie

En mars 1970, « le comité municipal de parti de Bucarest informe que dans la capitale se déroule une large action dans le but de dépister et d’isoler des éléments coupables d’hooliganisme, parasitaires et décomposés moralement, sans occupation, de combattre ceux qui perturbent l’ordre public et qui ont une tenue extérieure stridente. L’action était menée par trente-huit équipes composées de jeunesses communistes et de gardes patriotiques, appuyées par la force publique de la Milice en cas de besoin. Dans les filets de ces équipes parapubliques furent prises 3 453 personnes », écrit Traian Sandu dans le papier paru sur le blog il y a quelque jours dans lequel il revient sur les formes de contestation dans les années 1970.

Ayant été une de ces 3 453 personnes, je tiens à le remercier à double titre. D’une part, pour ces détails qui reconstituent le contexte de ma mésaventure et, d’autre part, pour le rappel d’un aspect trop souvent oublié sinon occulté du cours politique inauguré sous Ceausescu, la restauration de l’ordre moral qui accompagne sa soi-disant « révolution culturelle ». Celle-ci relève à mes yeux davantage d’une « révolution conservatrice » sui generis. Malgré le contrôle absolu qu’ils exercent sur le pays et la popularité acquise récemment grâce à la condamnation de l’intervention soviétique en Tchécoslovaquie, les communistes roumains demeurent isolés et inquiets devant la perspective de la perte de leur pouvoir à l’épreuve des réformes qui s’imposent. Aussi, pour le conserver, la restauration par différents biais des valeurs conservatrices sera un moyen d’une redoutable efficacité. A bien des égards, ces valeurs feront bon ménage avec un certain puritanisme des membres de l’appareil issus du monde paysan.

L’interpellation

Voici le récit du fait divers dont j’ai été le héros involontaire il y a cinquante ans.

En m’engageant sur le boulevard à la sortie des cours, Piaţa Universităţii, j’ai ressenti comme une montée d’adrénaline en moi quand plusieurs passants m’ont averti du « danger » qui me guettait sans hésiter cependant à poursuivre mon parcours habituel vers Piaţa Romană. C’était mon territoire, j’avais déjà eu affaire aux flics et je savais comment les retourner. Une fois interpelé, par des flics en uniforme, les « jeunes » censés représenter l’opinion publique s’étant contenté de quelques remarques à voix basse, on s’est dirigé vers le poste de milice, rue Iorga, où j’allais être interrogé jusque tard dans la nuit à cause des raisons que j’avais données pour ne pas me faire couper les cheveux. Mes interlocuteurs étaient des gradés, tous en civil, et, comme j’allais l’apprendre par la suite, des journalistes. Certains semblaient agacés par mes arguments et mon refus d’obtempérer, d’autres cherchaient à me pousser à la faute, d’autres encore, l’air peiné, me conseillaient à demi-mots de laisser tomber pour éviter les complications. Le fruit de nos « débats » je l’apprendrai quelques jours plus tard par la presse.

La campagne de presse

Le premier article est paru dans Scînteia tineretului (l’« Etincelle de la jeunesse », organe de l’Union de la jeunesse communiste, traduction de l’homologue russe Iskra) jeudi 12 mars 1970, p. 1 et 2 sous le titre « Rendre moralement salubre la rue : une action à laquelle nous devons tous participer ». Il est signé par Nicolae Arsenie, Mircea Tacciu si Adrian Vasilescu. Voici le passage me concernant :

« Et comment ne pas se poser de sérieuses questions devant la ressemblance entre l’image que certains jeunes bien préparés et dotés d’une riche culture se donnent d’eux-mêmes, victimes de caprices de la mode, et ceux vêtus de jeans crasseux en signe de reconnaissance. Et ceci surtout quand le jeune sans feu ni lieu, désoeuvré, méprisant le travail, l’honnêteté et l’humanité et, mettons, l’étudiant – par bonheur, le seul exemple nous a été offert par Trifon Sorin de la Faculté de langues romanes – se revendiquent du fondement théorique de la même mentalité et l’invoquent pour argumenter leur tenue en totale discordance avec le bon sens ?
 Hippy, monsieur, n’est-ce pas aussi un mouvement social, révolutionnaire ? Ne luttent-ils pas pour la pureté…

Naturellement, ces arguments de l’étudiant en totale contradiction avec la réalité, acquis probablement en feuilletant des publications sans réaliser le caractère de diversion sociale, l’aspect extrémiste de facture ultraréactionnaire de ce mouvement dans le monde capitaliste, nous conduisent à nous interroger sérieusement sur les activités déployées par l’association de cette faculté, sur sa façon d’aider les étudiants à se renseigner avec exactitude, scientifiquement et avec discernement sur certains phénomènes contemporains qui ne peuvent pas ne pas intéresser les jeunes. »

Les second papier, signé Mihai Caranfil, est paru mercredi 18 mars dans Scînteia (tout court, l’organe du comité central du Parti communiste roumain) à la p. 4, dans la rubrique « L’homme face à lui-même » avec le titre « Les chevaliers sans gloire du tournoi sur l’asphalte ».

« Surgi de quelque part de la foule qui arpente la rue, se détache un spécimen tout à fait bizarre, contrastant violemment avec les passants… Un visage âpre, pas rasé, mais avec de longs cheveux bouclés flottant sur les épaules. On ose à peine à l’croire, mais on fait face à un étudiant – qui, de surcroît, étudie les sciences humaines.
 Es-tu hippy… j’interroge Sorin Edmond Trifon.
 Non, se rétracte l’étudiant en langues romanes- au courant des faits de cette catégorie parasitaire, violente, si anti-humaine, le produit d’un autre paysage social.
 Alors ?
 Il existe le conformisme et le non-conformisme, se lance « théoriquement » mon préopinent, qui attirent les regards réprobateurs de ceux qui nous entourent. Eh bien, mes cheveux longs n’ont rien en eux-mêmes de non-conformiste mais peuvent remuer un peu la cervelle de quelques-uns, de par leur simple existence. Ceci ne me semble pas une mauvaise chose.
Pourquoi cela ne lui semble-t-il pas une mauvaise chose ? Il souhaite remuer quelques cervelles « conformistes ». Par conséquent, il se considère nonconformiste ; nonconformiste vis-à-vis de qui ? Vis-à-vis de la société qui lui assure des conditions optimales d’instruction, le met en contact de hautes valeurs de l’humanisme ? Le désir de s’affirmer, de se mettre en avant, (sortir du lot) est un trait naturel, positif de la jeunesse. La question est : par quels moyens ?
Gênante confusion, lamentables efforts que de tenter de « remuer » ceux qui t’entourent avec des « cheveux non conformistes ».

Une certaine notoriété de « social-hippy »…

Cette publicité dont je me serais bien passé vu la manière ridicule de présenter mes arguments ne portera pas à conséquence. A la fac, je savais qu’ils n’arriveraient pas monter mes collègues contre moi dans une réunion publique et même le vice-recteur, croisé dans un couloir, m’a expressément rassuré. Dans certains milieux, cette histoire me procura même une certaine notoriété de « social-hippy » qui n’était pas pour me déplaire. Plus tard, je comprendrai les raisons de ma désinvolture. Au cours des années précédentes le climat s’était détendu, les langues s’étaient déliées, certains sentaient que l’argumentation légaliste pouvait porter, que la critique pouvait passer. La charge critique contre la milice, la justice, l’école, la presse et autres institutions « populaires » et « socialistes » censées instruire la jeunesse du film « Reconstituirea » (la reconstitution) le suggérait à sa façon. Dans le même temps, le fait que ce film culte réalisé en 1968 par Lucian Pintilie fût retiré des salles peu après la première qui avait eu lieu en ce début de l’année 1970 aurait dû nous mettre la puce à l’oreille.

Toujours est-il que l’on assistera désormais à un tournant dont on mettra un bon moment à comprendre la gravité. Il devenait de plus en plus clair qu’il était vain de contester ce régime en argumentant contre lui sur son terrain. Il fallait l’attaquer de front, ce qui signifiait s’exposer à de graves dangers et à l’isolement comme on a pu le constater à partir du moment Goma en 1977. Il était inutile de chercher à discuter de quelque façon que ce soit avec un tel régime politique. Aussi, nombreux furent ceux qui se résigneront, d’aucuns sombreront dans des dérives éthyliques, d’autres se perdront dans des errances métaphysiques… Non moins nombreux furent ceux qui, en raison de leur appétence pour le nationalisme agressif, la haine de l’étranger, l’amour inconsidéré pour les traditions patriarcales, ne trouveront rien à redire du nouveau cours de l’histoire roumaine du temps de Ceauşescu. Le fait que depuis 1989 le débat public interne porte surtout sur la question de savoir si Ceauşescu était vraiment nationaliste ou tout simplement communiste ou encore la nostalgie croissante pour l’ordre moral d’antan le suggèrent.

Voici donc le récit de ma mésaventure. J’attends maintenant le papier sur la question promis par Traian Sandu que nous publierons prochainement...
Nicolas Trifon
Paris, le 29 mai 2020